Un article, paru dans le New York Review, retraçant l’histoire du confédéralisme démocratique et de ses influences. Par Debbie Bookchin, auteure et journaliste, soutien de la cause kurde, et fille du théoricien de l’écologie sociale Murray Bookchin.
Comment les idées de mon père ont aidé les Kurdes à créer une nouvelle démocratie
Un doux jour de printemps d’avril 2004 dans le Vermont, mon père, l’historien et philosophe Murray Bookchin, discutait avec moi, comme nous le faisions presque tous les jours. Nous parlions de tout et de tout le monde, des amis, de la famille et des penseurs Karl Marx et Karl Polanyi (qu’il admirait) en passant par le président de l’époque, George W. Bush (qu’il n’admirait pas) et George Smiley, le personnage fictif de John Le Carré auquel il s’identifiait et qu’il aimait bien. Soudain, il s’est arrêté et il a révélé ce qui semblait être une étrange nouvelle : “Apparemment,” dit-il, “les Kurdes ont lu mon travail et essaient de mettre en œuvre mes idées”. Il l’a dit avec tant de désinvolture que c’était comme s’il n’y croyait pas vraiment lui-même.
Mon père, âgé de quatre-vingt-trois ans à l’époque, avait passé six décennies à écrire des centaines d’articles et vingt-quatre livres articulant une vision anticapitaliste d’une société écologique, démocratique et égalitaire qui éliminerait la domination de l’homme par l’homme et mettrait l’humanité en harmonie avec le monde naturel, un ensemble d’idées qu’il appelait “écologie sociale”. Si son travail était bien connu au sein des cercles anarchistes et libertaires de gauche, son nom n’était guère familier.
De façon inattendue, cette semaine-là, il avait reçu une lettre par un intermédiaire qui écrivait au nom du militant kurde emprisonné Abdullah Öcalan, dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). En tant que co-fondateur, théoricien unique et leader incontesté, Öcalan avait une réputation qui dépassait les frontières, mais rien dans son idéologie ne semblait ressembler de quelque façon que ce soit à celle de mon père.
Fondé en 1978 en tant qu’organisation marxiste-léniniste révolutionnaire, le PKK menait depuis trente ans une guerre insurrectionnelle au nom des quelque 15 millions de Kurdes vivant en Turquie qui ont souffert d’une longue histoire de violence. Pendant des décennies, la Turquie a interdit aux Kurdes de parler leur propre langue, de porter leurs vêtements traditionnels, d’utiliser des noms kurdes, d’enseigner la langue kurde dans les écoles ou même de jouer de la musique kurde. Les Kurdes ont régulièrement été arrêtéEs et torturéEs pour toute expression de leur identité culturelle ou toute opposition à l’idéologie turque d’un seul drapeau, d’un seul peuple et d’une seule nation, qui a vu le jour au début du XXe siècle, qui a trouvé sa pleine expression dans le kémalisme et qui a perduré sous le régime autoritaire du président Recep Tayyip Erdoğan et de son parti islamiste.
Comme d’autres mouvements de libération nationale des années 70, le PKK fut fondé à l’origine pour acquérir un Etat kurde indépendant. Le parti a cherché à unir les Kurdes, dont la terre mère vieille de cinq millénaires, une bande de terre connue sous le nom de Kurdistan, avait été arbitrairement divisée entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie au lendemain de la Première Guerre mondiale. La violence spasmodique, semblable à des pogroms, à laquelle ces “nouveaux” États nations ont soumis les Kurdes comprend des gazages chimiques, des bombardements, des déplacements forcés, une dévastation écologique et le rasage de villages entiers. Au cours des décennies qui ont suivi 1984, lorsque le PKK a lancé une lutte armée, quelque 40 000 personnes ont été tuées, Kurdes pour la plupart d’entre elles. Pendant toutes ces années de lutte, Öcalan a été le leader idéologique et organisationnel du PKK.
Le dirigeant kurde Abdullah Öcalan dans un camp d’entraînement du PKK dans la vallée de la Bekaa, Liban, 1991. Nikos Economopoulos/Magnum Photos
En 1999, Öcalan a été capturé au Kenya après avoir été expulsé de Syrie, où il avait vécu pendant vingt ans. Transporté sur l’île turque reculée d’Imrali, dans la mer intérieure de Marmara, Öcalan a été jugé et condamné pour trahison. Sa peine de mort a été commuée en peine d’emprisonnement à vie, car la Turquie tentait alors d’entrer dans l’Union européenne, qui s’oppose à la peine capitale. Depuis lors, Öcalan a été confiné dans une cellule de la prison d’Imrali, surveillé par des centaines de gardiens, avec peu ou pas d’autres prisonniers sur l’île. Malgré son isolement — il n’a pas été vu depuis avril 2016 et s’est vu refuser l’accès à ses avocats depuis 2011 — Öcalan reste le guide du mouvement de libération kurde en Turquie et en Syrie et de ses nombreux partisans dans la diaspora kurde.
