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C’est une inter­view réal­isée en décem­bre 2014 par Pınar Öğünç, d’abord pub­liée en turc sur Evrensel puis en anglais sur Kur­dish Ques­tion. Kedis­tan pub­lie en guise d’archive, la tra­duc­tion de ce reportage qui n’a rien per­du de son actualité…

 

Je suis rentré du Rojava rajeuni de dix ans

27 décembre 2014 — Interview by Pınar Öğünç

Pro­fesseur d’an­thro­polo­gie au Lon­don School of Eco­nom­ics, activiste, anar­chiste David Grae­ber a écrit un arti­cle pub­lié dans The Guardian en octo­bre (2014) pen­dant les pre­mières semaines de l’at­taque de Daech for Kobané (nord de la Syrie) deman­dant pourquoi le monde pas­sait sous silence les kur­des syriens révolutionnaires.

Men­tion­nant son père qui s’é­tait porté volon­taire pour les brigades inter­na­tionales de dégense de la république espag­nole en 1937, il demandait : “S’il existe un par­al­lèle aujour­d’hui avec les pha­langistes super­fi­cielle­ment dévots et meur­tri­ers de Fran­co, qui pour­rait-il cela être, sinon Daech? S’il existe un par­al­lèle aux Mujeres Libres d’Es­pagne, qui d’autres que les femmes courageuses défen­dant les bar­ri­cades de Kobané? Le monde – et cette fois, de façon encore plus scan­daleuse, la gauche inter­na­tionale – sera-t-il com­plice dans la répéti­tion de l’histoire?”

Selon Grae­ber, la région autonome du Roja­va déclaré sous forme de “con­trat social” en 2011 en tant que trois can­tons anti-éta­tiques et anti-cap­i­tal­istes con­stitue aus­si une remar­quable expéri­ence démoc­ra­tique de notre époque.

Au début de décem­bre, avec un groupe de huit per­son­nes, des étu­di­antEs, des mil­i­tantEs et des uni­ver­si­taires provenant de dif­férentes par­ties d’Eu­rope et des Etats-Unis, il a passé dix jours à Cizire – l’un des trois can­tons du Roja­va. Il a pu y observ­er sur place la pra­tique de “l’au­tonomie démoc­ra­tique” et posé des douzaines de questions.

Il nous donne ici ses impres­sions sur ce voy­age avec des ques­tions plus larges sur le pourquoi du silence main­tenu par le monde entier autour de cette “expéri­ence” des kur­des de Syrie.

Dans votre arti­cle pour The Guardian vous vous inter­ro­giez à savoir pourquoi le monde entier pas­sait sous silence “l’ex­péri­ence démoc­ra­tique” des kur­des en Syrie. Après en avoir fait l’ex­péri­ence pen­dant dix jours, avez-vous une nou­velle ques­tion, ou peut-être une réponse, à ce sujet ?

Et bien, si quiconque avait le moin­dre doute à savoir s’il s’agis­sait vrai­ment d’une révo­lu­tion, ou juste d’une espèce de façade, je dirais que cette vis­ite y a apporté une réponse défini­tive. Il y a encore des gens qui par­lent de cette façon : “ceci n’est rien d’autre qu’une façade du PKK (le Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan), ils-elles ne sont qu’une organ­i­sa­tion stal­in­i­enne autori­taire qui fait sem­blant d’avoir adop­té une forme rad­i­cale de démoc­ra­tie.” Non. Ils-elles sont tout à fait authen­tiques. Il s’ag­it d’une vraie révo­lu­tion. Et, d’une cer­taine façon, c’est juste­ment là le prob­lème. Les grandes puis­sances se sont liées à une idéolo­gie qui pré­tend que les véri­ta­bles révo­lu­tions ne peu­vent plus se pro­duire. Pen­dant ce temps, plusieurs dans la gauche, même dans la gauche rad­i­cale, sem­blent avoir adopter une poli­tique qui se fonde sur la même chose, même s’ils con­tin­u­ent à faire des bruits révo­lu­tion­naires super­fi­ciels. Ils adoptent une sorte de cadre “anti-impéri­al­iste” puri­tain qui prend pour acquis que les joueurs impor­tants sont les gou­verne­ments et les cap­i­tal­istes et qu’il s’ag­it là du seul jeu qui vaille la peine qu’on en par­le. Le jeu dans lequel vous faites la guerre, vous créez des scélérats de dimen­sion mythique, vous vous emparez du pét­role et des autres ressources, étab­lis­sez des réseaux de patron­age; c’est le seul jeu en ville. Les gens du Roja­va dis­ent : “Nous ne voulons pas jouer à ce jeu. Nous voulons en créer un nou­veau. Beau­coup de gens trou­vent cela déroutant et dérangeant alors ils choi­sis­sent de croire que ça ne se passe pas réelle­ment, ou que ces gens sont trompés, ou mal­hon­nêtes, ou naïfs.”

