Nous pub­lions ici la let­tre ouverte au Prési­dent de Turquie, de Kıvıl­cım Arat, mil­i­tante trans, avec l’e­sprit de la sol­i­dar­ité, et salu­ons Eren Keskin, avec respect.


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De la plume d’une trans 
Lettre ouverte au Président de la République
et hommage Ă  Eren Keskin

Le témoignage

Alors que le mau­dit proces­sus de guerre dans laque­lle nous sommes entrés après l’at­ten­tat de Suruç éparpil­lait des dizaines de mil­liers de familles, la“persécution” avait réus­si à pren­dre sa place dans nos vies, dans les qua­tre coins du pays, des uni­ver­sités aux usines, des vil­lages aux métrop­o­les. Dans ce cli­mat où l’in­tim­i­da­tion, la déla­tion, et la trahi­son vadrouil­laient ; la main mise, le men­songe et le pil­lage deve­naient ordi­naires, là où la garde-à-vue, l’ar­resta­tion se sys­té­ma­ti­saient ; les images de tor­tures et d’exé­cu­tion étaient servies à la presse avec fierté, aucunE de nous n’é­tions désor­mais en sécurité.

Chaque matin d’une journée qui com­mence, se réveiller dans ce cli­mat, ne pas pou­voir pro­jeter quoi que ce soit, dévaste l’in­tégrité de chaque citoyenNe, et des blessures dif­fi­ciles a panser s’ou­vrent dans la mémoire sociale. Des blessures sem­blables à celles des Améni­enNes, peu­ple his­torique de l’Ana­tolie, dont les cica­tri­ces ont été dis­simulées par les gangs d’İtt­ih­at1

Cette His­toire obscure, ressen­tie aujour­d’hui comme un poids, par chaque per­son­ne dotée de rai­son et de con­science, a pour­suivi son évo­lu­tion, pen­dant 100 ans, en reni­ant et détru­isant, pour finale­ment, met­tre au monde un héri­ti­er qui lui ressem­ble, l’Is­lam poli­tique. La rai­son de la répéti­tion fut juste­ment l’ab­sence cen­te­naire d’une reconnaissance.

Ce goût aigre né il y a un siè­cle, sur la langue et dans l’e­sprit arménien, est aujour­d’hui sur nos langues, dans nos esprits. Cette boule de plomb âgée de cent ans, est aujour­d’hui dans la gorge de cha­cunE, comme si elle ne devait jamais disparaître.

L’aventure

Je peux dire que l’aven­ture de l’écri­t­ure de cette let­tre, a com­mencĂ© au rĂ©veil, un matin, oĂą ce goĂ»t aigre se fai­sait ressen­tir. Le jour­nal Ă–zgĂĽr GĂĽn­dem Ă©tait perqui­si­tion­nĂ©, son per­son­nel Ă©tait mis en garde-Ă -vue. Sur les car­rĂ©s d’im­ages tombĂ©s dans la presse, des jour­nal­istes menot­tĂ©s, Ă©puisĂ©s, por­tant des vĂŞte­ments dĂ©chirĂ©s, se fai­saient accom­pa­g­n­er mon­tant dans les vĂ©hicules des Ă©quipes spé­ciales. En regar­dant des images, la colère, la tristesse et le dĂ©s­espoir fusant de mon esprit, se sont rĂ©u­nis et ont enlacĂ© mon corps dans une sen­sa­tion inde­scriptible. Le domi­cile d’Eren Keskin, alors direc­trice gĂ©nĂ©rale d’édi­tion, perqui­si­tion­nĂ© par des policiers spé­ci­aux, des snipers, lour­de­ment armĂ©s. Vous auriez cru que cette mai­son perqui­si­tion­nĂ©e n’ap­parte­nait pas Ă  une avo­cate, une mem­bre du bar­reau, dont toute la vie s’est passĂ©e et con­tin­ue Ă  se pass­er dans des palais de jus­tice, Ă  une per­son­ne respec­tĂ©e et aimĂ©e par des dizaines de mil­liers. Mais serait-ce une mai­son de cel­lule des gangs de Daech ? Encore heureux, Eren Keskin n’é­tait pas chez-elle.

