Vous aviez peut être enten­du par­ler de ces deux jeunes femmes kur­des qui ont entre­pris une marche depuis Copen­h­ague. Eh bien, en ce moment, elles sont arrivées en France. Dis­cus­sion à bâtons rompus…

Prév­enue par des amis du Sud, du pas­sage de l’Ex­is­tence March à Nice, j’ai joint Bahar par téléphone.

Bahar se repose quelques jours après un pas­sage aux urgences. Elle a eu un petit acci­dent sur la route. Elle est tombée sur les genoux. “Bon, pas de casse, pas de fêlure, mais le médecin m’a dit de ne pas marcher durant trois semaines, on va voir com­ment on va faire…” me dit-elle. Quant à Saadet, elle a des orteils en vrac, mais elle a déjà repris la marche vers Cannes, pour rejoin­dre la man­i­fes­ta­tion du dimanche 22 jan­vi­er, au moment où j’écris…

Dès les pre­mières phras­es, la con­ver­sa­tion est chaleureuse, et j’ai cette impres­sion de con­naitre Bahar depuis des années. Nous dis­cu­tons la soirée durant. J’ai 20 pages de notes devant moi. L’his­toire est belle.

Alors je vais vous racon­ter tout ce que j’ai appris, sans lui couper la parole…


Alors c’est quoi exacte­ment votre ini­tia­tive ?” Bahar, rigole, elle me dit, “Je vais te racon­ter qui nous sommes , tu com­pren­dras mieux.” et elle continue :

Tu sais, nous tenons un jour­nal depuis le pre­mier jour de la marche. Enfin, nous avons rem­pli six cahiers jusqu’à main­tenant. Mais on ne marche pas juste comme ça. C’est bien plus qu’une marche. Parce que sur la route, nous lisons beau­coup, nous faisons même des comptes ren­dus de nos lec­tures, nous dis­cu­tons, nous apprenons. Nous apprenons beau­coup aus­si au con­tact des gens, dans les endroits que nous tra­ver­sons. C’est un peu comme une école de la vie. A vrai dire, nous nous sommes jetées dans la mer, sans savoir nag­er. Et les débuts ont été un peu difficiles…

D’ailleurs, sur la route, nos méth­odes, notre itinéraire, notre appel, nos mes­sages ont évolués, ont changés.…

Rencontre et retrouvailles

Saadet et moi, nous sommes ren­con­trées en 2001. Ma famille vient de Koçhis­ar, près d’Ankara. Nous sommes des Kur­des d’Ana­tolie du cen­tre. Moi, je suis née et j’ai gran­di à Ankara. Mon père n’é­tait pas un mil­i­tant, mais une per­son­ne plutôt apoli­tique, un homme d’af­faires. Mal­gré cela, il a été obligé de quit­ter la Turquie dans les années 90. Ma famille a pu se réu­nir seule­ment 8 ans plus tard, en Norvège, quand j’avais 17 ans. Saadet, elle, vient d’une famille de Konya, égale­ment kurde d’Ana­tolie cen­trale. Elle a atter­ri en Norvège bien plus tôt que moi, quand elle avait 8 ans, quand son père est par­ti comme tra­vailleur. Nous nous sommes ren­con­trées donc, à mon arrivée à Sta­vanger. C’é­tait dif­fi­cile pour moi, surtout que je ne par­lais pas la langue. Saadet m’a été d’un grand sou­tien. Notre ami­tié a duré un an, ensuite la famille de Saadet a déménagé.

C’est seule­ment dix ans après, que nous nous sommes retrou­vées à Oslo. A l’époque, je vivais à Bergen, et Saadet a fini par s’in­staller elle aus­si à Bergen , et, en 2012, nous sommes dev­enues colo­cataires. Je suiv­ais des cours de soci­olo­gie à l’U­ni­ver­sité et elle était man­ag­er dans un restaurant.