Lorsque l’intermédiaire d’Öcalan, un traducteur allemand du nom de Reimar Heider, a écrit à mon père en 2004, Heider lui a dit que le leader kurde avait lu des traductions turques des livres de mon père en prison et qu’il se considérait comme un “bon élève” de mon père. En effet, Heider poursuivit ainsi :
« Il a reconstruit sa stratégie politique autour de la vision d’une “société démocratico-écologique” et a développé un modèle pour construire une société civile au Kurdistan et au Moyen-Orient.… Il a recommandé les livres de Bookchin à touTEs les maires de toutes les villes kurdes et il a voulu que tout le monde les lise. »
Il s’est avéré qu’après son arrestation, Öcalan a eu accès à des centaines de livres, y compris des traductions en turc de nombreux textes historiques et philosophiques occidentaux. Ces livres lui ont été accordés pendant qu’il essayait d’élaborer une stratégie juridique pour sa propre défense lors de son procès pour trahison et lors des appels ultérieurs : il visait à expliquer ses actions en tant que révolutionnaire en examinant le conflit turco-kurde du XXe siècle dans le cadre d’une analyse complète du développement de l’État-nation, en commençant par la Mésopotamie antique. Öcalan a commencé à écrire ce qui allait devenir une histoire en plusieurs volumes, dans laquelle il cherche à proposer une solution démocratique à la “question kurde” qui non seulement libérerait le peuple kurde, mais aussi établirait une relation harmonieuse entre les Turcs et les Kurdes et, en fait, entre tous les peuples du Moyen-Orient.
Au cours de ce travail, Öcalan a été influencé par un certain nombre de penseurs, dont Ferdinand Braudel, Immanuel Wallerstein, Maria Mies et Michel Foucault. En outre, Öcalan avait écouté, et nourri, les voix de toute une génération de femmes kurdes dirigée par Sakine Cansız, cofondatrice du PKK et figure légendaire qui a survécu à des années de torture indicible dans les prisons turques dans les années 1980 et qui a été encouragée par Öcalan à écrire ses mémoires (Cansız a été assassiné par un agent turc à Paris en 2013, en compagnie de deux autres militantes kurdes). Cansız a influencé des centaines de femmes kurdes en prison et dans les camps d’entraînement du PKK, y compris la co-maire récemment arrêté de la ville turque de Diyarbakir, Gültan Kışanak, qui avait également été torturée en prison dans les années 1980. Impressionné par le sacrifice et l’indépendance de femmes comme celles-ci, Öcalan avait déjà commencé, dans les années 1990, à initier une transition drastique dans le PKK, d’une organisation militante et patriarcale vouée à s’emparer du pouvoir d’Etat selon les lignes marxistes-léninistes à une organisation qui mettait l’accent sur les valeurs féministes et recherchait une forme de socialisme très différente de celle associée à l’ex-Union soviétique. Néanmoins, bon nombre des caractéristiques déterminantes de la philosophie politique qu’Öcalan a commencé à épouser dans les années 2000 sont fermement ancrées dans l’idée que mon père se faisait de l’écologie sociale et de sa pratique politique : le “municipalisme libertaire” ou “communalisme”.
Mon père considérait les problèmes écologiques comme des problèmes sociaux inhérents à la hiérarchie et à la domination, qu’il fallait résoudre pour faire face à la crise environnementale. “Peut-être que le fait réel le plus probant auquel les radicaux de notre époque n’ont pas fait face de manière adéquate, écrivait-il, est le fait que le capitalisme d’aujourd’hui est devenu une société, et pas seulement une économie”. Il insistait en disant que le changement social devrait s’attaquer au pillage de l’esprit humain et de l’environnement par le capitalisme en démantelant les relations hiérarchiques entre humainEs et en décentralisant la société afin que les formes d’organisation démocratique de base puissent s’épanouir. Cette théorie sociale de Bookchin, absorbée et amplifiée par Öcalan sous le nom de “confédéralisme démocratique”, guide aujourd’hui des millions de Kurdes dans leur quête de construction d’une société non hiérarchique et d’une démocratie basée sur les conseils locaux.
Alors que la guerre civile syrienne entre dans sa huitième année, la plupart des Occidentaux sont familiers avec les images des hommes et des femmes des unités de protection du peuple kurde portant des Kalachnikovs, connues respectivement sous le nom de YPG, principalement masculin, et de YPJ, les unités entièrement féminines. Ces milices ont combattu et sont mortes par milliers sur les champs de bataille de Syrie en tant qu’unités dirigeantes des Forces démocratiques syriennes (FDS), la force multiethnique soutenue par les États-Unis dans la campagne contre l’EI. Ce pour quoi ils se battent est moins souvent évoqué : la chance de parvenir non seulement à l’autodétermination politique, mais aussi à une nouvelle forme de démocratie directe dans laquelle chaque membre de la communauté a un droit de parole égal dans les assemblées populaires qui s’occupent des problèmes de leurs quartiers et villes, c’est-à-dire une démocratie sans État central.
