“Oxir be Rubar, oxir be Şervano !” (Repose en paix Rubar, repose en paix toi le combattant) écrit le 03 novembre 2019 Ersin Çelik, réalisateur kurde, sur sa page Facebook. En dessous du message s’affichent les photos d’un jeune homme charismatique, sourire aux lèvres mais regard grave. L’une des photos le montre en tenue de combattant du PKK, tandis qu’une autre est prise sur le tournage du film Ji bo Azadiye – La fin sera spectaculaire, œuvre de fiction sortie en 2019 qui retrace la résistance du quartier de Sur de Amed (Diyarbakir) en 2015–2016 face aux attaques de l’armée turque qui cherche à exterminer les militant.e.s qui y ont déclaré l’autogestion.
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Combattant devenu acteur pour jouer le rôle d’un leader de la guérilla à Sur, puis lui même tombé martyr le 25 octobre 2019 aux côtés de quatre autre combattant.e.s dans des affrontements avec l’armée turque, l’histoire de Rubar Shervan interroge. Nous avons demandé à Ersin Çelik de nous en dire davantage sur lui.
« Rubar Shervan (Cihan Sever) est originaire de Van, une des villes les plus froides du Kurdistan nord (Bakur, partie du Kurdistan occupée par la Turquie). Il a quitté cette région glaciale pour rejoindre une des régions les plus chaudes du Kurdistan, animé d’une passion, d’un sentiment et avec un objectif. Il est venu à Kobanê en 2014–2015 afin de combattre Daesch, ce qu’il n’a cessé de faire au Rojava et dans le nord de la Syrie jusqu’à notre rencontre. Je sais qu’il a été blessé plusieurs fois.
Nous nous sommes rencontrés en octobre 2017 à Kobanê alors que les préparatifs du film étaient déjà entamés. Nous cherchions des acteurs amateurs car nous voulions capter des émotions authentiques, avec des personnes les plus proches possibles à la fois de ce qui s’était passé à Sur et de la subjectivité des jeunes ayant combattu là-bas. Nous étions donc convaincus que seules des personnes ayant vécu des évènements similaires pouvaient interpréter cette histoire. L’acteur interprétant le personnage devait donc être le plus proche possible de lui dans la vie quotidienne.
Mais ce n’était pas une mince affaire. Il y avait des affrontements très intenses, la guerre se poursuivait à Raqqa face à Daesch. Nous étions un groupe de cinéastes, journalistes et personnes convaincues par le projet et nous travaillions activement à l’écriture du scénario, à la recherche d’acteurs, et à la re-création de l’architecture de Sur à Kobanê. Sur est une ville construite avec de la pierre noire caractéristique de la région, des ruelles étroites enceinte de murailles alors que Kobanê a été détruite à plus de 80%.
Nous faisions un film mais le tournage en était déjà un : nous pensions faire jouer un groupe de combattants des SDF à Sheddadi mais ils ont tous rejoint le front au début de l’opération à Deir ez Zor car les priorités étaient ailleurs. Kahraman Amed devait également jouer dans le film mais il est tombé martyr à Raqqa quelques jours avant de rejoindre le tournage. Le cinéaste et journaliste Mehmet Aksoy est également tombé martyr à Raqqa lors d’une attaque de Daesh.
Lors de la phase préparatoire, nous n’avons jamais attribué de rôle à personne en amont car nous avions organisé une formation destinée à l’équipe. Celle-ci a duré trois mois et portait sur les différents aspects du cinéma en incluant la théorie, la critique, et des cours d’art dramatique. A la fin de cette formation, nous nous sommes penchés sur le scénario et avons fait des répétitions sur des scènes clés. C’est à ce moment que le casting s’est précisé. Comme c’est un film tourné en groupe, il était important que les binômes du scénario puissent se compléter et comme je le disais il était important que certaines caractéristiques des personnages se complètent et fusionnent avec les traits de caractère des acteurs.
La première fois que j’ai vu Rubar, je me suis dit que c’était le bon et mon idée n’a pas changé au terme de la formation de trois mois : il devait jouer un des rôles principaux, celui de Çiyager, commandant de la résistance de 100 jours à Sur-Amed de décembre 2015 à mars 2016. Rubar avait le cœur léger comme une plume, il était très modeste et toujours optimiste, même face aux difficultés. Il souriait constamment et tous les regards se portaient sur lui lorsqu’il entrait dans une pièce. Il avait une allure qui impressionnait. En somme, il avait toutes les caractéristiques du commandant révolutionnaire. Il était exactement comme Çiyager qu’il devait interpréter.