A l’U­ni­ver­sité, il exis­tait une organ­i­sa­tion fondée en 1982, pour unir les étu­di­antEs kur­des, mais elle n’é­tait plus active. Avec d’autres amiEs, nous l’avons réac­tivée. Des organ­i­sa­tions de ce type sont sou­vent ori­en­tées par des par­tis poli­tiques, mais nous la voulions indépen­dante. Alors nous avons réu­ni des étu­di­antEs provenant des 4 coins du Kur­dis­tan, Syrie, Irak, Iran et Turquie… Nous avons organ­isé plusieurs activ­ités. Nous voulions réfléchir nous mêmes et faire con­naitre les Kur­des. Qui sont les Kur­des, que man­gent ces gens, com­ment s’ha­bil­lent-ils, quelle est leur langue, leur cul­ture… Jusqu’au trem­ble­ment de terre de Van du 23 octo­bre 2011, et même jusqu’à la reprise de Sin­jar par les troupes de Daesh le 3 août 2014, nous ne nous sommes pas intéresséEs à la poli­tique. Avec l’ex­péri­ence de la cam­pagne de sol­i­dar­ité que nous avions organ­isée pour Van, nous nous sommes mobil­iséEs pour Sin­jar, avons récolté de l’ar­gent, des vête­ments, et entre­pris d’autres sou­tiens néces­saires. Saadet n’é­tait pas étu­di­ante, mais elle était très active à nos côtés tout au long de ces mobilisations.

Retour aux sources

C’est à ce moment là que nous avons réal­isé que “Ce serait bien qu’on aille sur place, pour voir”. Nous avons voulu voir les ter­res de nos ancêtres. C’é­tait encore une péri­ode plus ou moins pais­i­ble, car “le proces­sus de réso­lu­tion” était en cours. Nous nous sommes ren­dues en Turquie, à Urfa, car on dit que nos ancêtres vien­nent de cette région. Mais nous nous sommes bal­adées un peu partout, et à Amed aus­si. Nous avons voulu par exem­ple revoir le tem­ple de Göbek­li Tepe… Comme j’é­tu­di­ais la soci­olo­gie, notre recherche, notre quête, pas­sait par ce prisme. Göbek­li Tepe nous a beau­coup touché.


Göbekli Tepe
est un site archéologique qui recouvre la fin du Mésolithique et le début du Néolithique. Il se trouve près d’Urfa, au sud-est de l’Anatolie, près de la frontière avec la Syrie. Nous n’oublierons jamais comment nos coeurs se sont serrés en voyant les travaux sur ce lieu mythique, berceau de l’humanité, du passage à la vie sédentaire, et également lieu de pèlerinage.

C’é­tait un lieu de fouilles désor­don­nées à ciel ouvert. N’im­porte qui pou­vait par­tir avec n’im­porte quoi. Il y avait l’ar­bre à voeux, sur lequel les gens nouent un bout de tis­su pour faire un voeu. On n’avait rien, alors on a enlevé nos lacets et ont les a noués autour d’une branche. C’est peut être le seul moment où nous avons ri. Nous étions tristes de voir toutes ces richess­es qui sem­blaient aban­don­nées dans les mains de n’im­porte qui, prof­i­tant du fait que la pop­u­la­tion locale soit main­tenue dans l’ig­no­rance… Nous avons pleuré devant le tem­ple en nous dis­ant que ce serait peut être mieux si ce site n’avait jamais été décou­vert… Ce qui est étrange, c’est que nous avons appris que Klaus Schmidt, l’archéo­logue alle­mand qui avait décou­vert le site, était mort le 20 juil­let 2014, le soir de notre vis­ite. On a dû lui en vouloir trop fort.

Ah… Nous avons vis­ité Hasankeyf aus­si, bien sûr.

Hasankeyf, est un autre site d’une richesse historique et archéologique particulière. Il se trouve près de Batman, à une trentaine de kms. Un projet de barrage, nommé Barrage d’Ilisu, menace encore aujourd’hui  cette précieuse région, qui est patrimoine mondial. Le projet, qui va submerger le site et les villages habités majoritairement par les Kurdes, a connu des hauts et des bas, rencontré beaucoup de luttes. Dans un premier temps, les investisseurs Européens (allemands, autrichiens et suisses) se sont retirés. Mais le gouvernement tient tête et exprime avec acharnement que le projet sera mis en oeuvre.