Depuis octo­bre, on con­state une mon­tée de sol­i­dar­ité de la part de divers mou­ve­ments poli­tiques à tra­vers le monde. Il y a une énorme cou­ver­ture, par­fois fort ent­hou­si­aste, au sujet de la résis­tance à Kobanê dans les jour­naux de la majorité partout dans le monde. L’at­ti­tude poli­tique envers le Roja­va sem­blent s’être par­tielle­ment mod­i­fiée en Occi­dent. Ce sont là, des élé­ments sig­ni­fi­cat­ifs, mais tout de même, croyez-vous que l’au­tonomie démoc­ra­tique et ce qu’on en expéri­mente au Roja­va soit suff­isam­ment dis­cutée? Jusqu’à quel point la vue d’ensem­ble n’est-elle pas dom­inée par cette appro­ba­tion et cette fas­ci­na­tion de type “des braves gens courageux qui se bat­tent con­tre le mal de notre époque, Daech” ?

Je trou­ve remar­quable com­ment autant de gens en Occi­dent peu­vent voir ces cadres fémin­istes armés, par exem­ple, sans réfléchir aux idées qui les sou­ten­dent. Ils sem­blent croire que ça s’est sim­ple­ment pro­duit, comme ça. “Je sup­pose qu’il s’ag­it d’une tra­di­tion kurde”. Jusqu’à un cer­tain point, cela découle de l’ori­en­tal­isme, évidem­ment, ou pour le dire plus sim­ple­ment, du racisme. Cela ne sem­ble jamais effleur­er l’e­sprit de ces gens qu’au Kur­dis­tan, il y a aus­si des gens qui lisent Judith But­ler. Au mieux, ils pensent “Ah, ils ten­tent de se hiss­er aux stan­dards occi­den­taux de démoc­ra­tie et de droits pour les femmes. Je me demande si c’est réel ou juste pour con­som­ma­tion étrangère.” Cela ne sem­ble pas les effleur­er qu’ils-elles puis­sent pouss­er ces ques­tions bien au-delà de ce que les “stan­dards occi­den­taux” ont jamais pu réalis­er; qu’ils-elles peu­vent réelle­ment croire aux principes que les Etats occi­den­taux ne font proclamer.

Vous avez men­tion­né la réac­tion de la gauche envers le Roja­va. Com­ment est-il reçu dans les com­mu­nautés anar­chistes internationales ?

