La vague de répression en Turquie et au Kurdistan et les procès qui ont suivi ont permis de mettre en avant le sort d’activistes politiques turcs et kurdes, tout autant que celui d’intellectuellEs opposantEs. Quelques figures emblématiques ont surgi, comme celle de l’écrivaine Aslı Erdoğan. L’histoire de Ekin, elle, m’a parue intéressante car elle illustre le parcours et les difficultés vécues par des milliers de jeunes militantEs, qui malgré les risques encourus et la répression policière, ont décidé de ne rien lâcher, et qui restent dans l’ombre.
“En 8 ans d’activités [militantes], ce sera mon premier procès” dit Ekin en souriant. Elle ajoute avec humour “il était temps ! les camarades se demandaient comment j’avais fait pour y échapper jusque là”. Pour elle, pourtant, comme pour tant d’autres militantEs, les gardes à vue de plusieurs heures après les actions politiques sont devenues un élément banal de la vie quotidienne, et elle connaît déjà l’univers carcéral à travers les récits des autres prisonniers politiques, et les visites fréquentes faites aux camarades emprisonnés. En Turquie, les prisonniers politiques sont souvent regroupés dans des prisons appelées “type F”, et soumis à un régime sévère, parfois à l’isolement. Malgré tout, ce regroupement leur permet de se soutenir mutuellement, et de résister à l’enfermement en organisant des débats politiques, en s’auto-formant, en écrivant…
Pour avoir participé à des manifestations, tenu un drapeau représentant un jeune militant turc mort en combattant au Rojava, écrit des articles, Ekin est accusée d’être “membre d’une organisation armée illégale”. La première audience de son procès a eu lieu début mars, avec quelques autres camarades à elle sur le banc des accusés. Comme c’est le cas pour beaucoup d’autres militants, lors de son interrogatoire avec la procureur, elle s’est vu questionner sur le moindre détail de ses conversations téléphoniques. Aux yeux des autorités, l’évocation d’une marque de détergent ne peut être qu’un code masquant de sombres projets de fabrication d’engin explosif… Ou tout du moins, précise Ekin, “les policiers anti-terroristes savent très bien que ça ne veut rien dire, mais ils font tout pour influencer les juges, jusqu’à fabriquer des preuves si besoin”.
Issue d’une famille d’enseignants, Ekin a commencé à militer au sein d’organisations lycéennes à l’âge de 16 ans. Après s’être lancée dans des études de philosophie, elle décide de quitter sa ville natale pour aller étudier le journalisme à l’université d’Ankara (dont le département “communication” est réputé pour être un vivier de la gauche turque). Elle avait déjà rejoint le syndicat étudiant SGDF, “fédération des associations de jeunesse socialistes” à son entrée à l’université après le lycée. Mouvement d’orientation marxiste-léniniste, le SGDF est actif sur les questions politiques et sociales en Turquie, mais soutient également les luttes des organisations kurdes, notamment sur la question du Rojava ou face à la répression sanglante de l’état turc au Kurdistan. Les militants du SGDF sont présents sur les campus, mais aussi dans les quartiers populaires où ils essaient d’organiser des activités pour les jeunes, distribuent des tracts, vendent des journaux, parlent avec les habitants… Le SGDF est lié à l’ESP, “parti socialiste des opprimés”, légal en Turquie. Mais aux yeux de la police, être un membre actif du SGDF est synonyme d’appartenir au MLKP, organisation marxiste-léniniste révolutionnaire interdite en Turquie, et qui possède une branche armée. Pourtant, cette équivalence n’a absolument rien d’évident, encore moins de systématique.
Le 20 juillet 2015, Ekin se trouvait à Suruç, dernière étape avant la frontière syrienne, parmi un groupe de 300 jeunes issus en majorité du SGDF venus de toute la Turquie et du Kurdistan pour participer à un programme de reconstruction à Kobanê. Alors qu’ils se rassemblaient pour une photo de groupe et quelques prises de parole improvisées dans la cour du centre culturel, un kamikaze de daesh s’est fait exploser parmi eux. C’est un carnage : 33 morts et une centaine de blessés. Toute proche de l’explosion, Ekin est projetée en l’air, mais s’en tire miraculeusement avec seulement quelques blessures physiques. Les blessures morales, elles, mettront longtemps à cicatriser. D’autres n’auront pas eu cette chance. Ekin participe à une campagne de solidarité pour permettre à Güneş, qui a perdu l’usage de ses deux jambes lors de l’attaque, d’être opérée et pouvoir marcher à nouveau. Mais Daesh, qui en ciblant ces jeunes espérait dissuader quiconque de soutenir les Kurdes du Rojava, n’aura pas atteint son but. Si certains, accusant le coup, s’éloignèrent des actions militantes, l’attaque n’a pas entamé la détermination de Ekin ni celle de la majeure partie des jeunes présents à ce moment là. Ni d’ailleurs le deuxième attentat, en octobre 2015 à Ankara, lors d’un grand meeting pour la paix organisé par des organisations de la gauche turque et par le HDP. Cette fois-ci, Ekin est plus loin de l’explosion, mais le souffle lui déchire à nouveau les tympans, et encore une fois elle voit les corps sans vie de ses camarades étendus à terre, balayés par l’explosion. Ces images ne la quitteront plus.