Les relations entre l’Etat et les civils

Ensuite en 2015, j’y suis retournée. Mais cette fois-ci je me suis ori­en­tée vers Suruç.

Comme je tra­vail­lais égale­ment dans le domaine de la san­té, et que j’avais une expéri­ence avec des patientEs souf­frant de schiz­o­phrénie, de syn­drome d’Asperg­er, et que je savais que les réfugiéS retenuEs dans les camps de cette région sur­vivaient dans des con­di­tions dif­fi­ciles, je pen­sais pou­voir être utile, peut être par exem­ple auprès des enfants. Je suis allée à Mardin. J’ai pris les con­tacts néces­saires avec les mairies du coin. Je devais me ren­dre à Suruç le lende­main. Et il y a eu l’explo­sion de Suruç, le 20 juil­let 2015, qui fit 33 morts. Je n’ai pas pu y aller. La Mairie de Mardin m’a dit de rester sur place jusqu’à ce que les choses se cal­ment. Comme j’é­tais blo­quée, la Mairie m’a demandé de l’aide pour un pro­jet touris­tique. J’ai tra­vail­lé dessus pen­dant trois semaines, mais j’avoue que le cœur n’y était pas…

En tout cas, je peux dire que, plutôt avec un regard soci­ologique, à par­tir d’une approche human­i­taire, c’est dans cette péri­ode de juil­let-août 2015 que j’ai réal­isé cer­taines choses. J’ai vu jusqu’à quel niveau de grav­ité pour­rait aller, la rela­tion entre l’E­tat et les civils.

Kızıl­te­pe (local­ité de Mardin), Nusay­bin, les chars… Des femmes âgées tuées devant leur mai­son, le chaos… Jusque là, je ne m’é­tais pas intéressée spé­ciale­ment au sujet “eth­ni­co-poli­tique”… Saadet est venue de Norvège, me retrou­ver, et nous avons dis­cuté sur ce qu’on pou­vait faire pen­dant une semaine. Il y avait par exem­ple des ini­tia­tives du type “boucli­er humain” organ­isées par des civils qui venaient dans la région, pour pro­téger les autres civils par leur présence… Je devais ren­tr­er à Norvège mais je savais que si je ne fai­sais rien, jamais je ne pour­rais me le pardonner.

En fait je devais vrai­ment ren­tr­er, parce que je m’é­tais engagée préal­able­ment pour une autre ini­tia­tive en Norvège. Le soci­o­logue İsm­ail Beşikçi devait venir, pour dif­férentes activ­ités, et à Bergen, parce que je pos­sé­dais le lex­ique de la soci­olo­gie néces­saire, j’é­tais la seule à pou­voir l’ac­cueil­lir et traduire les ren­con­tres et inter­ven­tions. Je suis donc ren­trée pour assumer cette respon­s­abil­ité. Ensuite, il y eu une autre ini­tia­tive pour laque­lle, Saadet et moi devions nous ren­dre au Por­tu­gal pen­dant quelques jours. Nous y sommes allées.

La décision

Durant ces trois jours, nous avons été coupées de l’ac­tu­al­ité, nous n’avions même pas Inter­net. C’est seule­ment au retour, le 10 août, en descen­dant de l’avion, que nous avons pu nous con­necter et regarder ce qui s’é­tait déroulé pen­dant notre absence, et ce qui se passait…

Nous étions dans le bus, sur le chemin de retour. Assis­es face à face, cha­cune les yeux plongés sur son télé­phone. Là, j’ai lu ce qui se pas­sait à Cizre. Les sous-sols, les civils brûlés… J’ai levé mes yeux et regardé Saadet. Elle avait les siens pleins de larmes. Elle m’a regardée aus­si. Elle m’a dit juste “Cizre.….”. Je n’avais pas de mots. Elle a demandé “Qu’est-ce qu’on fait ?”. J’ai répon­du “On y va.”. Saadet a pour­suivi “Où ?” , “Qui serait autorité, respon­s­able ? l’ONU ?” ai-je demandé. Elle a dit “On va marcher”.