La réac­tion dans les com­mu­nautés anar­chistes inter­na­tionales a été décidé­ment var­iée. Je trou­ve cela plutôt dif­fi­cile à com­pren­dre. Il y a un groupe très impor­tants d’a­n­ar­chistes ‑habituelle­ment, les élé­ments plus sec­taires- qui insis­tent sur le fait que le PKK est tou­jours un groupe nation­al­iste autori­taire “stal­in­ien” qui a adopte les idées de Bookchin et d’autres lib­er­taires de gauche afin de faire la cour à la gauche anti-autori­taire en Europe et en Amérique. Cela m’a tou­jours frap­pé comme l’une des idées les plus idiotes et nar­cis­siques qu’il m’ait été don­né d’en­ten­dre. Même en sup­posant que la prémisse en soit cor­recte, et qu’un groupe marx­iste-lénin­iste ait décidé de simuler une idéolo­gie afin d’obtenir un sou­tien de l’é­tranger, pourquoi dia­ble auraient-ils choisi les idées anar­chistes dévelop­pées par Mur­ray Bookchin ? Il s’a­gi­rait de la manœu­vre la plus stu­pide qui soit. De toute évi­dence, ils feraient sem­blant d’être des islamistes ou des libéraux, puisque que ce sont ces gens-là qui obti­en­nent les armes et le sou­tien matériel. De toute façon, je crois qu’il y a beau­coup de gens dans la gauche inter­na­tionale, y com­pris la gauche anar­chiste, qui ne veu­lent pas vrai­ment vain­cre, au fond. Ils-elles ne peu­vent s’imag­in­er une révo­lu­tion qui se pro­duirait vrai­ment, et secrète­ment, ils-elles ne le veu­lent pas vrai­ment puisque cela voudrait dire qu’ils-elles devraient partager leur club chou­ette avec des gens ordi­naires; ils-elles ne seraient plus des gens spé­ci­aux. Alors, de cette façon, c’est plutôt utile comme out­il pour départager les véri­ta­bles révo­lu­tion­naires des poseurs. Mais les vrais révo­lu­tion­naires se sont avérés solides.

Quelle est la chose la plus impres­sion­nante qu’il vous a été don­né de voir au Roja­va, en ter­mes de pra­tique d’au­tonomie démocratique ?

Il y a eu tant de choses impres­sion­nantes. Je ne crois pas avoir enten­du par­ler d’un autre endroit au monde où il existe une sit­u­a­tion de dou­ble pou­voir dont les deux côtés aient été créés par les mêmes forces poli­tiques. Il y a “l’ad­min­is­tra­tion démoc­ra­tique autonome”, qui revêt toutes les formes et les apparences d’un état – par­lement, min­istères, et ain­si de suite – mais elle a été créée soigneu­ment pour être dis­tincte des moyens du pou­voir coerci­tif. Puis, vous avez le TEV-DEM (le mou­ve­ment pour une société démoc­ra­tique), qui est con­sti­tué d’in­sti­tu­tions démoc­ra­tiques émanant directe­ment de la base. En fin de compte ‑et c’est là la clé- les forces de sécu­rité doivent répon­dre aux struc­tures de la base et non pas à celles émanant des éch­e­lons supérieurs. Par­mi les nom­breux endroits que nous avons vis­ités il y avait une académie de police (Asay­iş). Tout le monde doit suiv­re des cours sur la réso­lu­tion non-vio­lente des con­flits et sur la théorie fémin­iste avant d’avoir le droit to pren­dre une arme. Les co-directeurEs nous ont expliqué que le but ultime était de don­ner à tout le monde la for­ma­tion poli­cière de base d’une durée de six semaines, pour en arriv­er, finale­ment, à l’élim­i­na­tion d’une force policière.

Que répon­dri­iez-vous aux divers­es cri­tiques con­cer­nant le Roja­va ? Par exem­ple : “Ils n’au­raient pas pu réalis­er cela en temps de paix. C’est à cause de l’é­tat de guerre”

Et bien, je pense que la plu­part des mou­ve­ments faisant face à des con­di­tions extrêmes de guerre ne procèderaient pas mal­gré tout à l’abo­li­tion de la peine cap­i­tale, à la dis­so­lu­tion de la police secrète et à la démoc­ra­ti­sa­tion de l’ar­mée. Par exem­ple, les unités de l’ar­mée élisent leurs officiers.

