Voici une tra­duc­tion de l’ar­ti­cle de Mar­cel Carti­er, pub­lié sur Kur­dish Ques­tion, en juin 2017. Il y com­pile ses décou­vertes, ses impres­sions, mais surtout abor­de très longue­ment et détaille ce qui s’énonce autour du voca­ble “jinéolo­gie”, et les réal­ités qui se vivent dans la fédéra­tion Nord Syrie.

Jinéologie : La science de la libération des femmes dans le mouvement kurde

par Mar­cel Cartier

Après avoir passé une semaine au nord de la Syrie, un ami à moi des USA m’a envoyé un mes­sage enjoué pour me deman­der des nou­velles : “Salut ! Com­ment ça va là-bas ??! Pas de risques là où t’es ??”.

La ques­tion était de savoir par où com­mencer. Il y a telle­ment de choses que je voulais lui dire à ce moment, à pro­pos de ces sept ou huit pre­miers jours qui avaient déjà changé ma vie, mais je savais que je n’au­rais pas été capa­ble de trans­met­tre grand-chose dans le temps lim­ité que j’avais pour répon­dre (le wi-fi n’é­tait pas tou­jours facile à trou­ver sur la route).

Et le fait qu’un texte ne soit pas tout à fait le meilleur moyen de com­mu­ni­quer des émo­tions pro­fondes liées au fait d’avoir été témoin d’un change­ment social si mon­u­men­tal (il n’y a pas d’emojis assez forts pour représen­ter ces con­cepts révo­lu­tion­naires). Mon esprit s’est accéléré tan­dis que je repen­sais à ces derniers jours que j’avais ressen­ti comme des semaines, à cette semaine que j’ai ressen­tie comme une année. Puis, après avoir réfléchi pen­dant près de vingt sec­on­des, j’ai sim­ple­ment répon­du : “Mec, c’est incroy­able. Une pro­fonde révo­lu­tion sociale. Les femmes gèrent vrai­ment les choses ici”.

Bon, cela a peut être été un peu trop sim­pli­fié. Tout d’abord, je dénonce notre dépen­dance à la tech­nolo­gie, avec laque­lle les idées doivent être grande­ment com­pactées, avec tout le réduc­tion­nisme que cela implique par rap­port aux sen­ti­ments qu’on exprime. Les femmes ne “gèrent” évidem­ment pas “les choses” au Roja­va. Ce n’est pas comme si la société s’é­tait totale­ment ren­ver­sée, encore moins du jour au lende­main, de façon à ce qu’une société pro­fondé­ment patri­ar­cale soit désor­mais une société matri­ar­cale (ça n’en est d’ailleurs pas le but). Aus­si, je n’es­sayais pas de romancer la révo­lu­tion, ni de tomber dans le piège (que j’es­saierai un max­i­mum d’éviter ici) d’être juste un autre homme occi­den­tal qui fétichise d’une manière ou d’une autre le rôle des femmes dans la lutte mil­i­taire kurde, comme l’a déjà tant fait notre presse dom­i­nante en por­trayant les femmes des Unités de Pro­tec­tion des Femmes (YPJ). Tou­jours est-il que ce que j’es­sayais de dire à mon ami a ceci de vrai : la révo­lu­tion du Roja­va est fon­da­men­tale­ment, en son sein, à pro­pos de la libéra­tion des femmes des chaînes de la dégra­da­tion patri­ar­cale qui est enrobée dans le cap­i­tal­isme et est inhérente à celui-ci.