Mal­grĂ© le fait que l’in­for­ma­tion sur le fait qu’elle devrait se prĂ©sen­ter au palais de jus­tice de Ă‡aÄźlayan pour y dĂ©pos­er son tĂ©moignage ne soit pas com­mu­niquĂ©e, et qu’au­cune pré­pa­ra­tion prĂ©al­able n’ait Ă©tĂ© faite, nous avions pu nous rassem­bler. Tout le monde Ă©tait lĂ . Des par­lemen­taires aux dĂ©fenseurEs des droits, des Mères de la Paix aux juristes, des reprĂ©sen­tantEs des organ­i­sa­tions de sociĂ©tĂ© civile, par­tis poli­tiques, asso­ci­a­tions LGBTI+, aux objecteurs et objec­tri­ces de con­science… toutes les organ­i­sa­tions et per­son­nes qui avaient enten­du la nou­velle s’é­taient retrou­vĂ©es devant le palais de jus­tice. Après les procé­dures de dĂ©po­si­tion d’Eren Keskin, notre vĂ©nĂ©rable pro­cureur qui ne recon­nait ni droits, ni jus­tice, a prĂ©sen­tĂ© sa demande d’ar­resta­tion au tri­bunal et ain­si jetĂ© la balle aux juges. Le couloir, qui en principe parait court, mais qui lĂ , Ă  nos yeux de per­son­nes aimantes se ral­longeait Ă  l’in­fi­ni, rĂ©son­nait de slo­gans comme “coude Ă  coude con­tre le fas­cisme !”, “Eren Keskin n’est pas seule !”. Les youy­ous se trans­for­maient dans le cĹ“ur de cha­cunE d’en­tre nous, en une perce-neige annonçant le print­emps. Nous atten­dions tous et toutes, la nou­velle qui sor­ti­rait de la salle d’audience.

Finale­ment… La dĂ©ci­sion tom­ba. Eren allait ĂŞtre jugĂ©e en lib­ertĂ© provisoire !

La raison de la lettre

Aus­sitĂ´t après l’opĂ©ra­tion poli­tique ciblant Ă–zgĂĽr GĂĽn­dem, les procès ont dĂ©butĂ©. C’est Ă  cette Ă©poque lĂ , que j’ai voulu rĂ©di­ger un texte pour Eren Keskin, en tant qu’une de ses clientEs. MĂŞme si je n’ai pas de dif­fi­cultĂ© pour exprimer Ă  l’o­ral ou Ă  l’écrit ce que j’ai sur le cĹ“ur, je n’ai pas pu le faire. Je n’ai pas pu le faire, parce que ni mon esprit ne voulait com­pos­er une seule phrase, ni ma plus l’écrire, ni ma langue porter les paroles Ă  l’é­coute. Pour cette rai­son, un brouil­lon qui pour­rait don­ner vie Ă  cinq textes dif­fĂ©rents, a patien­tĂ© pen­dant des mois sur le cĂ´tĂ© gauche mon Ă©cran.

Le brouil­lon que j’avais pré­paré était conçu sous le titre “Let­tre ouverte au Prési­dent de la République, de la part d’une citoyenne non accept­able”. Penser, dans un pays où la lib­erté de penser et de s’ex­primer n’ex­iste pas, et ne se con­tentant pas de pen­sées, mais les les couchant sur papi­er, est une affaire dan­gereuse. Car, vous pou­vez attir­er le cour­roux du sou­verain et béné­fici­er de sa vio­lence. Si ce était que cela… Vous pou­vez être trans­féréE vite fait, de la prison de mon pays entouré de mers sur trois côtés et le qua­trième encer­clé de chars, vers une cel­lule à qua­tre murs en béton. Dans ces réal­ités, j’ai partagé mon brouil­lon seulE avec quelques amiEs proches. Au point de vue sécu­rité, leur réac­tion fut très vive. Pour qu’un texte des­tiné au pub­lic provoque une telle réac­tion, il devrait nor­male­ment avoir un con­tenu sex­iste, raciste, belliqueux, faisant l’apolo­gie du crime et de crim­inels… Pour­tant, dans ce brouil­lon, je par­lais de la faim ressen­tie pour des notions fon­da­men­tales, comme la lib­erté, l’é­gal­ité, la jus­tice, les droits, la lib­erté d’opin­ion et d’ex­pres­sion. Et je trans­met­tais mes inquié­tudes à une per­son­ne avec laque­lle je vivais dans le même pays, et à laque­lle j’é­tais liée par des liens de citoyen­neté… le Prési­dent de la République.