En raison de la répression en Turquie, ces idées se sont pleinement concrétisées dans le nord-est de la Syrie, historiquement kurde. En 2012, les troupes gouvernementales syriennes du président Bachar al-Assad se sont retirées de cette région pour se concentrer ailleurs sur la lutte contre les insurgés. Les Kurdes syrienNEs avaient vu leurs pairEs mettre en œuvre certaines des idées d’Öcalan dans des villes en grande partie kurdes comme Diyarbakir, de l’autre côté de la frontière au sud-est de la Turquie, et illes attendaient leur heure, s’y préparant déjà. Illes ont commencé à mettre en pratique les mêmes idées dans trois “cantons” de Syrie, Cizre, Kobanê et Afrin, qui abritent environ 4,6 millions de personnes, dont 2 millions de Kurdes syrienNEs, ainsi que de plus petites populations d’Arabes, de Turkmènes, de Syriaques et d’autres minorités ethniques. Dans ces cantons, les assemblées de quartier multiethniques sont souveraines, et l’éthique qui prévaut est de mettre l’accent sur une division égale du pouvoir entre les femmes et les hommes, dans une perspective non-hiérarchique, non-sectaire et nettement écologique, avec une économie coopérative fondée sur des principes anticapitalistes. Les peuples de ces cantons ont fait ces réformes tout en faisant face à de grands défis, notamment un doublement de la population avec les réfugiéEs de guerre en provenance d’autres régions de Syrie, et des embargos sur la nourriture et les approvisionnements de la Turquie au nord et du Kurdistan irakien à l’est, où le chef tribal kurde Masoud Barzani a supervisé pendant plus d’une décennie un Etat capitaliste qui dépend de la Turquie pour le commerce.
En 2014, les trois cantons ont établi leur autonomie sous le nom de Fédération démocratique de Syrie du Nord, communément appelée Rojava, le mot kurde pour “Ouest” (la Syrie étant la partie la plus occidentale du grand Kurdistan). Bien que la région soit encore connue officieusement sous le nom de Rojava, les Kurdes ont officiellement abandonné le nom en 2016, en reconnaissance de la nature multiethnique de la région et de leur engagement en faveur de la liberté pour tous, et pas seulement pour le peuple kurde. La Fédération démocratique (ou FDNS) est fondée sur un document appelé “Charte du contrat social”, dont le préambule déclare l’aspiration à construire “une société libérée de l’autoritarisme, du militarisme, du centralisme et de l’intervention de l’autorité religieuse dans les affaires publiques”. De plus, elle “reconnaît l’intégrité territoriale de la Syrie et aspire à maintenir la paix intérieure et internationale “, ce qui constitue une renonciation formelle par les Kurdes syriens à l’idée d’un État séparé pour leur peuple. Au lieu de ça, illes envisagent un système fédéré de municipalités autogérées.
Dans les quatre-vingt-seize articles qui suivent, la Charte garantit à toutes les communautés ethniques le droit d’enseigner et d’être enseigné dans leur propre langue, elle abolit la peine de mort et ratifie la Déclaration universelle des droits de l’homme et les conventions similaires. Elle exige que les institutions publiques s’efforcent d’éliminer complètement la discrimination fondée sur le genre et elle exige par la loi que les femmes représentent au moins 40 % de chaque organe électoral et qu’elles, ainsi que les minorités ethniques, soient coprésidentes à tous les niveaux de l’administration publique. La Charte promeut également une philosophie de gestion écologique qui guide toutes les décisions en matière d’urbanisme, d’économie et d’agriculture, et qui organise toutes les industries, dans la mesure du possible, selon des principes collectifs. Le document garantit même des droits politiques aux adolescents.
L’un des nombreux défis auxquels la Fédération démocratique est confrontée est que son expérience se déroule dans une zone de guerre. La ville de Kobanê et ses environs ont été lourdement endommagés par les frappes aériennes américaines contre l’EI avant que les YPG et YPJ ne battent la milice djihadiste après une bataille de six mois en 2014. Les Etats-Unis et leurs alliés fournissent une aide militaire aux FDS mais pas d’aide humanitaire, et la reconstruction de Kobanê, ainsi que de nombreuses autres parties de la Fédération dévastées par la guerre, a été très lente. Alors que les aspects utopiques du Rojava ont attiré quelques centaines de volontaires civilEs internationalEs qui travaillent sur les questions des déchets environnementaux et ont planté 50 000 jeunes arbres dans un effort pour “rendre le Rojava vert à nouveau”, la région souffre d’une pénurie d’eau infligée par la Turquie, qui a construit d’énormes barrages qui ont délibérément ralenti le débit du Tigre et de l’Euphrate, et inondé des établissements historiques du côté turc de la frontière.
Dans le contexte d’une société entièrement mobilisée pour l’effort de guerre, il y eut des plaintes contestées d’enfants soldats, de villageois arabes déplacéEs et d’autres violations des droits de l’homme dans les zones contrôlées par les Kurdes. Sur le plan interne, le défi est de résister à la rigidité idéologique qui frappe souvent les mouvements qui disposent d’un porte-parole charismatique, notamment lorsque les élites revendiquent l’héritage du leader au détriment des opinions dissidentes. Peut-être plus crucial encore, il reste à voir si la Turquie, qui a déclaré son désir d’anéantir le projet du Rojava, sera mise à pied ou si le feu vert lui sera donné par une combinaison des trois puissances mondiales — la Russie, l’Iran et les États-Unis — pour exercer un contrôle sur la Syrie. Cependant, l’intention du Contrat social est claire : construire une société démocratique, décentralisée et basée sur le local, comme mon père et Abdullah Öcalan l’avaient tous deux imaginée.