Premières impressions du rôle central des femmes dans la lutte

Il n’a pas fal­lu longtemps après mon arrivée au Roja­va pour voir ce con­cept en action. Le pre­mier endroit où je suis arrivé en tra­ver­sant la fron­tière de l’I­rak vers la Syrie du Nord était un check­point mil­i­taire qui était gardé par des femmes de l’Asay­ish, ou sécu­rité de l’au­to-admin­is­tra­tion démoc­ra­tique. Il était dif­fi­cile de com­pren­dre qu’à juste quelques cen­taines de kilo­mètres de là, les forces fas­cistes de Daesh (ISIS) tenaient encore la ville de Raqqa et une cer­taine éten­due de ter­ri­toire sur lequel les femmes sont con­finées à une vie d’esclavage et de corvées.
Quelques heures après être arrivé dans la ville de Qamish­lo, on m’a dit que la pre­mière chose que nous allions faire, le groupe d’in­ter­na­tion­al­istes et moi, c’é­tait de suiv­re une série de cours édu­cat­ifs pour avoir une meilleure idée des fon­da­tions de la révo­lu­tion qui avait débuté près de 5 ans plus tôt (mais, comme j’al­lais le décou­vrir, le proces­sus a en réal­ité eu cours pen­dant plusieurs décen­nies). Ceux-ci se con­cen­trent sur ce qu’illes con­sid­èrent être des con­cepts-clés, com­prenant l’his­toire du mou­ve­ment de libéra­tion kurde, l’in­ter­na­tion­al­isme et la lutte des femmes. Les cours sur le mou­ve­ment des femmes étaient divisés en deux ses­sions, l’une se focal­isant sur l’his­toire du mou­ve­ment des femmes kur­des et l’autre sur la “sci­ence des femmes”, qu’on appelle en Kur­man­ji la “Jine­olo­ji”.

Le sérieux avec lequel les cama­rades présen­tèrent l’é­d­u­ca­tion sur le rôle fon­da­men­tal des femmes dans la trans­for­ma­tion de la société, dans les qua­tres par­ties du Kur­dis­tan (qui s’est main­tenant éten­du aux villes et vil­lages arabes qui ont été libérés par les Forces Démoc­ra­tiques Kur­des menées par les YPG/J), m’a mon­tré très claire­ment que, dans cette lutte, l’é­man­ci­pa­tion des femmes n’est pas une sim­ple note de bas-de-page, ni quelque chose qui avait été évo­qué puis remis à plus tard dans la pra­tique der­rière. Je savais avant de venir en Syrie que le mou­ve­ment kurde en Turquie (ou plutôt, tel que sont appelées les régions kur­des, au Bakur) ain­si qu’au Roja­va met­tait en pra­tique un sys­tème de co-prési­dence, dans lequel pour chaque homme élu à un poste, une femme doit aus­si être élue. Je savais qu’il y avait un sys­tème d’or­gan­i­sa­tion autonome des femmes, dont les YPJ ne sont qu’un exem­ple. Mais j’é­tais curieux de me plonger réelle­ment dans la com­préhen­sion de ce qu’est au juste cette struc­ture organ­i­sa­tion­nelle, en ter­mes con­crets. Avant de la voir en pra­tique, cepen­dant, les cours m’ont fourni le cadre néces­saire pour com­pren­dre déjà com­ment est-ce que cette révo­lu­tion était pos­si­ble, pour commencer.

Faire de la libération des femmes une priorité dans le mouvement de libération kurde

Si les seules infor­ma­tions que vous obtenez sur le monde provi­en­nent des médias occi­den­taux dom­i­nants, on vous par­don­nera de croire que la rai­son pour laque­lle la révo­lu­tion au Roja­va a pu voir les femmes com­bat­tre active­ment sur les lignes de front con­tre le soi-dis­ant Etat Islamique est que “les Kur­des” ont quelque chose qui leur est inhérent et qui leur per­met de ren­dre cela pos­si­ble. Les réc­its dom­i­nants sem­blent col­porter l’idée, si ce n’est en la don­nant comme argu­ment prin­ci­pal, que “les Kur­des” sont, par nature, plus dis­posés à l’é­gal­ité de genre que les autres dans la région, surtout les Arabes. Bien sûr, un autre élé­ment de la presse occi­den­tale dom­i­nante, quand elle donne du temps d’an­tenne au rôle des YPJ dans la guerre syri­enne, c’est qu’elle joue bien de l’is­lam­o­pho­bie sous-jacente de l’estab­lish­ment, surtout quand il s’ag­it de ren­dre Daesh égal à l’is­lam, et de dépein­dre fausse­ment “les Kur­des” et les YPJ comme l’a­vant-garde d’un laï­cisme d’ori­en­ta­tion “occi­den­tale” (vous aurez du mal à trou­ver des reportages men­tion­nant le fait que la majorité des Kur­des sont des musul­mans sunnites).