Pen­dant que mon texte, qui ne con­te­nait aucun Ă©lé­ment de crime, attendait dans un coin, le dĂ©sir de partager la rĂ©al­itĂ© pro­duite par mon esprit m’a mise Ă  nou­veau en action. Cette fois, en prenant en compte les inquié­tudes de mes amiEs, j’ai com­mencĂ© Ă  feuil­leter toutes les vidĂ©os de notre cher Reis, de l’époque oĂą il Ă©tait encore maire, par­ti­c­ulière­ment de la pĂ©ri­ode oĂą il Ă©tait incar­cĂ©rĂ©. Mon objec­tif Ă©tait de d’af­fich­er tout ce qui a Ă©tĂ© imposĂ©, et fait subir, Ă  ma per­son­ne, et Ă  des mil­lions de citoyenNes, en me bas­ant sur ces vidĂ©os.

Ne dis­ait-on pas dans ces ter­res, “la parole sor­tie de la bouche, devient attes­ta­tion” ? N’avions nous pas des expres­sions assim­ilĂ©es au fait d’être homme, comme “être un homme de parole” ?  Mais cette fic­tion Ă©tait un rĂŞve imma­ture. Les pra­tiques actuelles, le règne de l’hypocrisie, le sys­tème de jus­tice, et les prix payĂ©s par les amiEs partageant mes rĂŞves Ă  la recherche de droits, Ă©taient toute autre chose. Et tout ce que je con­sid­érais pré­cau­tions de sĂ©cu­ritĂ©s Ă©tait foutaises.

Elles l’é­taient, parce que ce que nous avions en face, Ă©tait un pou­voir qui Ă©tait capa­ble de dire blanc pour ce qu’il con­sid­érait noir hier, de renier le soir, ce qu’il avait dĂ©clarĂ© le matin, et qui voy­ait la moitiĂ© du pays comme ter­ror­istes, et l’autre moitiĂ© comme un trou­peau de mou­ton Ă  mener.

L’Atlas des contradictions, ou l’orchestre des contraires

La Turquie est un tel pays, qu’elle a la puis­sance de faire coex­is­ter des con­tra­dic­tions qui seraient impos­si­bles à tenir côte à côte. S’il faut don­ner quelques petits exem­ples… La plus forte des thès­es mis­es en avant pour argu­menter le fait que l’i­den­tité trans­sex­uelle doit être sous oppres­sion, est la reli­gion. Les trans vivent dans un très grand pêché, et vendent leur âme au dia­ble et leur corps aux hommes. Comme Allah a crée l’être humain, de la façon la plus par­faite, les opéra­tions chirur­gi­cales effec­tuées par soucis esthé­tiques sont pêchés. Ces-là con­sis­tent à ne pas se con­tenter de la créa­tion du dieu, et à se révolter con­tre lui. Si vous descen­dez dans la rue et posez la ques­tion, c’est la réponse que vous obtien­drez d’unE musul­manE moyenNE. C’est à dire que ceTTE musul­manE moyenNE, déclarant la per­son­ne trans comme pêcheur ou pêcher­esse, sa thèse fon­da­men­tale sera la reli­gion. Le ou la trans, est dans le pêch­er pour ne pas s’être con­tentéE de ce que le dieu a crée, et qu’il inter­vient sur cette création.

Lorsque ceTTE citoyenNE moyenNe, se rend à l’urne pour vot­er, ce qui défini­ra la couleur de son bul­letin est encore la reli­gion. C’est à dire, la rela­tion du par­ti pour lequel ille votera, avec la reli­gion. Voilà la con­tra­dic­tion. De nom­breux électeurs et élec­tri­ces qui votent pour l’AKP, déclar­ent les trans dans le pêché, mais ne voient, et ne déclar­ent rien sur les femmes des lead­ers poli­tiques qui sont botoxées de partout. Les trans se rebel­lent con­tre le dieu, mais les femmes des poli­tiques, même si elles ont des pro­thès­es mam­maires, il ne s’ag­it pas de révolte, et les bul­letins coulent dans l’urne.

