Dans l’histoire des luttes révolutionnaires il y a toujours des villes et quartiers symboliques, dont l’histoire garde le nom. Ces lieux d’habitation où vivent majoritairement des populations méprisées et opprimés par l’État, quels que soient les régimes. L’État n’ouvre jamais ses fameux « bras compatissants » mais préfère gifler, donner des leçons, pour mettre à genoux les populations qu’il considère comme « rebelles ». Plus l’Etat s’exprime avec dureté, plus les populations s’organisent et font de l’autodéfense, et ces villes et quartiers deviennent souvent des creusets pour les organisations politiques, résistantes et révolutionnaires.
En Turquie, il existe de nombreux endroits symboliques où une résistance concrète perdure et se confond avec l’histoire politique. Le quartier Gaziosmanpasa, “Gazi” pour les intimes, est l’un d’entre eux, voire un des plus importants. Il se trouve dans le district de Sultangazi, à Istanbul. Il a été construit vers la fin des années 80, rapidement peuplé dans les années 90, la période de grandes vagues migratoires (Lire Esquisse n° 52 — L’Anatolie en Ville, d’Etienne Copeaux). Il est aujourd’hui un faubourg d’une population d’environ 32.845 personnes (chiffre officiel), majoritairement constituée d’Alevis.
Le quartier Gazi, qualifié par ses habitants, avec fierté, de “quartier révolutionnaire” est passé entre autre, dans l’histoire des résistances, avec ce qu’on appelle « L’émeute de Gazi » ou “Le massacre de Gazi” selon le côté où on se place, qui s’est déroulée en 1995. Rapide petit retour en arrière :
« L’Emeute de Gazi » : Le 12 mars 1995, des personnes qui restent encore non identifiées aujourd’hui, à bord d’un taxi volé, munis d’armes automatiques, ont attaqué quatre cafés et une pâtisserie. Lors de cette attaque, une personne a été tuée, et 25 autres ont été blessées, dont cinq grièvement. Suite à cette tuerie, le lendemain 13 mars, les habitants se sont rassemblés pour se rendre au commissariat afin de dénoncer l’intervention tardive des forces de sécurité. Les rangs des protestataires se sont très rapidement élargis, avec le soutien d’environ 15.000 personnes arrivées des quatre coins d’Istanbul. Le jour même, la préfecture d’Istanbul a déclaré un couvre-feu à Gazi et pour 2 autres quartiers limitrophes, et a mis l’accès à Gazi sous contrôle. Les manifestants, habitants et soutiens venus d’ailleurs, ont présenté une liste de revendications, et précisé que si leurs demandes ne trouvaient pas de réponse, ils continueraient leur protestation. Ils demandaient en effet, à pouvoir récupérer les corps de leur proches tués, la levée du couvre-feu, la libération de celles et ceux mis en garde-à-vue, et le retrait de la police et l’armée. Ces demandes ont été rejetées et le jour même, le 14 mars, le couvre-feu n’étant pas efficace, de nouveaux renforts ont été déployés par l’armée : 5000. Parallèlement, lors d’une manifestation de soutien à Gazi sur la place Kızılay à Ankara, 36 personnes avaient été blessées. Le 15 mars, les protestations se sont élargies au quartier Ümraniye à Istanbul, faisant quatre morts. Par la suite, le quartier Mustafa Kemal a été mis sous couvre-feu à son tour, après la mort de cinq personnes et vingt blessés. Le 16 mars, le Préfet d’Istanbul a déclaré la levée du couvre-feu, en annonçant que « les incidents avaient cessé ». Dans les faits, les forces de sécurité n’ayant plus aucun contrôle sur la situation, le Préfet fut contraint d’accepter les revendications. Mais le bilan était lourd : 22 morts, des centaines de blessés, des milliers de gardes-à-vue, commerces détruits, 5 blindés, 50 véhicules de police et 2 maisons brûlés… La démission du Préfet Hayri Kozakçıoğlu et les Directeurs de sécurité Necdet Menzir et Mehmet Ağar, ainsi que le Ministre d’Intérieur Nahit Menteşe avait été demandées. Mais aucune démission n’est intervenue, bien au au contraire, Kozakçıoğlu et Menhir ont été élus députés dans la période électorale suivante, ce qui les plaça en sécurité, sous le couvert de l’immunité parlementaire.
Ultérieurement les autopsies ont révélé que 7 des 17 morts, avaient bien été tués par les balles de la police, qui avait fait feu pour tuer. Il y a eu une trentaine de procès qui ont duré cinq ans. 18 des 20 policiers accusés ont été blanchis et les peines des deux policiers inculpés ont été « reportées ». La bataille juridique s’est poursuivie en cassation, réouverture de procès etc… Mais au final, les familles des victimes ont annoncé qu’elles se retiraient du procès avec l’argument « Encore une fois l’Etat fera le nécessaire pour se blanchir ». Finalement, les deux policiers ont écopé de 4 ans de prison. Les familles ont sollicité également la Cour Européenne des Droits de l’Homme, et ont gagné leur procès. La Turquie a été condamnée à verser des indemnités d’une totalité de 510.000€ aux familles.