Murray Bookchin, dans les années 1950. Murray Bookchin Trust
Né dans le Bronx en 1921, Murray Bookchin a été influencé par sa grand-mère Zeitel, une révolutionnaire russe qui a émigré aux Etats-Unis après la Révolution de 1905. Mon père m’a décrit plus tard les luttes de sa grand-mère et de ses camarades ainsi :
« Sous ces drapeaux rouges, rêvant d’émancipation humaine, ils avaient l’idéal d’une société sans classes, libre d’exploitation, et c’était leur mythe, leur vision et leur espoir. En vivant dans ce monde pré-industriel où les familles étaient essentiellement des familles élargies, avec un sentiment de confiance mutuelle, ils avaient aussi une vie communautaire intense marquée par l’entraide, marquée par une forte sensibilité culturelle, marquée par une vision culturelle radicale. »
Les Bookchin avaient également leurs propres luttes. La mère de mon père fut abandonnée par son mari quand Murray était un jeune garçon. Après la mort de sa grand-mère, quand il avait neuf ans, ils étaient souvent en situation précaire. À peu près à la même époque, en 1930, il est devenu membre des Jeunes Pionniers d’Amérique, une organisation de jeunesse communiste. A treize ans, il fut “coopté” dans la Ligue de la jeunesse communiste. Même les plus jeunes membres du parti “étaient traitéEs comme des adultes”, se souvient-il. On s’attendait à ce qu’illes aient lu le Manifeste communiste et bien d’autres textes. Illes étaient envoyéEs dans la rue pour vendre le journal du parti et illes soutenaient les luttes syndicales. La Grande Dépression a renforcé la “conscience de classe” de mon père et son engagement pour le changement social. Plus d’une fois, sa mère et lui ont été expulsés d’appartements dans le Bronx. Jeune radical, il a perfectionné ses talents d’orateur dans ce lieu de débats qu’était Crotona Park. Mon père se souvint plus tard de cette époque des années 30 comme d’une “période profondément tumultueuse” :
« Il est très difficile de vous donner une idée de la mesure dans laquelle, presque tous les jours, on ressentait quelque chose de nouveau, quelque chose d’excitant sur le plan politique et, dans un sens, de dangereux. Par exemple, nous avions tout le temps des réunions aux coins des rues et je passais d’une réunion de coin de rue avec mes amis à une autre. Et finalement, j’ai commencé à parler dans ce que vous appelleriez des scènes ouvertes aujourd’hui. Entre-temps, j’ai essayé de gagner ma vie en vendant des journaux et en transportant de la crème glacée sur mon dos à Crotona Park dans une énorme boîte isolée — pourchassé par la police, soit dit en passant, parce qu’il était illégal à l’époque de vendre de la crème glacée — c’était surtout le privilège des petits stands et des concessions que l’administration du parc donnait aux gens. Ainsi, dès l’âge de treize ou quatorze ans, en tant que travailleur, j’ai commencé à gagner mon pain. »
Bien que rigoureusement éduqué sur les détails les plus fins de la théorie marxiste par le Parti communiste, il n’a jamais été soumis aux orthodoxies. Quittant le Parti communiste après la signature du Pacte Hitler-Staline, il a fait un premier virage comme trotskyste, puis il est devenu anarchiste – et il l’est resté pendant près de quatre décennies entre les années 60 et 90. Finalement, il a mis de côté ce terme, en faisant valoir que l’anarchisme s’est trop facilement transformé en une politique axée sur l’exercice personnel de la liberté aux dépens du dur labeur qu’il faut pour bâtir des institutions politiques capables de réaliser un changement social durable.
Mon père n’a jamais fréquenté l’université et, en tant qu’autodidacte, il ne s’est peut-être jamais senti confiné par une voie particulière de recherche intellectuelle. Ses lectures vont de la biologie et de la physique à l’histoire naturelle et à la philosophie. Son expérience du travail industriel — se rendant à Bayonne, dans le New Jersey, pour couler de l’acier dans une fonderie chaude — a confirmé sa sympathie pour le projet socialiste. Plus tard, cependant, son passage comme organisateur syndical pour les Travailleurs unis de l’électricité lui a enseigné que le prolétariat américain, si préoccupé par les questions quotidiennes et les réformes fragmentaires, n’était probablement pas l’agent révolutionnaire que Marx avait prédit. Il a commencé à s’opposer à d’autres principes du marxisme, y compris l’accent mis sur l’autorité étatique centralisée et son insistance sur “l’inexorabilité des lois sociales”.
Il était également devenu clair pour lui à la fin des années 40 et au début des années 50 que le développement capitaliste était en profonde tension avec le monde naturel. La pollution de l’air et de l’eau, les radiations, le problème des résidus de pesticides dans les aliments et l’impact sur les villes des urbanistes impérieux comme Robert Moses appelaient, selon lui, à une réévaluation des effets du capitalisme qui tienne compte des préoccupations environnementales aussi bien qu’économiques.