Voilà, notre marche est née comme ça, même pas en cinq min­utes, mais avec un besoin vis­céral de faire quelque chose.

Com­ment va-t-on marcher ?”. “Ben, on va pren­dre des sacs à dos et on va se met­tre sur la route.” Nous sommes allées à la mai­son, et notre amie Nina est arrivée. Nina a tou­jours été là depuis le début. C’est vrai­ment LA troisième per­son­ne com­plé­men­taire, celle qui est témoin de tout cela… Quand elle est arrivée nous avions déjà com­mencé à ranger des affaires dans la mai­son. Le lende­main, nous nous sommes réu­nies avec les amiEs pour en dis­cuter. Il y avait des gens très dif­férents. Le prési­dent de l’U­nion des étu­di­antes kur­des de l’U­ni­ver­sité, mais aus­si, amiEs artistes, musi­ciens, activistes, même le Directeur d’un Hôpi­tal de Bergen. Un copain avo­cat s’est joint à nous par télé­phone. Alors nous avons annon­cé : “On a décidé, on va marcher ! Notre marche sera liée à notre exis­tence. Depuis trop longtemps nous sommes con­sid­éréEs comme inex­is­tantEs. Notre juge­ment sur nos pro­pres vies est nié. Nous avons vu la vie des généra­tions précé­dentes détru­ites. Celle de nos par­ents, dans les 80, dans les 90… Et main­tenant c’est le tour de notre généra­tion. Nous voulons dire tout cela aux gens. Qu’en pensez-vous ?”. Seul un ami nous a dit ‑et à juste titre- “Vous devez faire des pré­pa­ra­tions. C’est un grand pro­jet, qui demande pré­pa­ra­tion. Il vous faut un plan, un pro­gramme, du matériel, des finances… Atten­dez 6 mois et pré­parez-vous…” Nous avons répon­du, “Non, on part tout de suite. Con­seillez-nous.” Alors nos amiEs nous ont dit : “C’est une belle ini­tia­tive, nous sommes der­rière vous.”

Ce soir là, nous avons appelé un jour­nal. Nous avons com­mencé à pré­par­er notre matériel. Mais en ouvrant nos armoires, nous nous sommes ren­dues compte que nous n’é­tions pas équipées pour ce genre d’ini­tia­tive, avec nos chemisiers en soie, et nos chaus­sures à talons, vrai­ment pas. Mais ce n’é­tait pas grave. On est allés chez une amie d’amis qui avait du matériel. C’est elle qui nous a don­né des chaus­sures de marche, et d’autres choses néces­saires. C’est ain­si que j’ai marché sur une bonne par­tie du début du tra­jet, en por­tant des chaus­sures 2 poin­tures plus grandes que la mienne. Pen­dant qu’on était chez cette femme, les jour­nal­istes sont arrivés. Il y a eu un reportage. Ensuite, à 5, nous avons vidé notre appart et mis toutes les affaires dans la cave. Comme nous étions en loca­tion et que nous savions que nous allions être absentes un bon moment, nous avons trou­vé vite fait une copine de Nina pour pren­dre la suite et bien sûr, sans prévenir le proprio.

Nous avons passé trois jours et des nuits blanch­es, à dis­cuter sur notre com­mu­niqué, notre reven­di­ca­tion, le nom que l’ini­tia­tive porterait et son logo… Nous voulions par­tir de l’idée de l’ex­is­tence. Nous avons donc dit “Exis­tence Move­ment”, cela fai­sait EM, et c’é­tait chou­ette parce que “em” en kurde, veut dire “nous”. Sauf que “Move­ment” son­nait comme une organ­i­sa­tion poli­tique. Nous avons dit avec ironie “Nous n’avons pas d’ex­is­tence, com­ment veux-tu avoir une appar­te­nance poli­tique ?” Nous voulions être claires sur notre indépen­dance, alors nous avons opté pour “Exis­tence March — EM”.