Une autre ? Lorsque le sou­verain, lors de sa vis­ite en Alle­magne en 2010 prononce la phrase “l’as­sim­i­la­tion est un crime con­tre l’hu­man­ité“2 et ren­force ses paroles avec la pré­ci­sion que cette con­sid­éra­tion n’est pas la sienne, mais provient de la Sci­ence. Cela recueille des appré­ci­a­tions. Mais unE Kurde, peut être lynchéE ou pass­er sa vie dans une cel­lule, pour avoir par­lé sa langue, sur ses ter­res. Et ce avec l’ap­pré­ci­a­tion, la con­fir­ma­tion des mass­es, ou sous leur silence…

Lorsque le sujet est l’Is­lam poli­tique, et le type d’être humain qu’il crĂ©e, il est qua­si impos­si­ble de ne pas ren­con­tr­er ce genre de con­tra­dic­tions. Ceux qui ont dirigĂ© le pays hier avec Fetul­lah GĂĽlen [aujour­d’hui dĂ©clarĂ© enne­mi], peu­vent empris­on­ner des per­son­nes qui ont passĂ© leur vie Ă  com­bat­tre GĂĽlen, ou autres organ­i­sa­tions sem­blables,  crim­i­nalisent aujour­d’hui les insti­tu­tions, asso­ci­a­tions en leur inven­tant des liens invraisem­blables avec GĂĽlen, avec une crĂ©a­tiv­itĂ© qui ne laisse pas dĂ©sir­er des scé­nar­ios hol­ly­woo­d­i­ens. Le mag­nifique scé­nario pub­liĂ© par le tor­chon inti­t­ulĂ© Takvim, qui explique le lien des asso­ci­a­tions LGBTI+ avec GĂĽlen, est un des meilleurs exemples.

De la pensĂ©e Ă  la parole, de la parole Ă  l’acte :
Lettre ouverte au Président de la République

Cher Prési­dent de la République,

La rédac­tion de cette let­tre cor­re­spond à un proces­sus un peu douloureux et com­pliqué. Même si elle a tra­ver­sé des embûch­es, l’idée d’adress­er une let­tre au nou­veau Prési­dent de la nou­velle Turquie, aboutit. Chaque fois que j’ai par­lé à quelqu’unE que j’al­lais écrire une let­tre, j’ai ren­con­tré des regards inqui­ets. Mes amiEs n’ont pas arrêté de m’ex­pli­quer en me démon­trant par des exem­ples, que cet acte attir­erait l’at­ten­tion sur moi, et qu’un enchaîne­ment se ter­mi­nant par une arresta­tion serait bâti.

Mon­sieur le PrĂ©si­dent, je voudrais avant tout vous par­ler de qui je suis. Bien que vos unitĂ©s de ren­seigne­ments puis­sent vous dessin­er mon pro­fil,  je ne pense pas que vous pou­vez vous y fier. Pour cette rai­son, je pense qu’il serait impor­tant que vous m’é­coutiez par­ler de moi mĂŞme, pour que je puisse me faire com­pren­dre. Mon prĂ©nom est Kıvıl­cım. MĂŞme si pour moi cela n’a pas une grande impor­tance, je pos­sède un qual­i­fi­catif qui dĂ©passe mon prĂ©nom : trans femme.

Mon aven­ture de vie de 31 ans, (dont plus de moitiĂ© s’est dĂ©roulĂ©e sous votre direc­tion), s’est passĂ©e Ă  lut­ter con­tre la cul­ture de vio­lence, qui est le bĂ©né­fice du qual­i­fi­catif qui me dĂ©finit, comme mar­quĂ© au fer rouge.

Si je peux me per­me­t­tre de dĂ©tailler par quelques petits exemples :

Au 15 juil­let [2016], pen­dant que vous rem­plissiez les places, avec l’en­t­hou­si­asme de débuter une péri­ode dis­tin­guée, que vous appelez démoc­ra­tie, moi, votre sujet, dans mon quarti­er décoré des cita­tions de Sedat Peker, j’ai per­du mon espace de vie, suite aux attaques d’un groupe qui vous suivait.

