Un autre éclairage, pour l’imbroglio syrien, qui concerne Hassaké. Ces batailles ont certes importance militaire, mais permettent de comprendre les enjeux politiques.
Note de Kedistan : La vieille légende de l’accord “secret” entre les Kurdes du Rojava et le régime Assad a toujours cours, y compris dans la presse dite “indépendante” en Europe. Vouloir ne pas essayer de comprendre ce qui pourrait apparaître comme une “non agression”, autrement que par un “compromis”, ne pas comprendre que le Rojava a déjà pour ennemi direct à ses portes Daech, et comme 2e adversaire déclaré la Turquie, et par voie de conséquence n’est pas prêt à ouvrir le 3ème front contre la coalition autour de Bachar, c’est nier l’importance politique que représente le Rojava, comme force de propositions pour une autre “Syrie”. Et nous ne parlons pas du “marais” djihadiste qui a usurpé le printemps syrien, aux services des uns ou des autres, selon les circonstances…D’où l’importance de tirer des leçons de l’actualité, pour tordre le cou aux interprétations somme toute complotistes de certains médias ou observateurs. Cet article devrait également apprendre beaucoup à certains “journalistes” parisiens que nous connaissons, toujours prompts à relayer l’intoxication médiatique autour du Rojava, complaisamment distribuée, pour avoir “leur” papier. Il ne faut pas opiner du bonnet à toutes les fausses infos qui passent…
Prélude :
En 2012, suite au retrait de l’Etat syrien de la plupart des zones à majorité kurde du nord syrien, le régime avait gardé une présence militaire et policière autours de deux villes dans le gouvernorat d’Hassaké, dans la ville du même nom, et Qamishlo. La cohabitation entre l’État syrien et les Kurdes était loin d’être apaisée, mais l’hostilité croissante de la “rébellion” contre les Kurdes arrangeait le régime. Tant que les rebelles attaquaient les Kurdes, ils n’attaquaient pas l’État syrien.
Il n’empêche qu’à plusieurs reprises des combats ont éclaté entre le régime Assad et les Kurdes. Notamment à Alep dans le quartier kurde de Sheikh Maqsoud. Pendant l’été 2013 l’Etat syrien a lancé un assaut frontal sur le quartier tenu par les YPG/YPJ. Malgré le déluge de feu, les Kurdes ont repoussé l’assaut. Les combats ont fait plusieurs centaines de morts et les bombardements aériens n’ont pas épargné les Kurdes. Contrairement aux idées préconçues de certains médias, cela n’était pas la première fois que les Kurdes subissaient les frappes de l’aviation syrienne, comme lors de la récente bataille d’Hassaké.
Le premier élément majeur va survenir à l’été 2015. La ville était partagée en deux à l’époque, le nord par les YPG/YPJ et le reste de la ville, soit environ 80%, était tenu par les loyalistes. Daech lança une vaste offensive sur la ville d’Hassaké. Très rapidement le régime va se retrouver acculé dans la ville. La situation vire littéralement à la catastrophe pour lui quand l’un des quartiers à majorité arabe de la ville se soulève contre lui et en faveur de Daech. Le régime se barricade dans la confusion dans le centre ville et c’est à ce moment que les YPG/YPJ sont entrés en jeu. Après avoir repoussé Daech de plusieurs positions dans la ville, ils vont lancer une manœuvre d’encerclement par le sud. Les djihadistes de Daech se retrouvent à leur tour dans une mauvaise posture. Les forces à majorité kurde vont resserrer leur étau jusqu’à vaincre Daech. La victoire est éclatante, les YPG/YPJ récupèrent beaucoup de matériel abandonné par le régime, et Daech, dont 6 chars. Beaucoup d’habitants arabes applaudissent la libération de leur quartier par les forces à majorité kurde. Mieux, certains membres de l’armée arabe syrienne font désertion au profit des YPG/YPJ, dont des officiers. A l’issue de la bataille, le régime se retrouve donc isolé dans le centre ville, et dans quelques quartiers au sud de la ville, contrôlant moins de 30% d’Hassaké. Toutes ces positions se retrouvent encerclées par les forces du Rojava. Cette bataille pose les clés de la situation actuelle.