Voici quelques réflex­ions man­u­scrites de l’époque…
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Nous avons pris beau­coup de con­tacts, entre autres avec des uni­ver­si­taires et asso­ci­a­tions à Oslo, et nous sommes par­ties. Nous voulions faire quelques pré­pa­ra­tions stratégiques à Oslo, puis com­mencer notre marche à par­tir de Copen­h­ague. Nos familles n’en savaient tou­jours rien, et ma mère m’a appelée alors que nous étions sur la route. Elle avait lu l’ar­ti­cle du jour­nal qui était paru. Elle était inquiète et furieuse. Elle m’a dit “Je viens tout de suite chez-toi, on va dis­cuter !” Je lui ai répon­du “C’est trop tard maman, on est déjà par­ties”. Du coup, nous nous sommes mis en mau­vais terme avec nos familles…

Le début du début

On est arrivées à Oslo, mais on n’avait tou­jours pas les idées très claires, on ne savait pas exacte­ment ce que nous allions faire et com­ment le faire.

A Oslo nous avons été accueil­lies par une asso­ci­a­tion indépen­dante, “Sol­i­dar­i­ty with Kur­dis­tan”, l’U­nion des étu­di­antEs kur­des d’Oslo, la Mai­son de la Paix d’Oslo… Sur les con­seils de la Mai­son de la Paix, nous avons organ­isé un sémi­naire, pour dis­cuter d’une vraie stratégie. Nous voulions marcher jusqu’à l’ONU. Il nous fal­lait un itinéraire qui tra­verserait des pays qui ont un peu de notoriété au sein de l’ONU. Nous voulions pré­par­er un com­mu­niqué et un ques­tion­naire et le présen­ter aux Min­istres des affaires extérieures de ces pays tra­ver­sés, deman­der leurs répons­es et les remet­tre à l’ONU à l’ar­rivée. Nous avons beau­coup appris tous ensem­ble. Le sémi­naire d’Oslo a com­mencé avec 25 par­tic­i­pantEs mais s’est élar­gi rapi­de­ment. Dès le départ ils ont bien vu que nous étions sans expéri­ence, mais que nous y met­tions notre cœur. Nous n’avions aucun finance­ment. Ils ont sug­géré d’ou­vrir une cagnotte. Ils nous ont demandé de quoi on avait besoin dans l’im­mé­di­at. Nous n’avions même pas de sac-à-dos. Ils ont été achetés à cette péri­ode à Oslo. Nous avons fait beau­coup d’er­reurs tech­niques et logis­tiques. Pour con­tin­uer avec l’ex­em­ple du sac-à-dos, sans expéri­ence de marche, nous avions choisi des mod­èles mal adap­tés, nous ne savions pas les ranger… Nous avons com­pris tout cela en cours de route, et trou­vé des solu­tions. Nous avons appris, en essayant et en faisant des erreurs.

Les pre­miers com­mu­niqués et ques­tion­naires ont été pré­parés à Oslo. Nous avions réus­si, tant bien que mal, à trou­ver deux inter­locu­teurs du Min­istère, mais ils ne nous ont même pas lais­sées entr­er dans les locaux. Nous avions nos sacs sur le dos, nous pre­nions la route pour Copen­h­ague deux heures plus tard, et nos inter­locu­teurs ont voulu qu’on leur dépose les doc­u­ments, dehors, devant la porte…

Nous avons pris notre bateau et nous nous sommes enfin ren­dues à Copen­h­ague, pour débuter notre marche.

Apprendre de ses erreurs

Pour nos ques­tion­naires, nous avons trou­vé des méth­odes. Avant d’aller dans un nou­veau pays, nous ten­tons d’avoir un con­tact avec des députéEs. Une fois la com­mu­ni­ca­tion établie, nous deman­dons au(x) parlementaire(s) de pos­er nos ques­tions au Min­istre, en notre nom. Pas à pas.… De cette façon nous avons tra­ver­sé Berlin, Ams­ter­dam, Brux­elles, Paris et nous allons con­tin­uer sur Rome avant de ter­min­er à Genève. Après Rome, pour ne pas refaire le chemin de retour à pied, nous allons nous ren­dre à Lyon et nous par­tirons pour Genève à pied, à par­tir de cette ville.