Et il y a une autre cri­tique assez répan­due dans les cer­cles pro-gou­verne­men­taux ici en Turquie : “Le mod­èle que les Kur­des – en ligne avec le PKK et le PYD (Par­ti d’u­nion démoc­ra­tique kurde) – ten­tent de pro­mou­voir n’est pas vrai­ment épousé par tous les gens qui vivent là. Cette struc­ture mul­ti­ple n’est là qu’en sur­face, en guise de symboles…”

Le prési­dent du can­ton de Cizire est un Arabe, le chef d’une des tribus locales les plus impor­tantes, en fait. Je sup­pose que vous pour­riez pré­ten­dre qu’il n’est là qu’à titre de fig­ure de proue. D’une cer­taine façon, c’est le cas pour l’ensem­ble du gou­verne­ment. Mais même si vous exam­inez les struc­tures émanant de la base, il n’y a cer­taine­ment pas que les Kur­des qui y par­ticipent. On m’a dit que le seul véri­ta­ble prob­lème se pro­duit avec cer­tains dans la “cein­ture arabe”, là où des gens furent importés d’autres régions syri­ennes par les baathistes dans les années 50 et 60, dans une poli­tique délibérée de mar­gin­al­i­sa­tion et d’as­sim­i­la­tion des Kur­des. Cer­taines de ces com­mu­nautés sont assez réfrac­taires à la révo­lu­tion, m’a-t-on dit. Mais les Arabes dont les familles sont établies là depuis des généra­tions, ou les Assyri­enNEs, les Khir­gizes, les Arméni­enNEs, les TchétchenNEs et autres, sont plutôt ent­hou­si­astes. Les Assyri­enNEs aux­quels nous avons par­lé nous ont dit qu’après une longue et dif­fi­cile rela­tion avec le régime, ils-elles avaient le sen­ti­ment d’avoir enfin le droit à une expres­sion religieuse libre et à l’au­tonomie cul­turelle. Le prob­lème le plus dif­fi­cile à résoudre est sans doute celui de la libéra­tion des femmes. Le PYD et le TEV-DEM la con­sid­èrent comme la notion absol­u­ment cen­trale de leur révo­lu­tion, mais ils éprou­vent aus­si des dif­fi­cultés à établir des alliances plus larges avec des com­mu­nautés arabes qui esti­ment que cela vio­le des principes religieux fon­da­men­taux. Par exem­ple, alors que les Syr­i­aques ont leur pro­pre union des femmes, les Arabes n’en ont pas, et les jeunes filles arabes qui souhait­ent s’or­gan­is­er autour de ques­tions des gen­res, ou même suiv­re des con­férences fémin­istes, doivent se join­dre aux Assyri­ennes ou même au Kurdes.

Sans être néces­saire­ment piégé dans ce “cadre anti-impéri­al­iste puri­tain” que vous men­tion­niez plus tôt, que répon­dri­iez-vous au com­men­taire selon lequel l’occident/l’impérialisme deman­dera un jour aux kur­des syriens de le rem­bours­er pour son sou­tien. Que pense l’oc­ci­dent au juste de ce mod­èle anti-éta­tique et anti-cap­i­tal­iste? Est-ce tout sim­ple­ment une expéri­ence qu’on peut ignor­er pen­dant que les kur­des acceptent de com­bat­tre un enne­mi créé, soi dit en pas­sant, par l’oc­ci­dent lui-même ?

Oh, il ne fait aucun doute que les Etats Unis et les puis­sances européennes fer­ont tout pour sabot­er la révo­lu­tion. Cela va sans dire. Les gens à qui j’ai par­lé en étaient bien con­scients. Mais ils-elle n’étab­lis­saient pas une forte dif­férence entre les puis­sances régionales telles que la Turquie, l’I­ran ou l’I­raq ou l’Ara­bie Saou­dite, et les puis­sances euro-améri­caines comme, dis­ons, la France ou les Etats-Unis. Ils-elles pre­naient pour acquis qu’ils étaient cap­i­tal­istes et éta­tiques et donc anti-révo­lu­tion­naires, à la lim­ite sus­cep­ti­bles d’être con­va­in­cus de les sup­port­er sans être ultime­ment de leur côté. Puis, il y a la ques­tion encore plus com­plexe de ce qu’on appelle “la com­mu­nauté inter­na­tionale”, le sys­tème glob­al des insti­tu­tions telles que les Nations Unies ou le Fond Moné­taire Inter­na­tion­al, les sociétés, les ONG, et, à ce compte, les organ­i­sa­tions de droits humains, qui fonc­tion­nent tous sur un à pri­ori de la présence d’un organ­isme d’E­tat, un gou­verne­ment qui peut pro­mulguer des lois et pos­sède le mono­pole de l’ap­pli­ca­tion coerci­tive de ces lois. Cizire n’a qu’un seul aéro­port et il est encore sous con­trôle du gou­verne­ment syrien. Ils-elle dis­ent qu’ils pour­raient aisé­ment s’en saisir. L’une des raisons pour lesquelles ils-elles ne le font pas : com­ment pour­rait-on gér­er un aéro­port non-gou­verne­men­tal ? Tous les actes posés dans un aéro­port le sont sur la base de règles inter­na­tionales qui pré­sup­posent la présence d’un Etat.