Documentaire ICI vidéo en turc | Attention images violentes !
Le quartier Gazi n’a jamais cessé d’être dans le collimateur de l’Etat.
Et depuis la reprise des exactions du gouvernement dans le Kurdistan turc et la montée de l’oppression sur les militants, activistes politiques, Gazi continue à résister et se rebeller. Avec la stratégie de polarisation et la division du régime d’Erdogan, les populations naviguent dans une ambiance de haine, et le quartier Gazi, au coeur de l’actualité, figure souvent dans la presse. Il est également pointé sur les médias sociaux, où les propos vont du soutien au lynchage médiatique, selon la posture des internautes…
Gazi, et d’autres quartiers semblables, pauvres et révolutionnaires, sont des endroits difficiles à comprendre quand on les regarde de loin, sans entrer à l’intérieur, s’y attarder et y vivre. Pour écrire cet article, nous nous sommes enrichis de témoignages de nos contacts et de l’article de Hayri Tunç publié le 10 mai 2016, sur Özgür Blog. Nous les remercions chaleureusement.
“Regardons donc ce qui a été vécu durant ces derniers mois.” dit Hayri.
Depuis Avril, la pression de la police a augmenté d’une façon visible. Les perquisitions et gardes à vue, effectuées dans les maisons, seulement de nuit au début, ont commencé à se faire dans les rues, en plein jour. Les gens ont été arrêtés alors qu’ils travaillaient, distribuaient des journaux, ou juste marchaient dans la rue. La police a commencé à faire des tours en émettant des marches de ‘mehter’1de l’intérieur de leurs véhicules, agressant verbalement les habitants, les journalistes qui venaient couvrir les mobilisations, gazant sans raison. Par ailleurs, les policiers, ont commencé à tenter d’acheter les enfants pour qu’ils jouent aux indics, en leur donnant de l’argent, ou leur offrant des repas, pour s’informer sur les lieux où les opposants se trouvaient. Ils continuent ces approches, encore aujourd’hui.
#gazimahallesi polis zırhlı araçlarla konvoy yapıyor ve mehter marşı çalıyor. @hayriitunccc @etkinhaberajans pic.twitter.com/6hyPofGamh
— Ulaş Ö. Sezgin (@ulas_ulascan) 9 mai 2016
Plusieurs associations, le conseil populaire ont vécu des perquisitions. Les membres d’organisations et partis politiques ont été agressés, menacés, violentés de toutes manières. Toute mobilisation démocratique a été violemment réprimée par la police, faisant des blessés. Elle a pris l’habitude d’intervenir dès que trois personnes s’exposent ensemble…
Le cimetière des martyrs a été à son tour attaqué et endommagé par la police. Les drapeaux rouges et les photos qui ornaient les tombeaux ont été enlevés. La police a continué à narguer la population en colère, en défilant, toujours avec des marches de ‘mehter’…
Par ailleurs, l’Etat, par la main de la police, a commencé à détruire le tissu social, dans la jeunesse du quartier. Les gangs de prostitution et de stupéfiants ont repris forme et commencé à se montrer, faisant des victimes.
Avec l’arrivée du printemps, dans la forêt et aux alentours du barrage de Gazi, qui sont des lieux de ballade et de loisirs, des groupes fascistes et groupes liés à Daesh ont commencé à se réunir à la lumière du jour, en prétextant des « pique-nique ». Ces groupes dérangent les habitants, se baladent dans le quartier en chantant des chansons racistes, et en tirant en l’air, sous prétexte de « célébration pour les départs au service militaire ».
Des membres de diverses sectes religieuses sont également apparus.
Ce ne sont pas des paysages habituels du Gazi. L’Etat essaie donc, en laissant libre la main des gangs, de transformer le quartier en un endroit criminel, faire peur aux habitants et les faire fuir.
Hayri précise qu’il faut aussi parler de la « transformation urbaine ». Et il a raison. Cette méthode d’expropriation et de gentrification, est très utilisée par l’Etat pour transformer villes et quartiers, et qui de plus permet d’enrichir les entreprises pro-régime. Une pierre, deux coups, nettoyage et profit.
Nous avons consacré déjà plusieurs articles sur cette méthode utilisée aussi bien pour les villes kurdes ravagées par l’armée que dans des quartiers sensibles ou pauvres, bien situés sur lesquels louchent les promoteurs…
Hayri souligne que la Mairie de Sultangazi avait déjà annoncé que le quartier Gazi était concerné par une transformation urbaine.