Il n’avait pas très envie de participer au film au début. Il estimait que ce n’était pas son rôle, car il n’avait aucune expérience ni dans le théâtre ni dans le cinéma. Il devait donc avoir confiance en lui et en nous.
Mais il est admis parmi les Kurdes politisés et conscientisés que participer à la résistance de Sur est un honneur, tout comme la résistance de Kobanê et Shengal. La question n’est pas de vivre ou mourir mais l’honneur, la résistance, la liberté et la conviction intime que la révolution n’est pas un rêve. En somme, il faut être convaincu qu’une nouvelle vie est possible. Et Rubar était, comme d’autres, animé de cette conviction. La vie revêt pour tout révolutionnaire une dimension artistique et poétique. Seuls la poésie et l’art peuvent raconter le voyage d’une région où la neige dépasse deux mètres à une contrée où l’été est brûlant. Seuls les révolutionnaires peuvent prendre part à un film dans le rôle titre alors qu’ils combattent contre le Mal le plus organisé au monde que représente Daesch. C’est ainsi que Cihan est devenu Rubar à Kobanê et qu’il a joué le rôle de Çiyager dans le film Ji bo Azadiye.
Tous ces éléments n’allaient évidemment pas suffire car un film est un processus technique long et complexe et peu de gens parviennent à voir le film derrière le scénario, avec la caméra, la lumière, l’équipe, le public. Il est difficile pour les acteurs amateurs de s’habituer à tous ces aspects surtout lorsqu’il faut faire plusieurs prises. Nous avons achevé le film malgré tout, et c’est bien un film, bien qu’il s’appuie sur des faits réels. Mais la réalité est omniprésente. Deux acteurs du film (Korsan Servan et Haki) ont par exemple lutté à Sur et nous avons veillé à ce qu’ils jouent leur propre rôle. C’est un détail important dans l’histoire du cinéma. Rubar Shervan se demandait par exemple s’il était en mesure d’interpréter Çiyager.
Notre film traite d’un processus non achevé et tout est encore frais et vif dans les esprits. Rubar sentait bien que ce n’était pas un simple film, il avait conscience que ce rôle marquerait sa vie.
Mon rôle en tant que réalisateur était de maintenir la motivation, de préparer l’ambiance émotionnelle avant et après les prises. Et ça ne suffisait pas car il fallait parfois décrire ou répéter le moindre geste corporel. Mais tout le monde avait commencé le projet en se disant qu’il fallait donner le maximum. On se disait constamment : “on peut mieux faire”. Et c’est avec cet état d’esprit qu’on parvenait à vaincre la démotivation qui pouvait surgir après plusieurs prises. Nous nous sommes interdits de penser qu’on ne pouvait être exigeant dans ces conditions de tournage, avec des acteurs et une équipe de tournage qui n’avaient pas l’expérience suffisante pour un tel projet. Nous sommes des amateurs mais nous avons essayé de penser et d’agir en professionnels. Rubar nous a fait confiance en tant qu’acteur, il a pris en compte mes demandes, critiques et conseils. Il a participé au prix de nombreux efforts.
Les préparations ont duré trois mois puis le tournage également trois mois. Rubar avait des scènes jusqu’au dernier jour, les scènes les plus dures. Il n’y aucune extravagance, aucune exagération dans ce film, mais une histoire vraie, authentique. Nos camarades acteurs ont donc fait un régime afin de maigrir, ils sont restés sales et ne se sont pas coupés les cheveux et Rubar a fait tous ces efforts sans souci. Il a quitté le tournage en mars 2018.
Nous nous sommes vus la dernière fois durant l’été 2019, je lui avais montré une première version du film avec un montage provisoire et puis nous avons perdus contact jusqu’à la nouvelle de sa mort le 2 novembre. D’après ce que j’ai pu apprendre dans la presse, il est tombé martyr lors d’un affrontement avec l’armée turque à Heftanin, dans un bombardement. Il a vécu dans la droiture. Il a aimé la vie au point de la sacrifier. Notre devoir est de faire vivre sa mémoire. »
Loez et Mah, novembre 2019