La rai­son pour laque­lle une série de cours sur l’his­toire des femmes kur­des est si essen­tielle pour les inter­na­tion­al­istes arrivant au Roja­va, c’est de fournir un cor­rec­tif aux idées fauss­es mis­es en avant par nos dis­pen­saires de nou­velles offi­cielles bien-aimés. La réal­ité est loin de “les Kur­des ont l’é­gal­ité de genre dans les gènes” (il suf­fit de regarder le Kur­dis­tan irakien aujour­d’hui pour con­tr­er cet argu­ment). La base pour les YPJ est pour toutes les organ­i­sa­tions de femmes au nord de la Syrie de nos jours a été posée pen­dant plus de 40 ans par le mou­ve­ment de libéra­tion kurde, en organ­isant le peuple.

La perspective longue de l’histoire

Les “hevals” (cama­rades) ont tenu à pré­cis­er que, si l’on regarde l’his­toire dans une per­spec­tive de longue durée, le sys­tème d’op­pres­sion patri­ar­cale n’en représente que 2%. En effet, une var­iété d’ex­em­ples d’or­gan­i­sa­tion sociale et de modes de vie ont précédé les “rup­tures sex­uelles” qui ont fait sur­gir la posi­tion dom­i­nante des hommes dans la société, que l’on pense sou­vent comme plus ou moins naturelle. Même à ce jour, des preuves de ces précé­dentes sociétés en Mésopotamie, matri­ar­cales pour cer­taines d’en­tre elles, peu­vent encore être vues dans de nom­breuses régions mon­tag­neuses du Kur­dis­tan qui étaient moins sus­cep­ti­bles aux inva­sions étrangères, per­me­t­tant ain­si aux com­mu­nautés de main­tenir leurs croy­ances “naturelles” (les Yézi­diEs en sont un exemple).

Pour les révo­lu­tion­naires du Kur­dis­tan, il est insuff­isant de sim­ple­ment par­ler des héroïnes d’au­jour­d’hui ou même des qua­tre dernières décen­nies. Les exem­ples de femmes résis­tant au patri­ar­cat au Moyen-Ori­ent com­men­cent bien avant ce qu’on pour­rait croire. La résis­tance de Nefer­ti­ti aux prêtres et au pharaon en 300 av. J‑C est don­née comme exem­ple par­mi d’autres, tels que le refus par la reine Zeno­bia de suiv­re le dic­tat romain à Palmyre au troisième siè­cle. Après la pre­mière divi­sion du Kur­dis­tan, Xan­imzade a mené la résis­tance trib­ale con­tre les mas­sacres com­mis par l’empire perse, et elle fut suiv­ie de noms comme Hal­ime Xan­im qui avait résisté au régime de l’empire ottoman.

Les exem­ples de femmes kur­des du 20ème siè­cle, qui ont servi de pré­cuseures aux femmes dans les YPJ, sont sans fin. Adile Xan­im a aidé à rassem­bler 56 tribus sous forme d’une con­fédéra­tion dans l’I­ran actuel, avant sa mort en 1924. Zarife (1882–1937) était une dirigeante très con­nue par­mi la pop­u­la­tion alévie qui fut exé­cutée à cause d’un traître qui l’a ven­due aux autorités turques. La même année que le mas­sacre de Kur­des à Der­sim, une femme nom­mée Bese qui avait mené une révolte se jeta depuis une falaise pour éviter la cap­ture. La décen­nie suiv­ante, des femmes comme Gulaz­er et Mina Xan­im ont joué un rôle majeur dans la mise en place du pre­mier Etat social­iste kurde, l’éphémère République de Mahabad (1946).

Avant la créa­tion du Par­ti des Tra­vailleurs Kur­des (PKK) en 1978, l’his­toire de Ley­la Qasim a été une source d’in­spi­ra­tion à la lutte des femmes. Ley­la a démar­ré l’un des pre­miers syn­di­cats d’é­tu­di­ants kur­des à Bagh­dad, et elle avait plan­i­fié le détourne­ment d’un avion pour mieux faire con­naître la cause kurde (des com­para­isons peu­vent être dess­inées ici avec Leila Khaled, la révo­lu­tion­naire pales­tini­enne dont l’ac­tion poli­tique de détourne­ment pour le Front Pop­u­laire de Libéra­tion de la Pales­tine a aidé à pro­mou­voir la lutte de libéra­tion nationale). Elle s’est faite arrêter avant que son plan puisse se matéri­alis­er, et fut exé­cutée par l’E­tat irakien en 1974.