Avant de commencer le déroulé de la bataille récente, nous allons rappeler la bataille d’Avril à Qamishlo entre les troupes des forces gouvernementales et les YPG/YPJ (devenu un groupe de la FDS, Forces Démocratique Syrienne, coalition multi-ethnique dominé par les YPG/YPJ). Elle commence suite à l’arrestation de plusieurs jeunes par les Forces de Défense Nationale syrienne (acronyme anglais : NDF)1pour les enrôler de force dans l’armée arabe syrienne (acronyme anglais : SAA). Les Asayish (police kurde) interviennent et cela dégénère dans de violents combats. En trois jours les YPG/YPJ prennent la prison et encerclent les forces gouvernementales. Les milices à majorité kurde vont faire beaucoup de prisonniers et mettre en échec leur adversaire. En échange, le régime retire les Forces de Défenses Nationale de la ville et dédommage les familles des victimes civiles.
Donc notre situation commence au moment où Hassaké connaît de vives tensions qui se font sentir après une série de défaites du régime qui cherche à prendre sa revanche…
La bataille
Le 18 Août 2016, dans les environs de midi, un groupe de la NDF procède à des arrestations d’individus dans Hassaké, probablement pour les enrôler de force. Les Asayish interviennent et cela dégénère en affrontement généralisé dans la ville. Des représentants des « anciens de la ville », composés de chefs de tribus, s’acharnent à négocier un cessez le feu. Les Asayish et la NDF acceptent le retour au calme vers 21 heures. Vers 23 heures des milices gouvernmentales attaquent les positions des Asayish avec des chars.
Peu de temps après les YPG/YPJ et la SAA s’en mêlent. Les chasseurs-bombardiers du gouvernement syrien commencent à bombarder les positions kurdes à l’intérieur de la ville. L’escalade est enclenchée, les forces à majorité kurde décident de chasser les loyalistes de la ville. Les kurdes vont encercler l’aéroport de Qamishlo aux mains de la SAA pour empêcher tout renfort aéroporté.
Bien entendu, les forces gouvernementales savaient qu’elles étaient en position de faiblesse et elles avaient préparé leurs défenses de longue date. D’après les Kurdes, le Hezbollah libanais et des milices iraniennes avaient été stationnées dans la ville pour la défendre coûte que coûte. Ces combattants étrangers sont de bien plus redoutables combattants que la SAA et la NDF. Au début, les uns et les autres prennent position et une bataille de snipers s’enclenche, sous les bombardements. Dans la suite de l’escalade, la SAA commence à bombarder la ville à l’aveugle depuis sa base d’artillerie de Kawkab à quelques kilomètres de la ville. Des bombardements aériens touchent un camp d’entraînement où sont stationnées des forces spéciales américaines, ce qui inclue un nouvel acteur dans le conflit. Les Américains vont commencer par menacer de clouer l’aviation syrienne au sol. Rapidement, de nombreux civils sont tués ou blessés par les bombardements de l’État syrien.
Le 20 Août le régime est vite acculé. En effet, les troupes mal entraînées et démoralisées par 5 ans de guerre civile commencent à être en difficulté dans une petite portion de la ville encerclée par les YPG/YPJ. Ces derniers font leur première avancée malgré les nombreuses armes lourdes utilisées contre eux.
Signe de désarroi des loyalistes, le gouverneur d’Hassaké fait une vidéo à l’adresse des Kurdes. Il supplie que ces derniers reviennent à la table des négociations, que dans le passé le régime à fournit des armes aux Kurdes contre Daech (sous-entendu nous pouvons vous en fournir d’autres). Ce dernier termine en expliquant que cette situation est due à des “traîtres arabes”. Pour une mentalité aussi raciste que peut avoir le gouvernement syrien, c’est intéressant de voir que dans le désespoir, le représentant de l’Etat en vient à appuyer l’idée que des membres de “l’ethnie nationale” ferait preuve de traîtrise face aux Kurdes honnis.
La situation continue de se tendre et un nouvel acteur arrive en jeu, les Russes. Ces derniers vont tenter une première médiation entre les Kurdes et les loyalistes, qui va être un échec. Les soldats de la SAA commencent à se rendre, dont de nombreux officiers abandonnant leurs armes aux Kurdes.
Le 21 Août les avions du régime se taisent dans la soirée, probablement sous pression américaine. Les Kurdes envoient des tracts aux soldats ennemis leurs expliquant qu’ils ont le choix entre « se rendre ou mourir ». La population civile en zone de combat a été en grande partie évacuée et des renforts sont arrivés en ville rendant les conditions à un assaut favorables. Le régime en difficulté commence à utiliser le même vocabulaire que l’opposition islamiste. Il emploie le terme de PKK pour désigner les YPG/YPJ. Cela n’est pas habituel. Sur les réseaux sociaux, ses partisans commencent à expliquer que les chrétiens sont très inquiets de l’avancée des Kurdes. Sous entendu se sont des sunnites, comme l’opposition islamiste, et ils pourraient réserver le même sort aux chrétiens. Il est important de rappeler que de nombreux massacres ont visé des chrétiens depuis le début du conflit, surtout du fait de milices islamistes sunnites.