Pen­dant que vous mon­triez la fierté avec les pris­ons qui ne désem­plis­sent pas, et que vous ouvri­iez des appels d’of­fre pour en con­stru­ire de nou­velles, moi, votre sujet, ai ren­con­tré l’in­dif­férence du pro­cureur que j’ai sol­lic­ité pour qu’il demande le compte de ma gorge coupée à coup de bis­touri, “dans des péri­odes où la con­ti­nu­ité de l’E­tat est en ques­tion, il n’y aura pas de temps pour ce genre d’af­faires”, m’a-t-il dit.

Pen­dant que vous rĂ©pondiez aux cri­tiques de mĂ©dias soci­aux Ă  votre pro­pos, par des perqui­si­tions de nuit, et jetiez les pro­prié­taires des cri­tiques entre qua­tre murs, moi, votre sujet, ai observĂ© qu’il a man­quĂ© juste l’at­tri­bu­tion d’une mĂ©daille au pro­prié­taire des 6 balles qui ont quit­tĂ© le fusil Ă  pompe et plu sur moi.

Pen­dant que vous dĂ©clar­iez que vous adop­tiez comme principe la sourate Al-Ma’i­da*, moi, votre sujet, Ă©tais en tĂŞte Ă  tĂŞte avec les cadavres de mes amies, vio­lĂ©es et mis­es en morceaux. Et encore, pen­dant que vous par­liez de la jus­tice du dieu, moi, je fus tĂ©moin du fait que votre jus­tice rĂ©com­pen­sait nos assassins.

Al-Ma’ida :  â€śLa rĂ©compense de ceux qui font la guerre contre Dieu et Son messager, et qui s’efforcent de semer la corruption sur la terre, c’est qu’ils soient tuĂ©s, ou crucifiĂ©s, ou que soient coupĂ©es leur main et leurs jambes opposĂ©es, ou qu’ils soient expulsĂ©s du pays. Ce sera pour eux l’ignominie ici-bas ; et dans l’au-delĂ , il y aura pour eux un Ă©norme châtiment.”

Cher Prési­dent,

Lorsqu’il est ques­tion de per­sé­cu­tion, les exem­ples “Vous et moi votre sujet”, peu­vent se ral­longer. Je voudrais vous par­ler plutôt d’une belle per­son­ne qui préoc­cupe mon cœur et que vous con­nais­sez très bien, vous aus­si : chère Eren Keskin.

En tant que trans, notre ren­con­tre avec Eren Keskin remonte aux années 90. Ces années que vous-même et votre mou­ve­ment avez cri­tiquées durant toute la péri­ode de paix, et même par­fois en pleu­rant, indiquent pour les trans aus­si, une péri­ode dif­fi­cile, une His­toire lourde d’héritage.

On avait ten­tĂ© d’empaler les trans, sur l’or­dre de SĂĽley­man Ulu­soy, alias “SĂĽley­man le tuyau”, chef des patrouilles de Bey­oÄźlu, dĂ©clarĂ© par le pou­voir de l’époque “patri­ote”, mais qui est inscrit dans l’His­toire par les crimes con­tre l’hu­man­itĂ© qu’il a com­mis. EpuisĂ©es, elles son­nent Ă  la porte de l’I­HD [Asso­ci­a­tion des droits humains, dont Eren Keskin est prĂ©si­dente]. Quelques avo­catEs sou­ti­en­nent alors les trans aux­quelles tout le monde reste indiffĂ©rent.

Une d’en­tre eux-elles, jeune et belle, prend par la main toutes ces vic­times de tor­tures, et se plante en face de SĂĽley­man le tuyau. Pour la pra­tique de tor­ture d’empalement, SĂĽley­man lui rĂ©torque â€śvous dĂ©fend­ez les ter­ror­istes, bon, on a com­pris ça, mais pourquoi vous dĂ©fend­ez donc ceux-lĂ  ? Ceux ‑lĂ  ne sont mĂŞme pas des humains”.

Savez-vous qui est cette avocate ?

Eren Keskin…

Oui, Mon­sieur le PrĂ©sident !