Le Kurdistan comme colonie, les femmes comme colonie la plus ancienne

Après la créa­tion du PKK dans la région du Kur­dis­tan occupée par la Turquie, le mou­ve­ment pour la libéra­tion kurde a été haussé d’un cran. Les fon­da­teurs du PKK, dont Abdul­lah Öcalan, estimèrent néces­saire la créa­tion de l’or­gan­i­sa­tion car la gauche turque exis­tante avait vaste­ment mal inter­prété la ques­tion kurde, en plaçant le chau­vin­isme nationale aux com­man­des. Cela entrait en con­flit avec la thèse du par­ti nou­velle­ment con­sti­tué, énonçant que le Kur­dis­tan était une colonie, et que la lutte de libéra­tion nationale était une néces­sité historique.

Par­mi les fondateur.rices du par­ti se trou­ve Sakine Can­sız, qui fut assas­s­inée à Paris en 2013 en même temps que deux autres dirigeantes femmes, Fidan Doğan et Ley­la Şayle­mez. Sakine a joué un rôle cen­tral dans le développe­ment et l’ex­pan­sion de l’or­gan­i­sa­tion ain­si que dans l’in­clu­sion de l’é­gal­ité de genre dans la ligne poli­tique du par­ti, comme pre­mier élé­ment de sa refonte. Son entrée en poli­tique a été en soi un acte de rébel­lion con­tre la struc­ture famil­iale tra­di­tion­nelle qui visait à la main­tenir dans une posi­tion de servi­tude. En repen­sant à sa déci­sion de s’im­pli­quer dans des activ­ités poli­tiques, elle dit : “En un sens, j’ai aban­don­né la famille. Je n’ac­cep­tais pas cette pres­sion, insis­tant sur le pro­gramme révo­lu­tion­naire. C’est comme ça que je suis par­tie pour Ankara. En secret, bien sûr.”

La rela­tion entre Sakine et Öcalan est impor­tante, car les deux occu­paient des posi­tions de dirigeant.es dans l’or­gan­i­sa­tion. C’est ce dernier qui, à tra­vers une réflex­ion per­son­nelle et de l’au­to-cri­tique sur ses pro­pres rela­tions avec les femmes, a com­mencé à ques­tion­ner la struc­ture famil­iale patri­ar­cale au sein de laque­lle les femmes étaient tou­jours con­sid­érées comme des objets. Il en a con­clu qu’il devait pass­er par une trans­for­ma­tion en “tuant le macho” au sein de lui-même, en analysant com­ment la société avait fait de lui ce qu’il était. Ces réflex­ions s’a­joutaient à d’autres obser­va­tions qu’il avait faites dans sa vie de l’op­pres­sion et de la sub­ju­ga­tion des femmes, par exem­ple une amie d’en­fance qui fut for­cée d’épouser un vieil homme, et de voir sa mère vivre dans ce qu’il perce­vait comme des con­di­tions sim­i­laires à une prison au sein de sa pro­pre mai­son. Toute­fois, la rai­son la plus impor­tante qui moti­va sa déci­sion de pouss­er le prob­lème de la lib­erté des femmes à un cran au-dessus fut sa rela­tion avec Fat­ma, une autre fon­da­trice du par­ti qu’il voy­ait comme quelqu’un dont il s’é­tait servi pour ses pro­pres intérêts.

Si Öcalan a fait la pro­mo­tion du con­cept de “tuer le macho” et avancé des con­cepts théoriques relat­ifs à la libéra­tion des femmes, dont le fait que les femmes con­stituent la plus anci­enne des colonies, il com­prit aus­si qu’il ne pou­vait – et les hommes en général non plus – men­er ce proces­sus. Il est vu au sein du mou­ve­ment comme quelqu’un qui a don­né sa force et sa pen­sée au proces­sus, mais qui aus­si active­ment encour­agé les femmes à pren­dre les com­man­des de leur pro­pre libéra­tion de façon autonome au sein du par­ti et d’autres organ­i­sa­tions dans le mou­ve­ment au sens large.