À la fin des années 1950 et au début des années 1960, Bookchin parlait de la dévastation écologique en tant que symptôme de problèmes sociaux profondément enracinés, idées qu’il a élaborées dans un essai révolutionnaire de 1964 intitulé “Ecologie et pensée révolutionnaire”, qui a établi l’écologie comme concept politique et a fait de la sauvegarde de l’environnement une partie intégrante du projet de transformation sociale. Contrairement à Marx, qui croyait que c’était la rareté de la nature qui conduisait à la domination humaine, Bookchin soutenait que la notion de domination de la nature était précédée par la domination de l’homme par l’homme et que seule l’élimination des hiérarchies sociales — genre, race, orientation sexuelle, âge et statut — pouvait nous permettre de commencer à résoudre la crise environnementale. Il a fait valoir, s’opposant à Marx, que la véritable liberté ne se réaliserait pas simplement en éliminant la société de classe, elle impliquait l’élimination de toutes les formes de domination. “Tragiquement”, observera-t-il plus tard, “le marxisme, pendant plus d’un siècle, a pratiquement réduit au silence toutes les voix révolutionnaires antérieures et a tenu l’histoire elle-même sous l’emprise glaciale d’une remarquable théorie bourgeoise du développement basée sur la domination de la nature et la centralisation du pouvoir”.
Mon père a commencé à élaborer ces idées dans une série d’articles au milieu des années 1960 avec des titres tels que “Au-delà de la rareté”, “Vers une technologie libératrice” et “Ecoute, camarade !” Durant cette période, il a débattu et influencé de nombreuses personnalités importantes à gauche, d’Eldridge Cleaver et Daniel Cohn-Bendit à Herbert Marcuse et Guy Debord. Il a pressé les révolutionnaires françaisEs des événements de mai 1968 à ne pas succomber aux efforts du Parti communiste pour clôturer le mouvement étudiant. Il a poussé les dirigeants du Black Panther Party comme Cleaver et Huey Newton à laisser tomber leur adhésion au dogme maoïste selon lequel les révolutions sont faites par des cadres disciplinés guidéEs par une direction centralisée, et il a rencontré Marcuse pour exhorter le théoricien critique, marxiste chevronné, à adopter une conscience écologique plus profonde.
Au fil des ans, certaines des théories de Bookchin sur les groupes d’affinité, les assemblées populaires, l’éco-féminisme, la démocratie de base et la nécessité d’éliminer la hiérarchie ont été reprises par les campagnes antinucléaires, les activistes antimondialisation et finalement le mouvement Occupy. Ces groupes ont intégré les idées de mon père – peut-être souvent sans connaître leur origine – parce qu’elles offraient des façons d’agir et d’organiser qui préfiguraient le changement social qu’ils recherchaient. Dans les années 80, son travail influença les mouvements des Verts en Europe. Aujourd’hui, un mouvement de “municipalisme” basé sur ses idées prend de l’ampleur dans les villes du monde entier. Avant le Rojava, cependant, le nom de Murray Bookchin était rarement mentionné dans les médias grand public.
Mon père a déménagé du Lower East Side de New York au Vermont en 1971. Il avait cinquante ans. Lui et Beatrice, ma mère, avaient divorcé après douze ans de mariage, mais il a continué à vivre avec elle pendant de nombreuses années et elle est restée sa camarade politique et sa confidente pour le reste de sa vie. Dans le Vermont, il est devenu actif dans le mouvement antinucléaire, tandis qu’elle menait l’opposition au maire de Burlington de l’époque, Bernie Sanders, dans ses efforts pour mettre en place un énorme développement commercial sur le front de mer de Burlington. Ensemble, mes parents ont fondé les Burlington Greens, l’un des premiers mouvements municipalistes aux États-Unis. Et c’est dans leur maison de Burlington qu’il a écrit son œuvre majeure, The Ecology of Freedom, publié en 1982 et traduit en turc douze ans plus tard.
Mon père y retrace l’émergence de la hiérarchie depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, en examinant l’interaction entre ce qu’il a appelé l’ ”héritage de la domination” et l’ ”héritage de la liberté” dans l’histoire de l’humanité. Parallèlement à la tendance de la civilisation humaine à devenir plus stratifiée socialement, ce qui a créé de vastes inégalités et a donné aux États-nations un pouvoir indu, il existait une riche tradition de liberté, depuis sa première apparition sous la forme d’un mot dans les tablettes cunéiformes sumériennes, jusqu’à son utilisation par des philosophes comme Augustin et son apparition dans la pensée utopique radicale et anti-étatique de penseurs comme Charles Fourier. Cet héritage de liberté nous donne une vision alternative du développement potentiel de l’humanité qui remet en question la sagesse traditionnellement reconnue de Marx selon laquelle l’État et le capitalisme étaient “historiquement nécessaires” à l’avancement de la société vers le socialisme. Non seulement ils n’étaient pas nécessaires, selon mon père, mais la croyance marxienne classique dans le rôle historique “progressiste” du capitalisme avait même entravé la formation d’une gauche réellement libertaire.