Avez-vous une réponse à l’ob­ses­sion de Daech au sujet de Kobanê ?

Eh bien, ils ne peu­vent pas être perçus comme des per­dants. Toute leur stratégie de recrute­ment repose sur l’idée qu’ils con­stituent une force destruc­trice irré­press­ible, et que leurs vic­toires con­tin­uelles sont la preuve qu’ils représen­tent la volon­té divine. Être vain­cus par une bande de fémin­istes con­stituerait l’hu­mil­i­a­tion ultime. Tant qu’ils pour­suiv­ent le com­bat à Kobanê, ils peu­vent pré­ten­dre que les déc­la­ra­tions des médias sont men­songères et qu’ils avan­cent tou­jours. Qui peut prou­ver le con­traire. S’ils se retirent, ils auront recon­nu la défaite.

Alors, avez-vous une réponse à ce que Tayyip Erdoğan et son par­ti ten­tent de faire en Syrie et au Moyen-Ori­ent, de façon plus générale ?

Je ne peux que ten­ter de devin­er. Il sem­ble avoir déplacé sa poli­tique anti-Kurde, anti-Assad vers une stratégie pure­ment anti-Kurde. De façon répétée, il s’est mon­tré dis­posé à s’al­li­er à de pseu­do-religieux fas­cistes afin d’at­ta­quer toute expéri­men­ta­tion en matière de démoc­ra­tie rad­i­cale inspirée par le PKK. De toute évi­dence, tout comme Daech même, il les con­sid­ère comme une men­ace idéologique, peut-être comme la seule alter­na­tive idéologique viable à l’is­lamisme de droite qui pointe à l’hori­zon, et il fera tout en son pou­voir pour l’éradiquer.

D’un côté, il y a le Kur­dis­tan irakien qui occupe un ter­rain idéologique bien dif­férent en matière de cap­i­tal­isme and de notions d’indépen­dance. De l’autre, il y a l’al­ter­na­tive du Roja­va. Et il y a des Kur­des en Turquie qui ten­tent de soutenir un proces­sus de paix avec le gou­verne­ment [NDLR : l’in­ter­view date du 2014]… Quelle est votre vision per­son­nelle de l’avenir des Kur­dis­tan, à court et à long terme ?

Qui peut le dire ? En ce moment, les choses sem­blent éton­nam­ment pos­i­tives pour les forces révo­lu­tion­naires. Le KDG a même renon­cé au fos­sé géant qu’il con­stru­i­sait à la fron­tière du Roja­va après que le PKK soit inter­venu de façon aus­si effi­cace pour sauver Erbil et d’autres villes d’at­taques par Daech en août. Un mem­bre du KNK m’a dit que cela a eu un effet majeur sur la con­science des gens; en un mois, cela a per­mis une con­sci­en­ti­sa­tion à laque­lle il aurait fal­lu con­sacr­er vingt ans en temps nor­mal. Les jeunes furent par­ti­c­ulière­ment frap­pés de la façon dont les pesh­mer­ga ont aban­don­né le ter­rain alors que les com­bat­tantes du PKK tenaient bon. Cepen­dant, il est dif­fi­cile d’imag­in­er com­ment le ter­ri­toire KRG pour­rait être révo­lu­tion­né à court terme. Ni com­ment les puis­sances inter­na­tionales pour­raient le permettre.