Les bases théoriques de la jinéologie

Aujour­d’hui, le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, qui est regroupé dans le Groupe des Com­mu­nautés Kur­des (KCK) dans les qua­tres par­ties du Kur­dis­tan, établit la sci­ence des femmes, ou jinéolo­gie, comme principe théorique et pra­tique faisant par­tie du proces­sus révo­lu­tion­naire. Toute­fois, ce con­cept, adop­té en 2008, est l’aboutisse­ment idéologique de décen­nies d’ex­péri­ences en organisation.

En addi­tion au con­cept d’Ö­calan de “tuer le macho”, une autre idée fon­da­men­tale est celle de la “théorie de la sépa­ra­tion” (toutes deux avancées en 1996) qui définit que les femmes devraient avoir le con­trôle de leurs pro­pres organ­i­sa­tions. S’il est con­sid­éré que la révo­lu­tion ne peut être faite POUR le peu­ple, mais plutôt PAR le peu­ple, alors il faut con­sid­ér­er que la révo­lu­tion ne peut sim­ple­ment être faite POUR les femmes, mais doit être réal­isée PAR les femmes. La théorie de la sépa­ra­tion implique aus­si que les femmes devraient se retir­er des rela­tions basées sur la hiérar­chie. On peut voir aujour­d’hui le sérieux d’ap­pli­ca­tion de ceci, puisque les rela­tions roman­tiques et mariages par­mi les rangs des cadres au sein du mou­ve­ment sont inex­is­tantes. Cela est égale­ment en par­tie fait pour empêch­er les organ­i­sa­tions d’adopter une approche libérale au tra­vail et à la vie.

La recherche sur le rôle des femmes à tra­vers l’his­toire de la Mésopo­tomie est égale­ment devenu une par­tie essen­tielle du tra­vail du mou­ve­ment vers la fin des années 90. Durant la même année où Öcalan fut cap­turé au Kenya par l’E­tat turc, le PJKK (Par­ti des Femmes Tra­vailleuses du Kur­dis­tan) a été créé comme par­ti des femmes, bien qu’il fût plus tard rem­placé par d’autres struc­tures autonomes comme le PJA (Par­ti des Femmes Libres). Dans les années 2000, de nou­velles théories ont été dévelop­pées, dont la « théorie de la rose » qui dit que les femmes peu­vent “avoir l’air frag­ile mais dis­pos­er d’épines pour se pro­téger”. En 2003, durant la péri­ode de pré­pa­ra­tion au nou­veau par­a­digme du con­fédéral­isme démoc­ra­tique adop­té par le par­ti et par la plus vaste Union des Com­mu­nautés Kur­des (KCK) en 2005, un “par­a­digme de société démoc­ra­tique et écologique basé sur la lib­erté des femmes” a été prôné.


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Pour l’auto-défense, contre le féminisme et l’orientalisme libéraux

Quand la pre­mière moitié du pre­mier jour de mon édu­ca­tion sur la lib­erté des femmes au Kur­dis­tan vint à sa con­clu­sion, je pou­vais déjà com­pren­dre pourquoi il était si impor­tant de com­mencer par ces cours plutôt que d’aller directe­ment vis­iter les organ­i­sa­tions respon­s­ables des prob­lèmes et de l’or­gan­i­sa­tion con­crètes et quo­ti­di­ennes. Les instructeur.rices dis­aient sou­vent com­ment la révo­lu­tion ne con­siste pas à pren­dre le pou­voir puis à con­stru­ire quelque chose de nou­veau, mais plutôt à lut­ter pour venir à bout de l’idéololo­gie du cap­i­tal­isme tout en organ­isant, chose que le mou­ve­ment a fait depuis des décen­nies, avant même que le Roja­va se fasse con­naître en 2012 en étab­lis­sant une auto-admin­is­tra­tion démocratique.