Elle est un juriste, une défenseure des droits, une com­pagne de route, une amie, qui explique à tout le monde l’im­por­tance d’être sol­idaire avec les trans que vous maud­is­sez dans le sys­tème que vous avez crée, qui résiste avec nous, des garde-à-vues, aux com­mis­sari­ats, des salles de tor­tures aux salles d’au­di­ence, des hôpi­taux légaux jusqu’aux ter­rains de résis­tance où nous subis­sons la vio­lence de vos forces de l’or­dre, et qui fait tout cela sans aucune attente finan­cière. Elle est celle qui nous a appris et fait adopter le principe “L’hu­main est humain, seule­ment avec ses droits. Les droits humains sont pour tout le monde”.

Oui, Mon­sieur le PrĂ©sident !

Le sys­tème que vous reprĂ©sen­tez, pour nous punir, nous les trans, utilise la famille, la plus petite unitĂ© de la sociĂ©tĂ©, comme un moyen d’op­pres­sion, et nous con­damne Ă  un isole­ment, en brisant nos liens famil­iales. Toutes les con­nais­sances que nous avons acquis­es, nos com­pé­tences per­son­nelles, nos rela­tions sociales, nos liens famil­i­aux, et mĂŞme nos diplĂ´mes qui sont le fruit des dizaines d’an­nĂ©es d’é­tudes, nous sont con­fisquĂ©s. C’est pour cela que nous sommes des ĂŞtres humains invis­i­bles. Nous sor­tons la nuit. Lorsque vous, fatiguĂ©s des bien­faits du jour et du soleil, quit­tez l’ob­scu­ritĂ© inquié­tante, et vous retirez dans vos apparte­ments famil­i­aux, Mon­sieur le PrĂ©si­dent… Nous les trans, dans cette vie qu’on nous donne, nous con­sid­érons le chien, le chat, l’oiseau, l’in­secte, comme famille. La plu­part d’en­tre nous les con­sid­ère comme enfants. C’est pour cela que nos rela­tions sont tou­jours bonnes avec les espèces autres que l’hu­main. Nous avons cer­tains liens aux­quels nous don­nons beau­coup d’im­por­tance. Ces liens ne se con­stru­isent pas en venant de l’utĂ©rus d’une mĂŞme mère, ou en provenant des ovules fĂ©condĂ©es par le sperme d’un mĂŞme père. Et ces liens ne se croisent pas spé­ciale­ment par le sang d’une gĂ©nĂ©ra­tion Ă  l’autre. Parce qu’on ne peut pas choisir la soeur, le frère et les parents.

VoilĂ , Mon­sieur le PrĂ©si­dent, Eren Keskin, reprĂ©sente pour nous les trans, un tel lien.

Elle n’est pas une con­nais­seuse de Droit qui défend ses clientEs, elle est amie, et encore grande sœur. Quand il faut, elle est voix pour le cri que nous lançons con­tre la vio­lence que vous exercez. Elle est une des veines vitales qui irriguent notre résis­tance. Elle est la main qui se tend, vers celles et ceux, qui comme moi, per­dent la force à chaque dilemme, ou qui ne trou­vent pas la force pour résis­ter à votre per­sé­cu­tion, et qui dérivent vers le néant. Elle est notre rai­son de survie.

Main­tenant, Mon­sieur le Prési­dent, le sys­tème de jus­tice que vous avez crée, tente de taire cette voix pré­cieuse, de la met­tre au car­reau, et nous laiss­er sans soeur, sans amie, sans com­pagne de route, sans avo­cate. Le silence est comme une spi­rale. Une pen­sée con­va­in­cue d’être minori­taire ne s’ex­prime pas, la spi­rale s’élar­git jusqu’au jour où un fou se mon­tre et exprime cette pen­sée. Ain­si, se forme l’ét­in­celle qui trans­forme la spi­rale silen­cieuse en un cri. Eren Keskin est cette étin­celle.

