Zehra Doğan : “Ils ont confisqué et détruit une vingtaine des dessins que j’avais réalisés sur des journaux, serviettes, emballages de packs de lait”…
Le secrétaire général du syndicat des journalistes de Turquie (TGS) Gökhan Durmuş et le représentant de Diyarbakır ont rencontré la journaliste et artiste Zehra Doğan à la prison de Diyarbakır où elle est incarcérée depuis le 12 juin 2017. Elle leur a communiqué que les conditions d’incarcération s’étaient durcies sous état d’urgence, et rappelé qu’il lui reste encore 11 mois d’emprisonnement.
Zehra a indiqué qu’elles sont 15 co-détenues à partager le même quartier, et fait part de certains faits. “Nous avons chanté une chanson en kurde. Celle-ci a été considérée comme ‘slogan’ et en guise de sanction disciplinaire, une interdiction de communication a été infligée à toutes. Je ne reçois plus mon courrier depuis deux mois.”
Zehra précise que le matériel artistique comme peintures, papiers, pinceaux, qui lui ont été envoyés, ne lui sont pas transmis non plus :
“Je n’arrive pas à obtenir le matériel nécessaire, alors j’essaie de créer par d’autres moyens. Lorsque je n’ai pas de papier, je dessine sur des journaux. Pour le violet, j’utilise le chou, pour le rouge, parfois du sang, ou encore des pépins de grenade écrasés. J’écrase aussi le persil ou l’herbe pour obtenir le vert. L’administration de la prison, juge que dessiner est dangereux. Comment est-ce possible qu’écraser de l’herbe puisse être dangereux ? Ils m’ont confisqué une vingtaine de mes dessins que j’avais réalisés sur des journaux, des serviettes, des emballages carton de pack de lait, et ils m’ont dit qu’ils les avaient détruits. Pourquoi les détruisent-ils ? Si c’est répréhensible, ils peuvent les confisquer et me les rendre à ma libération.
Ils ne m’autorisent à recevoir aucun livre non plus, pour le motif ‘qu’il pourrait s’agir de communication cryptée’. C’est un grand problème.”
En effet, hier son avocat communiquait une décision du Juge concernant deux livres refusés pour Zehra. Cette décision répond à la requête que son avocat a présenté au tribunal de Diyabakır le 25 janvier 2018.
La Juge, refusant la requête, a donc décidé que l’interdiction de deux livres envoyés à Zehra par la Poste, était tout à fait légale. Après l’observation des deux livres, “Yüksel Arslan : İlişki, Davranış, Sıkıntılara Övgü’den Arture’lere” (Des louanges de la relation, du comportement et de l’ennui, aux Artures) et “Yeryüzünden Binbir Efsane”** (Mille et une légende de la Terre) de Filiz Özdem, Elle se réfère à une circulaire du ministère de la Justice qui précise en résumé, “les prisonnierEs, poursuivant des études, peuvent recevoir des livres envoyés par la poste, après examen de ces livres, afin de déterminer s’ils sont liés aux études.”
* Yüksel Arslan (1933 Istanbul — 20 avril 2017, Paris), artiste connu en Turquie comme “l’artiste du Capital” qui fut une de ses sources d’inspiration. Le terme “arture” est une invention qui lui est particuliere, un mélange d’Art, de peinture, de rature et de littérature…
Pour en savoir plus :
La mort de Yüksel Arslan, artiste encyclopédique — Le Monde
Ce livre est classé dans la collection “Art/histoire de l’Art”.
** “Yeryüzünden Binbir Efsane” (Mille et une légende de la Terre”), est un recueil poétique de Filiz Özdem, illustré par Aysu Koçak et qui invite les jeunes lecteurs et lectrices dans le monde fantastique des légendes, avec ses “montagnes de cuivre, ses puits aveugles, et ses oiseaux magiques”…
Ce livre est paru dans une collection Jeunesse/Enfance
La décision du 22 mars 2018, précise alors, que les livres envoyés par la Poste à Zehra Doğan, ne sont pas des livres d’études, et qu’ils pourraient faire l’objet d’une communication cryptée, qui pourrait menacer la sécurité de l’établissement [carcéral]. Par conséquent, l’interdiction de l’administration est justifiée, donc la requête est rejetée.