Le quartier Adanalılar, limitrophe du Gazi a déjà été rasé sous prétexte de « réhabilitation ». Il est donc fort possible que Gazi, notamment la partie “gecekondu” (littéralement : maison construite en une nuit) du quartier, fasse partie d’un plan de « transformation urbaine » plus large. Par contre, au lieu de parler de tout cela dans les infos et sur les réseaux sociaux, des campagnes de lynchages sont lancées, en mettant en avant et en critiquant le fait que les habitants s’organisent en milices et font des tours de garde afin d’éloigner les gangs criminels.
Il faut comprendre que ce quartier depuis le début de son existence a subi les attaques de l’Etat, du fait de la nature de sa population, majoritairement alévie et “révolutionnaire”. Dans chacun de ses murs, ses recoins, il y a le sang et la sueur des résistants. Et les habitants le savent. Il est tout a fait naturel et légitime que ses habitants, se prennent en main et se protègent devant les efforts de l’Etat, pour plonger cet endroit dans la criminalité, endormir ses jeunes avec des drogues pour éviter leur politisation. Il s’agit de l’autodéfense et de l’information afin de préserver la population.
[Les mêmes procédés consistant à laisser la main aux mafias furent aussi combattus par les jeunes kurdes, dans les quartiers des grandes villes à l’Est, alors qu’après la destruction des villages du Kurdistan dans les années 90, ces quartiers s’étaient peuplés de populations déplacées. Ces auto organisation de quartiers sont des auto défense de la vie sociale, face au crime organisé, que la police laisse en paix, pour mieux s’en servir comme désagrégateur social et supplétifs à l’occasion.]
No pasaran aux gangs et à la désagrégation du tissu social
Pour vider Gazi de sa population, le couper de ses soutiens, et en finir une fois pour toutes, l’Etat et ses supporters essayent de montrer Gazi comme un lieu où vivent des criminels, des marginaux isolés, sa population terrorisée par ces derniers, comme un quartier de mauvaise réputation, un endroit sale, dangereux et effrayant.
> Vous pouvez également lire
Esquisse n° 52 — L’Anatolie en Ville et Esquisse n°44 — La naissance des Robocop turcs d’Etienne Copeaux.
Vues de Gazi, les luttes d’un quartier populaire d’Istanbul de Loez
Si nous avons voulu vous brosser rapidement un portrait de ce quartier, où s’est tenu le rassemblement de l’opposition de gauche démocratique, aux côtés du HDP, samedi dernier, c’est pour montrer que ce lieu n’avait pas été choisi au hasard, pour le premier rassemblement d’opposition de rue d’après coup d’état du 15 juillet dernier. Et il s’avère depuis que ce fut le seul à revêtir ce caractère “radical”, hors des alliances nationales et nationalistes derrière l’AKP.
La place Taksim, elle aussi à haute portée symbolique pour le mouvement social turc, et liée de surcroît aux événements de Gezi, forte opposition au régime AKP en son temps, avait, elle, était choisie par le parti libéral kémaliste, pour y entraîner les forces d’opposition dans une grande communion nationaliste, le lendemain.
Quand nous mettons en perspective les deux initiatives, l’une organisée dans un quartier riche de ces luttes anti régime AKP, et appuyée sur elles, pour donner la première réponse au coup d’état et à la répression qui s’en suit, l’autre autorisée dans un lieu “confisqué” par Erdogan, et que celui-ci a fait occuper par ses supporters durant des jours et des nuits ces derniers temps, nous voyons sans difficulté apparaître la ligne de fracture dont Erdogan est friand.
Se servir une fois de plus de la division au sein de son opposition et traiter avec l’aile la plus “institutionnelle” aura été un jeu d’enfant. Le CHP s’y est prêté, à la fois par conservatisme, et du fait de son nationalisme récurent. On ne peut que regretter qu’une certaine gauche désorientée se soit prêtée au jeu, et avec elle une partie des associations de société civile, prises en otage par les kémalistes, dans une manifestation d’unité nationale contre nature avec la “démocrature” d’Erdogan.
Il est des situations politiques, où le chantage à l’unité, quand celle-ci va servir le régime, doit être refusé. Erdogan a tiré du coup d’état manqué une légitimité pour accroître les purges et la répression contre les contestataires de son régime. Il vient à nouveau de tirer un deuxième avantage de la veulerie des dirigeants libéraux kémalistes, qui ont su entraîner derrière eux les forces sociales d’une gauche divisée et exangue, oscillant en permanence dans ce ventre mou politique nationaliste de la Turquie.
Celui qui nous dira, dans ces conditions, qu’Erdogan en sort affaibli, devra cesser le “raki” dans les plus brefs délais. Et la répression qui continue (journalistes entre autres…) montrerait plutôt qu’il s’en est bien remis.
Pour l’opposition démocratique, regrouper ses forces, mesurer d’autant le fossé qui s’ouvre que le chemin à parcourir, ne pouvait se faire dans la confusion.
Image à la une : Lors d’une manifestation de soutien aux villes du Kurdistan turc.“Erdogan a ordonné, ses gangs ont massacré — La Paix absolument — le peuple de Gazi”