Y a‑t-il eu des réponses ?

La Norvège a répon­du à nos questions.

Les accueils changent vrai­ment d’un pays à l’autre. Au Dane­mark, ils nous ont pris les doc­u­ments dans un coin de couloir. En Alle­magne, accom­pa­g­nées de jour­nal­istes, nous avons été accueil­lies pen­dant 45 min­utes. En Hol­lande, nous avons ren­con­tré beau­coup de per­son­nes, con­seillers, par­lemen­taires, mais le Min­istre ne nous a pas don­né de ren­dez-vous. A Brux­elles, nous avons eu une réu­nion d’une heure dans le Min­istère des affaires étrangères, avec qua­tre per­son­nes, dont les con­seillers experts de Turquie, du Moyen-Ori­ent et d’Afrique du Nord.

Nous avons passé 5 mois en France. Nous étions très fatiguées et nous sommes arrivées en pleine péri­ode de vacances d’été du Par­lement. Ca tombait bien. Voilà pourquoi :

En France, un ami juriste nous a pris en face et nous a dit : “Votre com­mu­niqué n’est pas bon. Pour que les autorités diplo­ma­tiques vous répon­dent, il faut le retra­vailler. Votre com­mu­niqué parait nation­al­iste et revendique des élé­ments eth­niques. Si vous prenez cet angle, cela don­nera l’im­pres­sion que vous vous dés­in­téressez des autres minorités, alors que quand vous vous exprimez, ce n’est pas le cas, vous vous en préoc­cu­pez et vous en par­lez. En ne cad­rant pas claire­ment votre ini­tia­tive, vous ne vous aidez pas, car ils ne répon­dront pas. Entre ce que je lis ici, et ce que vous voulez faire, il y a des montagnes.…”

C’est la pre­mière fois qu’on nous dis­ait ce genre de choses. Nous chan­gions pour­tant nos ques­tions, selon l’ac­tu­al­ité. Ce n’é­tait pas un bon choix non plus.

Nous révi­sons donc nos doc­u­ments et nous allons envoy­er de nou­veau les nou­velles ver­sions. La France aura la nou­velle ver­sion. Et sachez que pour com­mu­ni­quer avec le Min­istère des affaires étrangères français, nous cher­chons des con­tacts pour nous aider.

A Mar­seille, une autre avo­cate nous a ren­seignées et con­seil­lées aus­si, sur la néces­sité d’une exis­tence légale, morale, en nous pré­cisant qu’en tant que deux per­son­nes civiles, nous ne pou­vions pas entr­er à l’ONU. Il y existe 700 organ­i­sa­tions qui s’oc­cu­pent des droits des minorités. On pour­rait pren­dre une ou plusieurs de ces organ­i­sa­tions comme inter­mé­di­aires. Mais nous ne voulons pas d’in­ter­mé­di­aire. Nous ne voulons pas trans­former cette ini­tia­tive en action d’or­gan­i­sa­tions non plus. Nous voulons garder la nature d’ac­tion de “désobéis­sance civile” et nous entour­er sim­ple­ment du sou­tien des organ­i­sa­tions de la société civile.

Que demandons-nous ?

Pour finir avec la par­tie “diplo­ma­tique” de notre ini­tia­tive… Voilà ce que nous deman­dons exacte­ment : Nous pen­sons qu’à l’ONU il manque, un départe­ment qui s’oc­cu­perait des droits “cul­turels” des indi­vidus, des minorités kur­des et même, des majorités selon les régions. Non pas poli­tique­ment, mais cul­turelle­ment. Parce qu’après tout, nous avons notre langue, nos tra­di­tions, notre musique, notre cul­ture… A l’ONU, les Kur­des ne sont même pas dans le couloir.… Qui sont ils ? Des nations, des peu­ples, des gens, des ombres ? Pour par­ler des “Kur­des” offi­cielle­ment, nous sommes oblig­ées de déter­rer le fichu traité de Sèvres pour nous y référ­er. Parce qu’ils ne sont cités nulle part ailleurs. Nous voulons que leur exis­tence soit recon­nue, quelque part offi­cial­isée. Prenons un exem­ple. Quand une ville qui a une pop­u­la­tion majori­taire­ment kurde est attaquée en Turquie, pour des motifs eth­niques, les habi­tants sont pour­tant con­sid­érés comme des citoyens turcs. Quand une réu­nion con­cer­nant la Syrie est organ­isée, les Kur­des ne sont pas représen­tés, n’ont même pas la pos­si­bil­ité de par­ticiper en obser­va­teurs. Les Ezidis ont un représen­tant, car ils sont recon­nus, il est rat­taché au bureau des minorités, et au gou­verne­ment irakien. Nous avons fait des recherch­es, les Kur­des ne sont pas les seuls à ne pas être représen­tés, il y en a d’autres. Les Tamouls vivant en Inde et Sri Lan­ka, avec leur pop­u­la­tion d’en­v­i­ron 80 mil­lions, ne sont pas représen­tés non plus.