Durant la campagne pour les élections de juin 2015, son militantisme change de forme. Elle commence à travailler dans l’équipe de presse du HDP, avant de rejoindre en avril 2016 l’agence ETHA.
En Turquie, être journaliste dans une agence de presse qui dénonce la politique gouvernementale est une forme de lutte à part entière.
Les médias d’opposition ont été durement touchés par la vague d’arrestation ayant suivi le coup d’état. Ceux d’extrême gauche, ou qui soutenaient la cause kurde, ont été fermés, comme le journal Özgür Gündem et les différentes agences de presse kurdes, et leurs collaborateurs arrêtés. Si certains cas, plus médiatisés que d’autres, ont ému l’opinion internationale, ils sont des centaines sous le coup de procès pour “propagande terroriste”. Comme Arzu Demir, écrivaine et journaliste à ETHA, condamnée à 6 ans de prison pour deux livres écrits sur le mouvement kurde. 3 ans par livre. Selon Reporters Sans Frontières, la Turquie est devenue fin 2016 “la plus grande prison du monde pour les journalistes”.
Outre son procès qui débute le 16 mars, Ekin doit pointer tous les dimanches au commissariat de son quartier à cause d’une deuxième procédure ouverte contre elle.
Un mois après le coup d’état, la police a débarqué chez elle et a saisi tout le matériel électronique de l’appartement qu’elle occupait avec sa colocatrice. En plus de servir à la police pour collecter des preuves, ces saisies sont également une façon de pénaliser les jeunes militants, qui n’ont souvent pas les moyens financiers de se racheter cet équipement essentiel à leurs études, et à leurs activités politiques. Lors de son interrogatoire, la police a justifié l’opération par une dénonciation anonyme accusant Ekin d’avoir brûlé une voiture quelques mois auparavant. L’accusation ne tenant pas la route, les enquêteurs ont ensuite utilisé des publications faites sur les réseaux sociaux pour justifier une procédure — bien que celles-ci aient été collectées bien après son arrestation.
Dès le début de leur incarcération, Ekin et sa camarade se sont immédiatement mises en grève de la faim pour protester contre leur arrestation et passer rapidement devant le juge. Elles sont restées quatre jours avec une vingtaine d’autres femmes, la plupart proches des réseaux gülenistes, dans une cellule prévue pour accueillir moitié moins de monde. Le matin du quatrième jour, après les avoir entendues, le procureur les a remises en liberté avec l’obligation de pointer au commissariat. Mais la procédure judiciaire n’ayant pas encore commencé, Ekin n’a aucune idée de combien de temps elle devra continuer à pointer. Elle reste bloquée à Ankara, limitée dans ses déplacements. Impossible pour elle de voyager, ni de retourner plus d’une semaine voir sa famille. Cette procédure est souvent utilisée pour contraindre les activistes, quand les preuves ne sont pas suffisantes pour justifier une détention provisoire. Certains doivent même signer tous les jours à des heures qui leur rendent impossible toute vie professionnelle.
Comme pour des milliers d’autres militant-e‑s, l’ombre menaçante des procès n’empêche pas Ekin de continuer à agir. Et si certains sombrent dans la dépression, elle, reste d’un inébranlable optimisme. Tout au plus se montre-t-elle davantage prudente dans ses écrits, et se met-elle moins en avant lors des événements publics. Alors qu’approche l’heure du référendum qui pourrait donner les pleins pouvoirs à Erdoğan, elle espère que la colère qui gronde parmi les victimes des purges post-coup d’état empêchera le succès de celui-ci et sera le prélude à un changement de plus grande ampleur.
Après la première audition, la date est tombée. Ekin et ses camarades devront repasser devant la cour en mai.
Et l’issue du référendum du 16 avril pourrait bien avoir un impact sur la clémence de la justice.
Loez
Campagne de solidarité pour Güneş Güneş, le soleil se lèvera-t-il bientôt ?