Le 22 Août, un assaut massif des YPG/YPJ est lancé, l’État syrien perd de nombreuses positions dans les quartiers sud de la ville. Dans la journée, le “stade” et la prison sont conquis. De nombreux prisonniers du régime seront libérés, renforçant le soutien local au Rojava. Lors de la prise de la prison 53 hommes des forces gouvernementales sont arrêtés et leurs armes saisies. Face à débandade des forces gouvernementales, les derniers combattants à tenir debout sont probablement les étrangers du Hezboollah et des Iraniens. Les tribus arabes, encore du coté de l’Etat syrien, font défection à leur tour en faveur des YPG/YPJ. 8 villages autour de la base de Kawkab sont pris sans combat et 230 membres du régime sont livrés aux Kurdes avec leurs armes. La base d’artillerie de Kawkab se retrouve encerclée à son tour.
Le 23 Août, une médiation russe aboutit. Les forces gouvernementales acceptent un cessez le feu. En échange de prisonniers et d’une évacuation de la ville en lieu sûr, la SAA et la NDF sont dissous dans Hassaké. Le régime gardera le contrôle de quelques bâtiments officiels au centre ville. Ces bâtiments seront gardés par quelques policiers qui n’auront même pas le droit d’arrêter quiconque, cantonnés à un rôle de surveillance. C’est la chute totale des forces militaires gouvernementales dans la troisième capitale provinciale après Idlib et Raqqa. La ville est de fait sous le contrôle du Rojava.
Analyse et perspectives
Cela peut surprendre de voir des forces affiliées à l’État syrien attaquer les forces du Rojava alors qu’elles sont en position de faiblesse. Mais le régime ne sait pas manifester sa présence autrement que par la violence et la peur. L’État syrien, déjà en lambeaux dans la région, a accéléré sa propre chute dans le gouvernorat. Les forces du gouvernement étant de plus en plus cantonnées dans leurs bases militaires et de plus en plus absentes des milieux urbains.
Cet épisode a influencé plusieurs événements en cours. Cela a facilité l’acceptation, déjà bien entamée, de l’opération turque à Jarabulus par Bachar El-Assad et son allié russe. De plus, les américains se sont retrouvés à protéger les zones kurdes de l’aviation du régime, non par gaieté de cœur, mais parce que cela menaçait directement leurs forces spéciales.
Cet épisode marque l’adhésion des populations arabes d’Hassaké aux YPG/YPJ. En effet déjà bien implanté dans ces populations, il confirme que les forces du Rojava deviennent de plus en plus multi-ethniques. Déjà, avant la bataille, la tribu arabe des Shammar fournissait plus de 4000 combattants arabes sunnites à la FDS. C’est d’autant plus inquiétant pour le régime, que pour l’opposition islamiste, qui se pose en grand défenseur des arabes sunnites.
Un autre aspect, important, est que l’accord passé avec le régime à probablement vu aboutir un transfert d’armes, en plus de celles saisies par les YPG/YPJ, aux combattant du Rojava. En effet, ces derniers manquent cruellement d’armes lourdes. Ils ont pourtant toléré le départ des forces gouvernementales en toute sécurité, alors qu’elles étaient en possession avant d’une grande quantité d’armes lourdes. De plus le régime a également réussi à négocier le maintien d’une maigre présence en ville. Cela, sans parler des centaines de prisonniers libérés par les YPG/YPJ. Pour cela l’État syrien a du leur promettre bien plus qu’un simple retrait. Le discours du gouverneur d’Hassaké tend à confirmer cette hypothèse.
Pour finir, l’opération turque à Jarabulus s’annonce compliquée. En effet Bachar El-Assad a probablement autorisé implicitement l’intervention mais il ne permettra, tout comme les Russes, une trop grande présence turque en Syrie. Les turcs devront utiliser des supplétifs islamistes pour combattre la FDS à Manbij, qui systématiquement ont échoué à faire reculer les YPG/YPJ depuis l’Été 2013. Cette bataille effraie toutes les autres factions de la Syrie. Le régime, Daech et l’opposition islamiste ayant prouvé chacun leur tour leur échecs à combattre les YPG/YPJ efficacement. En effet si les cantons de Kobané et d’Efrin devaient être reliés, le Rojava, et son bras armé la FDS, pourrait devenir la plus grande force militaire de Syrie et s’emparer de vastes territoires encore aux mains de Daech. Cette perspective affole.
Raphaël Lebrujah
Article publié sur son blog Médiapart
La suite pour bientôt…