Oui, Mon­sieur le PrĂ©si­dent, il est pos­si­ble qu’avec mon iden­titĂ© et mes pen­sĂ©es, qui tour­nent dans mon esprit, j’ai Ă©veil­lĂ© en vous, une impres­sion nĂ©ga­tive, comme c’est sou­vent le cas dans la sociĂ©tĂ© actuelle, mais pensez y, je par­le d’une femme qui a pu touch­er le cĹ“ur d’une per­son­ne si dis­crim­inĂ©e et non accept­able, et je par­le d’une oppres­sion qui la cible. En plus, pen­dant que des tĂŞtes touchent le sol devant vous, en proster­na­tion, je me mets en face de vous, avec une con­science qui pense et pro­duit sans cesse.

J’ai de l’e­spoir. Mais cet espoir exis­tant n’est pas la con­vic­tion que vous vous ren­driez compte de cer­taines choses, et  les corrigiez.

Savez-vous en quoi j’ai de l’e­spoir Mon­sieur le PrĂ©sident ?

Si vous ne le savez pas, je vais vous le dire.

J’ai espoir dans le bureau d’Eren Keskin.

Si, une mère de Hakkari qui a per­du son enfant, un étu­di­ant dont on a con­fisqué le droit d’é­tudes, une femme vio­len­tée par son mari, la vieille tra­vailleuse du sexe blessée de deux coups de couteau, le non musul­man dont le tem­ple a été pil­lé, et une trans virée de son quarti­er… peu­vent se retrou­ver dans le même bureau, cela veut dire qu’il y a encore de l’e­spoir. Cela veut dire que l’e­spoir est encore debout, tout droit. Cela veut dire qu’une vie ensem­ble n’est pas une utopie.

Mon­sieur ErdoÄźan, le PrĂ©si­dent de l’AKP, il est ques­tion d’une juriste dont le trĂ´ne se trou­ve dans le palais du coeur des opprimĂ©Es.  La rela­tion dialec­tique entre l’op­primĂ©E et sa malé­dic­tion, et une rĂ©al­itĂ© sci­en­tifique, comme vous aimez l’u­tilis­er de temps Ă  autre pour  ren­forcer vos pro­pos. Allez, renon­cez Ă  vous occu­per de notre Eren qui n’a com­mis aucune faute et Ă  qui les opprimĂ©Es don­nent une valeur com­mune. La rĂ©al­itĂ© du prĂ©sent peut ĂŞtre dĂ©for­mĂ©e mais le temps l’ex­primera et l’His­toire l’écrira tou­jours. Je vous dis au revoir avec une phrase pronon­cĂ©e par des dizaines de mil­liers de per­son­nes et je souhaite de tout cĹ“ur que vous attein­drez ce qui est juste.

Nous sommes les eye-lin­er d’Eren !*

* Référence au slogan des kémalistes “Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal”.

Kıvıl­cım Arat, la non acceptable.

*

Dernier propos

Cette let­tre est un cri lancĂ© dans l’ob­scu­ritĂ© des temps, et un appel hon­or­able Ă  des mil­lions de per­son­nes qui sen­tent le couteau sur la peau. D’un cĂ´tĂ© les pages de dĂ©la­tion, de l’in­tim­i­da­tion, et mĂŞme de la honte sont rem­plies, de l’autre cotĂ©, des aven­turi­erEs pĂ©tris­sent la pâte de vivre ensem­ble. Soit nous dis­paraitrons tous ensem­ble, soit nous accueillerons des lende­mains lumineux en tant que citoyenNEs libres, en dĂ©fen­dant la lib­ertĂ©, la jus­tice et la sou­verainetĂ© du Droit, face aux Sul­tans Cré­sus. Ils sont une poignĂ©e, nous sommes des mil­lions. Et il est large­ment le temps de rap­pel­er cela Ă  celles et ceux qui l’ont oubliĂ©. Alors rap­pelons les vers de Bertolt Brecht :

La jus­tice est le pain du peuple…
Aus­si indis­pens­able que le pain quotidien
Et comme le pain de tous les jours
Le pain de la jus­tice c’est le peu­ple qui doit le cuire

Le pain du peu­ple n’est pas une utopie, et il n’est pas loin. Regardez les pan­neaux au bord de la route qui assou­vi­ra notre faim de jus­tice. Nous ne sommes pas seulEs ! Et au com­mence­ment de cette route, des mil­liers de Eren nous atten­dent. Avec sur leurs mains, les traces de la pâte, encore fraĂ®che !

Pour plus d’infos sur Eren Keskin suivez ce lien


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