Une clé pour com­pren­dre la jinéolo­gie est que l’au­to-défense ne sig­ni­fie pas seule­ment pren­dre un pis­to­let, mais cela se man­i­feste en réal­ité plus sou­vent par la con­struc­tion de struc­tures et l’or­gan­i­sa­tion. Comme me l’a dit une dirigeante du mou­ve­ment, avec un zèle révo­lu­tion­naire pal­pa­ble : “L’au­to-défense doit égale­ment com­mencer dans la tête. Si tu te vois comme une vic­time, tu ne peux pas sur­mon­ter l’oppression.”

Au deux­ième jour de cours, il y eut un appro­fondisse­ment sur l’his­toire de la pen­sée fémin­iste glob­ale, inclu­ant la pre­mière vague des 19ème et 20ème siè­cles qui se con­cen­trait sur des cam­pagnes pour le droit de vote, l’é­gal­ité des droits civiques et les droits des tra­vailleuses, la sec­onde vague (1970–1990) qui était car­ac­térisé par des slo­gans comme “le privé est poli­tique” et “mon corps m’ap­par­tient”, et la troisième vague, depuis 1990, où la décon­struc­tion des gen­res a pris une place centrale.

A not­er, et qui eut un intérêt cri­tique pour ceux de ma classe qui venaient de sociétés occi­den­tales, les réflex­ions sur com­ment l’E­tat a essayé de libéralis­er le mou­ve­ment rad­i­cal des femmes en ver­sant de l’ar­gent à divers­es organ­i­sa­tions, ce qui eut pour effet de les ramen­er dans le cadre du sys­tème cap­i­tal­iste. En sup­plé­ment, les instructeur.rices par­lèrent de la branche du fémin­isme libéral occi­den­tal qui est sou­vent de nature ori­en­tal­iste, et illes firent allu­sion à des groupes comme les FEMEN qui font l’équiv­a­lence entre l’is­lam et l’op­pres­sion des femmes. De tels groupes font la pro­mo­tion du réc­it des impéri­al­istes qui vise à sub­or­don­ner le Moyen-Ori­ent à leur type de moder­nité cap­i­tal­iste au nom de la lib­erté. Comme me le dit quelques jours plus tard une femme musul­mane pieuse, qui était aus­si dévouée à la révo­lu­tion du Roja­va, à tra­vers son hijab : “Ce qui est sur ma tête n’im­porte pas. Ce qui est impor­tant c’est ce qu’il y a dans ma tête.”

Les composantes-clés de la jinéologie (la science des femmes)

L’ap­proche flex­i­ble et non-dog­ma­tique du mou­ve­ment de libéra­tion kurde aux idées de révo­lu­tion et de libéra­tion des femmes m’a été ren­due claire durant cet enseigne­ment que j’ai reçu, sur ce que la jinéolo­gie veut dire aujour­d’hui en tant que sci­ence de la libéra­tion des femmes. Par exem­ple, nour­ris­sant la con­fu­sion et la frus­tra­tion ini­tiales de certain.es des inter­na­tion­al­istes, les instructeur.rices n’avaient sou­vent pas de répons­es net­te­ment tranchées à don­ner à cer­taines ques­tions. Après tout, la jinéolo­gie défend qu’il n’ex­iste pas de vérité unique et immuable, mais plutôt que le tra­vail effec­tué par les révo­lu­tion­naires en défense de l’hu­man­ité peut don­ner du sens à la vie et ain­si nous rap­procher de lacom­préhen­sion de la vérité. Cepen­dant, illes étaient clair.es sur le fait que, juste parce qu’illes ne voient pas leur vérité comme étant « la vérité », cela ne veut pas dire pour autant qu’on doit tomber dans l’ap­proche libérale de “ma vérité”, dans laque­lle l’analyse sub­jec­tive de la réal­ité de cha­cun a du mérite, même si elle est insen­sé­ment rétro­grade ou réactionnaire.