Par manque de struc­ture, les rap­ports qui sont étab­lis se sont per­dus dans ce bazar. Un rap­port de ceux qui sont morts en sep­tem­bre atter­rit enfin sur le bureau de quelqu’un au mois de mai, l’an­née d’après. Cinq, six réu­nions de Droits Humains ont été tenues l’an­née dernière. Il y a énor­mé­ment de retard. Même les gens qui atten­dent dans des camps de réten­tion, atten­dent beau­coup, parce qu’il manque des doc­u­ments, et que les dossiers n’a­van­cent pas. Les dif­fi­cultés peu­vent aller jusqu’aux cours de langue, jusqu’aux deman­des d’en­seignantEs pour les jeunes vivant à l’é­tranger, afin qu’ils puis­sent accéder à l’ap­pren­tis­sage de leur pro­pre langue…

Il y a bien une com­mis­sion, des obser­va­teurs pour les Kur­des,  dans le Par­lement Européen. Il y en a en Hol­lande, en Alle­magne, à Brux­elles… Pourquoi pas à l’ONU ?

Il faut se faire respecter

Tout cela n’est pas lié seule­ment à la guerre. Je pense que les Kur­des, les “envi­rons 40–45 mil­lions de Kur­des” ont aus­si leur part de respon­s­abil­ités. Regarde, à notre ère, nous con­nais­sons le nom­bre des tortues caret­ta caret­ta, nous pou­vons les recenser, et pour les Kur­des je dis encore “env­i­ron, 40–45 mil­lions”. J’en ai assez d’être oblig­ée d’a­jouter ce “env­i­ron”, “selon les esti­ma­tions”, “entre tant et tant”… Pourquoi ne con­nais­sons nous pas notre nom­bre,  nous mêmes ? Sommes-nous moins impor­tants que les tortues ?

Et puis, il faut se faire respecter. Et pour cela il faut arrêter la logique de “vic­tim­i­sa­tion”. Saadet dit tou­jours “Cha­cun pleure pour soi même.” J’en­tends sou­vent dire dans la bouche des Kur­des, “Nous payons le prix”.

Non, moi, je ne paye pas le prix de quoi que ce soit. Je peux dire aus­si, “Oui­ii, il nous est arrivé plein de choses, nous avons dor­mi dans la rue, sur le sol même, nous sommes restées sans un sou, et n’avons rien trou­vé à manger, ah là là, nous avons payé le prix.…” Non ! Si tu veux met­tre fin à ce sys­tème, il ne faut pas l’at­ten­dre des autres. Si on ne sait pas com­bi­en on est, eh bien, on se compte nous mêmes… Faire un recense­ment sauvage, illé­gal. Pourquoi pas ? Allons y.

Ce qui est renié, c’est notre essence même ! C’est comme être un “rapièce­ment”. C’est une chose de pren­dre un bout de tis­su, et de l’a­jouter sur une robe col­orée, pour apporter une touche de couleur en plus. Mais, de le coudre dans un coin, bien plan­qué, en essayant de le cacher, c’est tout autre chose. Ce sen­ti­ment, d’être une “pièce rap­portée” va jusque dans tes rela­tions famil­iales. Tu le ressens partout, tu le crois­es dans tous les coins. Moi, je ne veux pas être un “rapièce­ment”, je ne veux pas que d’autres le soient non plus.