Öcalan a lu The Ecology of Freedom et a approuvé son analyse. Dans son propre livre In Defense of the People (à paraître en anglais), Öcalan écrit :
« Le développement de l’autorité et de la hiérarchie avant même l’émergence de la société de classe est un tournant important dans l’histoire. Aucune loi de la nature n’exige que les sociétés naturelles se transforment en sociétés étatiques hiérarchiques. Tout au plus pourrait-on dire qu’il pourrait y avoir une tendance. La croyance marxiste selon laquelle la société de classe est une fatalité est une grande erreur. »
Illustrant les exemples d’égalitarisme et d’entraide qui ont caractérisé les premières sociétés, mon père a soutenu que le capitalisme n’était pas le produit final inévitable de la civilisation humaine. Il a suggéré qu’une reprise des impulsions vers la coopération, l’aide mutuelle et la durabilité écologique pourrait être réalisée dans une société moderne en construisant une économie morale et écologique basée sur les besoins humains, en encourageant les technologies qui peuvent décentraliser les ressources, telles que les énergies solaire et éolienne, et en construisant des assemblées démocratiques de base qui responsabilisent les gens au niveau local.
L’accent mis par mon père sur la hiérarchie est devenu un aspect caractéristique des efforts d’Öcalan pour redéfinir le problème kurde. Dans The Roots of Civilization (à paraître en français), le premier volume des écrits de prison d’Öcalan, il a également retracé l’histoire des premières sociétés communautaires et la transition vers le capitalisme. Comme Bookchin, il a honoré la formation des premières sociétés en Mésopotamie, berceau de la civilisation et lieu de naissance de l’art, de la langue écrite et de l’agriculture. Il nous a rappelé que les liens de parenté puissants qui demeurent un élément essentiel de la vie familiale kurde — les relations traditionnelles des familles élargies et la culture populaire — peuvent constituer le fondement d’une nouvelle société éthique qui allie les meilleurs aspects des valeurs des Lumières à une sensibilité communale et écologique.
Öcalan va plus loin que Bookchin dans l’importance qu’il donne au patriarcat. Mon père avait examiné comment les hiérarchies sont nées de la nécessité pour les anciens de la société de préserver leur pouvoir, tandis qu’ils vieillissaient, en institutionnalisant leur statut sous forme de chamans, puis de prêtres — un processus qui incluait la domination des femmes par les hommes. Öcalan, cependant, considère le patriarcat comme une caractéristique déterminante de la civilisation humaine. “Les cinq mille ans d’histoire de la civilisation peuvent être résumés en une histoire de l’asservissement des femmes”, écrit-il dans une brochure intitulée “Libérer la vie : la révolution de la femme”. “La profondeur de l’asservissement de la femme et le masquage intentionnel de ce fait sont donc liés de près à l’essor, au sein de la société, du pouvoir étatique et hiérarchique”. Pour Öcalan, l’élimination de ces relations de pouvoir enracinées institutionnellement et psychologiquement exigera une nouvelle vision de la société et une profonde reconsidération personnelle de la part des hommes.
L’intérêt d’Öcalan pour la libération des femmes a précédé son séjour à Imrali, et n’a jamais été une simple question théorique. À la fin des années 80 et au début des années 90, les femmes kurdes de Syrie et de Turquie, où elles subissaient une répression particulièrement dure de la part de l’État turc, se joignaient au PKK en nombre croissant. Quittant leurs villages et leurs villes pour se rendre dans les camps d’entraînement du PKK dans la vallée de la Bekaa au Liban et dans les montagnes du Qandil en Irak, ces femmes ont contribué à porter le nombre de combattantEs du PKK à 15 000 en 1994, les femmes représentant environ un tiers des forces. Conformément à l’accent mis par le PKK sur l’étude et l’éducation, ces femmes, bien que formées comme guérilleras, lisaient aussi des textes féministes et d’autres textes radicaux. Öcalan, qui avait déjà réévalué le problème de la personnalité du “mâle dominant” au sein du PKK, soutenait leurs revendications pour l’égalité des droits, une milice séparée et leurs propres institutions. Comme l’explique Meredith Tax dans son récent livre A Road Unforeseen : Women Fight the Islamic State, la création d’unités entièrement féminines au PKK était cruciale pour “donner aux femmes la confiance et l’expérience du leadership nécessaires pour faire le saut vers une armée de femmes totalement séparée”.
Comme Bookchin des années auparavant, Öcalan avait également été déçu par le socialisme d’Etat. “Ne considérez pas l’Union soviétique comme le Dieu du socialisme et le dernier Dieu en date”, dit-il à un journaliste en 1991. “Le rêve d’une utopie socialiste n’est pas seulement marxiste-léniniste. Il est aussi vieux que l’humanité”. De plus en plus persuadé que l’État lui-même était le problème, il a commencé à recadrer l’objectif de son mouvement non pas autour d’une nation kurde mais vers une entité démocratique autonome et autogérée au sein d’une fédération qui accorderait une autonomie similaire à tous ses groupes sujets. Un genre de système politique très différent de tout ce qui existe actuellement au Moyen-Orient ou quasiment n’importe où ailleurs.
“L’État-nation nous rend moins qu’humain”, écrit Bookchin dans son essai de 1985 “Repenser l’éthique, la nature et la société”. “Il nous domine, nous cajole, nous ôte notre pouvoir, nous dépouille de notre substance, nous humilie — et nous tue souvent dans ses aventures impérialistes… Nous sommes les victimes de l’État-nation, non seulement physiquement et psychologiquement, mais aussi idéologiquement”. Öcalan en est venu à partager ce point de vue : en 2005, il a publié une “Déclaration” selon laquelle “la racine politique de la solution de la nation démocratique est le confédéralisme démocratique de la société civile, qui n’est pas l’État”. Elle doit plutôt s’appuyer sur l’ ”unité communale”, une construction écologique, sociale et économique qui “ne vise pas à faire du profit” mais plutôt à répondre aux besoins, déterminés collectivement, des personnes qui y vivent. Le document a servi de fondement à une vision qu’il espérait voir adoptée par l’ensemble du Kurdistan, y compris les 6 millions de Kurdes en Iran et un nombre similaire en Irak.