Le tweet de l’avocat de Zehra :
OHAL’de yasakların sınırı yok. İnfaz Hakimliği, Diyarbakır E Tipi Cezaevinde tutulan gazeteci, ressam Zehra Doğan için gönderilen kitapların verilmemesini “hukuka uygun” buldu. Gerekçe evlere şenlik; “gönderilen kitaplar ders kitabı değil, Zehra Doğan da zaten öğrenci değil.” pic.twitter.com/vkHDdzfAhv
— böceklerin avukatı (@boceklrnavukati) 18 avril 2018
Enoncer une interdiction de circulation de livres avec le prétexte mégalo-maniaque d’une “communication cryptée” fait de fait référence à la soit disant utilisation du cryptage de données par le “terrorisme”, décliné à toutes les sauces… Accusation qui fut celle portée à l’encontre des militants turcs d’Amnesty International dont le président reste incarcéré. Rappelons qu’en 2016, Zehra fut elle même objet d’une inculpation pour “appartenance terroriste”, inculpation qui fut ensuite abandonnée par le Procureur.
Zehra raconte pourtant qu’elles peuvent lire en prison. Les journaux quotidiens Cumhuriyet, Evrensel, Özgürlükçü Demokrasi, sont consultables, et certains autres journaux arrivent également de temps à autre.
Elle encourage ses confrères et consoeurs qui sont “à l’extérieur” à continuer d’informer sans peur ni retenue.
“C’est en étant en prison qu’on comprend la valeur du journalisme. Nous voyons depuis ici, encore mieux, que les vraiEs journalistes font un travail difficile. Parce que nous comprenons que les autres ‘informations’ ne sont pas des informations… Sachant qu’une personne qui fait de la véritable information, peut être à tout moment arrêtée ou tuée, nous nous disons ‘CeTTE journaliste a perdu la raison. Mais pourvu qu’il-elle continue à perdre la raison et à nous informer, nous, et l’opinion publique’. Pour nous, les prisonnierEs, lire les vraies informations c’est presque un rituel. Lorsque les journaux qui nous donnent de véritables informations, comme Cumhuriyet, Evrensel, Özgürlükçü Demokrasi, arrivent, nous lisons chaque jour, à tour de rôle, à voix haute, pour les autres. Quand les articles sont lus, tout le monde se tait, seule l’information parle. C’est pour cela que les vrais journaux, les vraiEs journalistes sont précieux.”
L’emprisonnement, qui en soit est déjà une peine de privation totale de liberté de mouvements et de libre arbitre infligé à une personne humaine, est comme tel totalement contestable. Dans les processus politiques en cours au Rojava, par exemple, on a vu des “communes de femmes” discuter de la nécessité de cette peine, pour des agresseurs, même dans le contexte de la guerre syrienne. Le sujet est aussi au coeur des décisions de tribunaux qui prononcent des sanctions contre des collaborateurs de Daech… Dès lors où il ne s’agit plus de condamner pour l’exemple au nom d’un Etat, le débat s’ouvre.
Mais on reconnaît la nature d’un régime politique à la manière dont il traite ses opposants qu’il emprisonne. Et là, en l’occurence, la Turquie, dans toute son histoire, a toujours mêlé emprisonnements et tortures pour les insoumisEs, la punition paraissant toujours trop douce aux yeux de l’Etat. L’histoire des prisons turques est peuplée de ces barbaries là. Faire plier, rendre anonyme, uniformiser, déshumaniser, et à certaines périodes violenter et torturer, a été le crédo des incarcérations.
C’est pourquoi il est important que l’incarcéréE ne reste jamais anonyme, tout comme le régime des “politiques” soit préservé, car il inclue l’entraide communautaire. Aujourd’hui, d’ailleurs, sa préservation tient davantage du surpeuplement que d’une volonté de garder un statut. Aussi était-il important de faire connaître et de populariser le cas de Zehra, tout en parlant de toutes et tous.
La campagne transnationale autour d’elle porte ses fruits et la protège encore, elles et ses co-détenues. Les mesures de rétorsion sont à la hauteur des vexations de l’administration pénitentiaire et du pouvoir politique. Conserver Zehra dans la lumière reste donc indispensable, et pas seulement occasionnellement.
A cet égard, félicitons encore une fois les efforts des sections du PEN International, d’autres d’Amnesty, et de regroupements de journalistes comme Ifex… quand ils ne se contentent pas d’un acte symbolique.
Et puisque les oeuvres de Zehra sont “dangereuses”, en voici deux, échappées de la destruction. Vous pourrez ainsi mesurer leur dangerosité.
C’est le degré de résistance de la journaliste, mais aussi de l’artiste, de la jeune femme kurde, que l’Etat turc veut mesurer via sa prison. Zehra ne rompt pas. La mobilisation pour elle et les liens tissés autour d’elle ne doit pas se rompre non plus, mais s’amplifier.
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Mezopotamya Ajansı Rojnameger Zehra Dogan: Divê bêtirs nûçe bên çêkirin
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ANF English Zehra Doğan: “Continue to write the news, without fear”