Bien que l’au­tonomie démoc­ra­tique ne sem­ble pas être claire­ment sur la table des négo­ci­a­tions en Turquie, le mou­ve­ment poli­tique kurde y tra­vaille, surtout au niveau social. Il tente de trou­ver des solu­tions pour instau­r­er des mod­èles pos­si­bles en terme de droit et d’é­conomie. Si l’on com­pare, dis­ons, la struc­ture de classe et le niveau de cap­i­tal­isme au Kur­dis­tan de l’ouest (Roja­va) et au Kur­dis­tan du nord (Turquie), que diriez-vous des dif­férences entre ces deux luttes pour une société anti-cap­i­tal­iste – ou pour un cap­i­tal­isme min­i­mal, tel qu’ils le décrivent ?

Je pense que la lutte kurde est tout à fait explicite dans son anti-cap­i­tal­isme dans les deux pays. C’est leur point de départ. Ils ont réus­si à trou­ver une sorte de for­mule : “On ne peut pas se débar­rass­er du cap­i­tal­isme sans elim­in­er l’E­tat, on ne peut pas se débar­rass­er de l’E­tat sans élim­in­er le patri­ar­cat.” Cepen­dant, les habi­tantEs du Roja­va ont la tâche plutôt facile en matière de class­es parce que la vraie bour­geoisie, en autant qu’elle était pos­si­ble dans une région majori­taire­ment agri­cole, s’est retirée avec l’ef­fon­drement du régime baathiste. Ils-elles se retrou­veront avec un prob­lème à long terme s’ils-elles ne tra­vail­lent pas à l’élab­o­ra­tion d’un sys­tème édu­catif qui con­tre­carre la pos­si­bil­ité d’une prise de con­trôle éventuelle par une strate dédiée au développe­ment tech­nocra­tique, mais entretemps, il est com­préhen­si­ble qu’ils-elles por­tent leur atten­tion immé­di­ate sur les ques­tions de genre. En Turquie, et bien, je n’en sais pas autant, mais j’ai le sen­ti­ment que les choses y sont beau­coup plus compliquées.

Pen­dant ces journées où les peu­ples de la terre ne pou­vaient pas respir­er pour des raisons évi­dentes, votre voy­age au Roja­va vous a‑t-il inspiré pour l’avenir? Selon vous, quel serait la “médecine” qui per­me­t­trait au monde de respirer ?

Ce fut remar­quable. J’ai passé toute ma vie à réfléchir à com­ment nous pour­rions faire des choses sem­blables dans un avenir éloigné, et la plu­part des gens me croit fou d’imag­in­er qu’il pour­ra en être ain­si un jour. Ces gens le font en ce moment même. S’ils-elle font la preuve que cela est pos­si­ble, qu’une société véri­ta­ble­ment égal­i­taire et démoc­ra­tique est pos­si­ble, cela trans­formera com­plète­ment le sens que les gens se font du poten­tiel humain. Pour ma part, j’ai l’im­pres­sion que ces dix jours là-bas m’ont raje­u­ni de dix ans.

Quelle sera la scène qui vous restera de votre voy­age à Cizire ?