Öcalan s’y est fait l’écho du programme de mon père dans The Rise of Urbanization and the Decline of Citizenship (plus tard intitulé Urbanization Without Cities), qu’Öcalan avait lu en prison et recommandé aux maires du Bakûr, dans le sud-est de la Turquie. Dans ce volume, mon père a retracé l’histoire des mégalopoles urbaines, d’Athènes à la Commune de Paris et au-delà, dans un effort pour “restaurer la cité, pour la visualiser non pas comme une menace pour l’environnement mais comme une communauté humaine, éthique et écologique unique” qui pourrait être revendiquée comme le lieu d’une nouvelle politique, celle de la démocratie d’assemblée, un “art dans lequel chaque citoyenNE est pleinement conscientE du fait que sa communauté confie son destin à sa probité morale et à sa rationalité”. “La ville”, écrit-il, “doit être conçue comme un nouveau type d’union éthique, une forme de responsabilisation personnelle à échelle humaine, un système participatif voire écologique de prise de décision et une source particulière de culture civique”. Et il a fait valoir qu’en pratiquant une politique municipale radicale, les gens peuvent, en fait, créer une nouvelle société démocratique dans la coquille de l’ancien, s’arrachant au contrôle de l’État central.
Ces idées “communalistes” ont été mises en pratique dans les villes et villages de la Fédération démocratique du Nord de la Syrie. Un système élaboré de démocratie de conseil commençant au niveau de la “commune” (réunissant de trente à quatre cents familles). La commune envoie des déléguéEs au conseil de quartier ou de village, qui à son tour envoie des déléguéEs au niveau du district (ou de la ville) et finalement aux assemblées régionales. Des citoyenNEs siègent aux comités de la santé, de l’environnement, de la défense, des femmes, de l’économie, de la politique, de la justice et de l’idéologie. Tout le monde a le droit de s’exprimer. Et conformément aux idées d’Öcalan sur les questions relatives aux femmes, les conseils des femmes ont le pouvoir de passer outre les décisions prises par d’autres conseils lorsque la question concerne spécifiquement les intérêts des femmes.
CombattantEs kurdes des YPG, dans le village de Heras près de la ligne de front du Rojava contre l’EI, Syrie, 2014. Le village est sous protection des YPG, l’armée nationale du Kurdistan syrien.
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Bien que le PKK reste la principale force d’opposition de la plupart des Kurdes qui s’opposent à la politique du président turc Erdoğan, il y eut des divisions au sein du mouvement, notamment au milieu des années 2000, lorsque Öcalan a commencé à implanter sérieusement le confédéralisme démocratique. Pourtant, le fait qu’une grande majorité du peuple kurde ait suivi la voie qu’il a tracée témoigne du caractère de son leadership, qui a enduré près de deux décennies d’emprisonnement. Malgré tout cela, le PKK reste sur les listes noires terroristes tenues par les États-Unis et l’Union européenne, et les médias occidentaux persistent inexplicablement à appeler Öcalan et le PKK des “marxistes-léninistes”, plus d’une décennie après que cette idéologie ait été formellement abandonnée, à la fois dans la pratique et dans les milliers de pages des écrits d’Öcalan.
Au moment des élections turques de juin 2015, le PKK avait déclaré un cessez-le-feu unilatéral et les preuves de son engagement en faveur de la démocratie de base étaient en pleine floraison dans les villes et villages kurdes du sud-est de la Turquie, où les femmes travaillaient comme co-maires et servaient dans tous les secteurs de l’administration de la ville. Lors des élections, le parti HDP dirigé par des Kurdes a remporté 13 % des voix, ce qui en a fait le troisième parti en importance au parlement turc. Sommairement, Erdoğan a interrompu les négociations de paix qui avaient commencé avec Öcalan en 2013 et a lancé un assaut soutenu contre la région kurde. La campagne militaire et la résistance du PKK ont entraîné la mort de centaines de personnes, avec des milliers d’autres emprisonnéEs. Parmi elleux, Selahattin Demirtaş, le leader charismatique du HDP qui se présente maintenant à la présidence à partir de sa cellule de prison lors de l’élection surprise convoquée par Erdoğan pour le 24 juin.
Le 24 mai, le Tribunal permanent des peuples, basé à Rome et créé en 1979 pour poursuivre les travaux du Tribunal Russell (qui avait enquêté sur les crimes de guerre au Vietnam), a déterminé que le PKK n’était pas un groupe terroriste mais un combattant dans un “conflit armé non international”. Il a aussi déclaré Erdoğan personnellement coupable de crimes de guerre contre le peuple kurde pour n’avoir pas adhéré aux Conventions de Genève pendant une période de dix-huit mois entre juin 2015 et janvier 2017. Dans une décision annoncée au Parlement européen à Bruxelles, le Tribunal a également déclaré la Turquie coupable d’opérations sous faux drapeaux, “d’assassinats ciblés, d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées”, de destruction de villes kurdes et du déplacement de 300 000 civils, ainsi que de “priver le peuple kurde de son droit à l’autodétermination en imposant l’identité turque et en réprimant sa participation à la vie politique, économique et culturelle du pays”. Le Tribunal a exhorté à la reprise immédiate des négociations de paix avec les Kurdes en Turquie et a également appelé la Turquie à mettre fin à toutes les opérations militaires contre les Kurdes en Syrie.