Une par­tie de l’analyse de la jinéolo­gie est de voir que tout et tout le monde est vivant, et ain­si ne pas tomber dans la dichotomie du matériel con­tre l’im­matériel. Cela peut sem­bler être une approche assez méta­physique pour les cama­rades de l’Ouest qui sont peut-être accoutumé.es à des approches beau­coup plus matéri­al­istes, et sou­vent pos­i­tivistes. L’idéolo­gie recon­naît aus­si l’u­nité dans la diver­sité, impli­quant et com­prenant que les avancées sont faites dans la sol­i­dar­ité et la coopéra­tion, mais sans pour autant détru­ire l’in­di­vid­u­al­ité (con­traire­ment à l’individualisme).
La jinéolo­gie recon­naît aus­si le “Principe de l’Indéfi­ni”, qui dit que, bien que le futur ne puisse être prédit, l’hu­man­ité peut analyser le fait qu’il y a dif­férentes options et chemins qui peu­vent être pris, et qu’il nous faut donc inter­venir pour chang­er les développe­ments à venir. La dual­ité a sou­vent été évo­quée et dis­cutée durant le cours, et c’est une idée qui a con­tin­uelle­ment refait sur­face durant ma vis­ite au Roja­va. Comme on m’a dit à pro­pos de la guerre qui con­tin­ue de faire rage, et de la révo­lu­tion qui fleu­rit en même temps : “En voy­ant qu’il y a de la lumière, on devient conscient.e de l’ob­scu­rité. L’un.e ne peut vivre sans l’autre. Ce sont des élé­ments con­tra­dic­toires.” Par­mi les autres aspects de l’idéolo­gie, il y avait la non-sépa­ra­tion du sujet et de l’ob­jet, ain­si que la créa­tion d’u­nité entre les intel­li­gences émo­tion­nelle et ana­ly­tique. Comme le pré­cisa l’instructeur.rice : “D’une part, on cri­tique le ratio­nal­isme. L’in­tel­li­gence émo­tion­nelle a joué un rôle-clé pen­dant la péri­ode néolithique. On peut être les deux. On peut à la fois penser et ressentir.”

Cinq principes de l’idéologie de la libération des femmes

Ces con­cepts peu­vent aider à illus­tr­er le tra­vail théorique majeur qu’a représen­té la créa­tion de cette sci­ence des femmes, mais les principes mêmes de l’idéolo­gie peu­vent être explic­ités comme suit :

• Welat­parezi
Rejeter l’al­ié­na­tion, le colo­nial­isme et l’as­sim­i­la­tion imposée aux femmes.
• La lib­erté de pen­sée, d’opinion
Les femmes doivent pren­dre leurs pro­pres déci­sions et faire une rup­ture men­tale avec les struc­tures qui dominent.
• L’or­gan­i­sa­tion autonome des femmes
Le patri­ar­cat sera vain­cu seule­ment si les femmes ont la pos­si­bil­ité de s’or­gan­is­er elles-mêmes.
• La lutte pour le changement
Ne pas seule­ment faire des deman­des à l’op­presseur, mais pren­dre les droits à tra­vers la lutte et créer des alternatives.
• Esthé­tique et éthique
Les femmes ne devraient pas rester fidèles aux canons de beauté dic­tés par la société ou par les hommes.

De la théorie à la pratique

Bien sûr, la théorie sans aucune forme d’ap­pli­ca­tion pra­tique n’a aucun sens, et le Mou­ve­ment de Libéra­tion Kurde est passé par un proces­sus de redéf­i­ni­tion et de développe­ment con­stants de ses théories vis-à-vis l’é­man­ci­pa­tion de la moitié de la race humaine. Au sein du mou­ve­ment-même, les inci­dents n’ont pas man­qué – dont cer­tains impli­quant le com­man­de­ment – ce qui a mon­tré que les organ­i­sa­tions révo­lu­tion­naires elles-mêmes ne sont pas immu­nisées con­tre les atti­tudes patri­ar­cales. Par exem­ple, quand les femmes com­mencèrent à par­ticiper à la lutte armée à Bakur, beau­coup d’hommes du PKK avaient une atti­tude sous-enten­dant que les femmes étaient inca­pables d’ac­com­plir cer­taines tâch­es qu’ils jugeaient “vir­iles”. L’ar­gu­ment de cer­tains des hommes du com­man­de­ment était que les femmes étaient trop émo­tives et trop douces pour faire la guerre, et qu’il valait mieux, par con­séquent, les plac­er dans des rôles en dehors de la guéril­la. Cer­tains com­man­dants voulaient que leurs cama­rades femmes qui étaient devenus guériller­ras por­tent des écharpes. Une jeune com­bat­tante femme, Heval Beri­tan, enten­dit cela et sug­géra que les femmes créent leurs pro­pres forces de guéril­la. La sépa­ra­tion avec les hommes et l’or­gan­i­sa­tion autonome qui suivirent dans les guéril­las de femmes eurent pour effet d’im­pli­quer que les hommes et les femmes devaient se charg­er de toutes les tâch­es à par­tir de main­tenant (par exem­ple, les hommes étaient désor­mais com­plète­ment respon­s­ables de la cuisine).