Nous mar­chons depuis 16 mois. Nous avons com­mencé en dis­ant “Nous mar­chons pour l’ex­is­tence des Kur­des”, mais avec tous les kilo­mètres par­cou­rus, les ren­con­tres, les lec­tures, réflex­ions, échanges, tout est par­venu à une autre dimension.

Et maintenant ?

Au départ, en définis­sant notre itinéraire, nous avions dit 4000 km. Jusqu’au­jour­d’hui nous avons marché 2900 km, il nous reste donc 1100 km. Nos prochaines étapes seront Nice-Rome, une marche d’en­v­i­ron 650 km. Nous n’avons pas pu com­pléter quelques por­tions pour des raisons comme une entorse à la cheville par exem­ple, nous allons bien sûr les marcher. Et ensuite la dernière étape, Lyon-Genève, 250 km…

Nous allons lancer une cam­pagne de sig­na­tures aussi.

Et quand la marche sera ter­minée, à Genève, après avoir déposé notre dossier, en atten­dant leur réponse, nous allons faire un sit-in.

Nous leur dirons, “Nous savons que vous n’allez pas répon­dre, ‘oui’, ou ‘non’… Mais nous atten­dons une réponse nous prou­vant que nous sommes enten­dues. Cela peut être un droit à la parole, ou/et un des pays mem­bres qui peut se man­i­fester, pour déclar­er qu’il dépose un pro­jet pour une ouver­ture de département.”

Pour cette action finale, nous atten­dons donc le sou­tien des amiEs de Genève et d’ailleurs… Nous imag­i­nons, plein de choses à faire lors du sit-in. Par exem­ple, des tentes pour recevoir les vis­i­teurs et jour­nal­istes, et con­tin­uer à recueil­lir des sig­na­tures. D’autres ani­ma­tions comme un jeu “j’ex­iste, je n’ex­iste pas” en touchant, et regar­dant les per­son­nes… Nous voulons partager tout l’his­torique de la marche, illus­tré de vidéos et pho­tos que nous avons faites, et les textes que nous avons écrits.… Racon­ter les ren­con­tres. Nous voulons partager toute cette expéri­ence, pour que cela donne courage et envie à d’autres pour de futures ini­tia­tives solidaires…

Un jour, en France dans un tout petit vil­lage, on par­lait avec les vil­la­geois. Un paysan, Jean-Paul, a touché mon bras, mon épaule, et a dit “Com­ment peux-tu dire que tu n’ex­istes pas ? Regarde, tu es là. Je te vois, tu as des yeux, des oreilles. Je te touche. Bien sûr que tu existes et tu exis­teras. Va, et marche pour moi aussi…”

Que pouvez-vous faire ?

  • Gardez le lien de la page Face­book de l’EX­IS­TENCE MARCH au chaud.
  • N’ou­bliez pas qu’elles cherchent de l’aide pour les met­tre en con­tact avec le Min­istère des affaires étrangères en France.
  • Pour l’in­stant, la prochaine des­ti­na­tion est définie : toutes les routes mènent à Rome. Si vous habitez sur leur itinéraire, pré­parez leur accueil et des rencontres…
  • Et si vous avez con­fi­ance en vos pieds, vous pou­vez soutenir Saadet et Bahar, en par­tic­i­pant à la toute dernière étape Lyon-Genève.
  • Si vous êtes sur Genève, il y a de quoi faire, pour organ­is­er l’ar­rivée, et toutes les activ­ités lors du sit-in. Donc à suivre !

Kedis­tan vous don­nera des nou­velles de Saadet et de Bahar et relaiera leur péti­tion dès qu’elle sera disponible…

» Pour lire l’ar­ti­cle en turc, c’est par ICI 

Le lendemain de notre entretien, Saadet et Bahar étaient avec les camarades de Cannes, cette fois-ci pour demander justice pour Rojbîn, Sakine et Leyla.
Video de Penaber Redur / Mala Kurda


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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.