L’insistance de la Turquie pour dire que les Kurdes syrienNEs, elles aussi, sont des “terroristes” en raison de leur affiliation idéologique avec Öcalan a forcé les Etats-Unis à marcher sur une corde raide : soutenant les YPG et les YPJ en tant que membres des Forces Démocratiques Syriennes et niant leurs liens avec le PKK, tout en soutenant que le PKK en Turquie est un groupe terroriste. En conséquence, alors que les responsables militaires américains soutiennent oralement les Kurdes en les disant “nos meilleurs partenaires sur le terrain ” dans la lutte contre l’EI en Syrie, le département d’État a fermé les yeux sur les violations incessantes des droits de l’homme par Erdoğan, faisant écho à sa rhétorique selon laquelle le PKK doit être détruit, une politique que le peuple kurde qualifie d’approbation tacite d’une guerre contre touTEs les Kurdes. Cette politique américaine, ainsi que le quasi-silence des dirigeantEs américainEs et européenNEs sur l’agression du gouvernement turc contre ses citoyenNEs kurdes entre 2015 et 2017, pourrait avoir encouragé Erdoğan à envoyer ses forces et les milices de l’ancienne Armée Syrienne Libre – comprenant des djihadistes et des anciens combattants de l’EI — dans le canton d’Afrin en Syrie le 20 janvier. On estime que 170 000 personnes ont depuis lors été déplacées d’Afrin, beaucoup d’entre elles sont sans abri et dorment en plein air. Cette région qui était autrefois un havre de paix et de multiculturalisme, un lieu où les femmes détenaient 50 % des fonctions publiques, est maintenant assiégée. Des rapports font état d’enlèvements de femmes et de filles, d’expulsions de Kurdes de leurs maisons et de leurs entreprises, et de l’imposition partielle de la charia. La Turquie a reçu pour cela le soutien tacite des Etats-Unis, qui ont refusé de s’opposer à Erdoğan au nom de leurs alliéEs kurdes. La dévastation qui en a résulté a malheureusement été sous-médiatisée par la presse américaine.
Bookchin, 1991. Ludwig Rauch
Mon père est décédé le 30 juillet 2006, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, environ deux ans après que les intermédiaires d’Öcalan l’aient contacté. L’arthrite l’empêchait de s’asseoir devant un ordinateur et de taper, de telle sorte que sa correspondance avec Öcalan a pris fin après l’échange de quelques lettres de chaque côté. Dans sa dernière lettre, mon père a envoyé ses meilleurs vœux à Öcalan et a écrit :
« J’espère que le peuple kurde pourra un jour établir une société libre et rationnelle qui permettra à son génie de s’épanouir à nouveau. Illes ont la chance d’avoir un chef de file du talent de M. Öcalan pour les guider. »
A la mort de Murray Bookchin, le PKK a publié une déclaration de deux pages le saluant comme “l’un des plus grands spécialistes des sciences sociales du XXe siècle”. “Il nous a initié à la pensée de l’écologie sociale, et c’est pour cela que l’humanité se souviendra de lui avec gratitude”, ont écrit les auteurEs de la déclaration. “Nous nous engageons à faire vivre Bookchin dans notre lutte. Nous mettrons cette promesse en pratique en tant que première société qui établit un confédéralisme démocratique tangible”. Si mon père avait vécu pour voir ses idées mises en pratique au Rojava et dans le sud-est de la Turquie, il aurait été profondément ému de savoir que son esprit révolutionnaire avait ressuscité au sein d’une génération du peuple kurde. Il se serait réjoui que le Rojava soit un exemple historique supplémentaire du désir de liberté qu’il ressentait lui-même si profondément et auquel il a consacré sa vie.
15 juin 2018, 7h.
Debbie Bookchin
Debbie Bookchin est auteure et journaliste (primée), et co-éditrice de The Next Revolution:
Popular Assemblies and the Promise of Direct Democracy (Verso, 2014), un recueil d’essais de Murray Bookchin.
Elle a écrit des articles pour de nombreux journaux, y compris The New York Times, The Atlantic, The Boston Globe, le New Scientist, et publiée dans les médias tels que The Nation, Roar Magazine… Elle fut professeure invitée de plusieurs universités, et intervenante lors d’événements comme Le Forum de la Gauche à New York, Réseau pour la recherche d’une alternative à Hambourg ou encore, au Grand sommet mondial des ‘villes sans peur’ (Fearless Cities) à Barcelone.
Image à la une : Femmes kurdes du canton de Kobanê, au Rojava, marchant dans une manifestation appelant à la libération du dirigeant du PKK Abdullah Öcalan, Syrie, 2015. Andia/UIG via Getty Image