L’his­toire d’He­val Beri­tan illus­tre claire­ment le fait que les femmes sont, pour le moins, les égales des hommes pour ce qui est de pou­voir accom­plir n’im­porte quelle tâche révo­lu­tion­naire et de jouer n’im­porte quel rôle. Elle était jour­nal­iste, à l’o­rig­ine, mais elle se retrou­va com­man­dante en guerre car elle voulait jouer un rôle plus direct dans la lutte. En 1992, durant la Guerre du Sud, elle se bat­tit jusqu’à sa dernière balle et, plutôt que de se soumet­tre à la cap­ture par les forces réac­tion­naires du Par­ti Démoc­ra­tique Kurde (KDP), elle se jeta d’une mon­tagne, com­met­tant un sui­cide révo­lu­tion­naire, dans la même veine que Bese plus de 50 ans plus tôt, pen­dant la bataille de Der­sim.

Les vies des Beri­tan, des Sakine et d’in­nom­brables autres femmes révo­lu­tion­naires au Kur­dis­tan ont fourni un exem­ple pra­tique pour les femmes qui allaient for­mer les YPJ. La révo­lu­tion des femmes aujour­d’hui au Roja­va serait restée un rêve in-atteignable sans les exem­ples de ces “she­hids” qui ont don­né leur vie pour la cause, non seule­ment celle de la lib­erté des Kur­des, mais des femmes du monde entier. Chaque jour, le sol du Roja­va est nour­ri du sang des femmes qui tombent au com­bat, côte à côte avec leurs cama­rades mas­culins, comme pairs. Le sac­ri­fice de soi de per­son­nes comme Arin Markin, qui s’est don­né la mort durant la bataille de Kobanê plutôt que de se faire pren­dre comme pris­on­nière par Daesh, illu­mine le chemin des femmes, tout comme le fait Roj­da Felat, com­man­dante des YPJ/SDF, à l’a­vant-garde de l’opéra­tion en cours sur Raqqa. Leurs exem­ples sont la man­i­fes­ta­tion pra­tique de l’idéolo­gie dévelop­pée durant des décen­nies de lutte, une lutte dont le mou­ve­ment croît qu’elle a le poten­tiel de libér­er non seule­ment le Moyen-Ori­ent, mais l’hu­man­ité entière.

Mar­cel Cartier
Jour­nal­iste révo­lu­tion­naire et artiste Hip-Hop, Londres

Note de Kedistan

Fort heureuse­ment, le com­bat des femmes au Roja­va ne se résume pas au “mar­tyre”, voire, comme ce fut longtemps le cas dans les Etats occi­den­taux, à l’égérie en uni­forme, belle et sexy de préférence. Nous souhaitons pour le Roja­va et la région toute entière un avenir de paix. Mais nous com­prenons que si, dans ces con­di­tions matérielles de la guerre, la lutte con­tre le patri­ar­cat passe aus­si par la par­tic­i­pa­tion pleine et entière à la défense de cet avenir, en prenant place égale dans une sphère tra­di­tion­nelle­ment réservée au vir­il­isme com­bat­tant, c’est cet avenir de co-con­struc­tion de la société civile qui l’emportera. Les femmes en seront la colonne vertébrale.


Traduit de l’anglais “Jine­olo­ji: The sci­ence of wom­en’s lib­er­a­tion in the Kur­dish move­ment” pub­lié sur Kur­dish Ques­tion le 2 juin 2017

Image à la une : au Village de femmes Jinwar 
Un article plus récent (en anglais) “Women’s village: Jinwar” publié le 27 septembre 2017 sur Internationalist commune of Rojava
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