Il y a eu telle­ment d’im­ages, telle­ment d’idées. J’ai vrai­ment aimé la dis­par­ité entre la façon dont les gens voy­aient les choses, sou­vent, et ce qu’ils-elles dis­aient. Vous ren­con­trez un type, un médecin, il a l’al­lure d’un type mil­i­taire syrien un peu effrayant, avec sa veste en cuir et son expres­sion austère et sévère. Et puis, vous lui par­lez et il explique : ” Nous croyons que la meilleure approche à la san­té publique, c’est la préven­tion, la plu­part des mal­adies devi­en­nent pos­si­bles en rai­son du stress. Nous croyons que si nous par­venons à réduire le stress, les niveaux de patholo­gies car­diaques, de dia­bètes, et même de can­cer dimin­ueront. Donc, notre objec­tif final est de ré-organ­is­er les villes pour qu’elles con­ti­en­nent 70% d’e­spaces verts…” Il y a ces pro­jets fous, bril­lants. Mais ensuite, vous passez au médecin suiv­ant qui vous explique com­ment, en rai­son de l’embargo turc, ils-elles ne peu­vent même pas obtenir les médica­ments et les équipements de base, tous les patientEs qu’ils-elles n’ont pas pu évac­uer néces­si­tant une dial­yse, sont mortEs… Cette décon­nex­ion entre leurs ambi­tions et leurs moyens incroy­able­ment réduits. Et… la femme qui nous ser­vait en réal­ité de guide était la min­istre adjointe aux affaires étrangères, du nom d’Am­i­na. À un moment don­né, nous nous sommes excuséEs de ne pas avoir pu apporter de meilleurs cadeaux pour aider les gens du Roja­va qui souf­frent sous un embar­go pareil. Et elle a dit : “Au bout du compte, cela n’est pas très impor­tant. Nous pos­sé­dons quelque chose que per­son­ne ne pour­ra nous don­ner. Nous avons notre lib­erté. Vous ne l’avez pas. Nous souhai­te­ri­ons seule­ment avoir le moyen de vous don­ner cela.”

On vous cri­tique par­fois en dis­ant que vous êtes trop opti­miste et trop ent­hou­si­aste con­cer­nant ce qui se passe au Roja­va ? Est-ce vrai ? Ou est-ce que ceux qui vous cri­tiquent ratent quelque chose ?

Je suis opti­miste de tem­péra­ment, je recherche les sit­u­a­tions por­teuses de promess­es. Je ne crois pas qu’il y ait de garantie que celle-ci va réus­sir au final, qu’elle ne sera pas écrasée, mais elle ne réus­sira cer­taine­ment pas si tout le monde décide à l’a­vance qu’au­cune révo­lu­tion n’est pos­si­ble et refuse de lui apporter un sou­tien act­if, ou même, con­sacre leurs efforts à l’at­ta­quer à accroître son isole­ment, ce que font plusieurs. S’il y a une chose dont je suis con­scient, et que d’autres ignorent, c’est peut-être du fait que l’his­toire n’est pas ter­minée. Au cours des 30 ou 40 dernières années, les cap­i­tal­istes ont déployé d’im­menses efforts afin de con­va­in­cre les gens que la sit­u­a­tion économique actuelle ‑pas même le cap­i­tal­isme, mais cette forme par­ti­c­ulière, finan­cia­risée et semi-féo­dale de cap­i­tal­isme- con­stitue le seul sys­tème économique pos­si­ble. Ils y ont con­sacré plus d’ef­forts qu’à véri­ta­ble­ment créer un sys­tème cap­i­tal­iste mon­di­al viable. Con­séquem­ment, le sys­tème s’ef­fon­dre partout autour de nous, au moment même où tout le monde a per­du la capac­ité d’imag­in­er autre chose. Et bien, je crois qu’il est pas mal évi­dent que dans 50 ans, le cap­i­tal­isme sous quelque forme que nous pour­rions recon­naître, et prob­a­ble­ment sous quelque forme que ce soit, n’ex­is­tera plus. Quelque chose d’autre l’au­ra rem­placé. Ce quelque chose ne sera pas néces­saire­ment meilleur. Il sera peut-être pire. Pour cette rai­son même, il me sem­ble être de notre respon­s­abil­ité, en tant qu’in­tel­lectuels ou tout sim­ple­ment en tant qu’êtres humains réfléchis, de ten­ter au moins de penser à ce à quoi quelque chose de meilleur pour­rait ressem­bler. Et s’il y a des gens qui sont en train de ten­ter de créer cette chose meilleure main­tenant, il est de notre respon­s­abil­ité de les aider.


Traduit par Lucie Bourges 

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