Ne pas con­sid­ér­er comme pen­sée acquise et immuable la ques­tion de l’E­tat-nation per­met de remet­tre sur le méti­er toute pen­sée éman­ci­patrice. C’est la con­tri­bu­tion de cet article.

L’État-nation

La France est le berceau de l’É­tat-nation au sens strict du terme. C’est la puis­sance que lui a con­féré ce sys­tème lors de la révo­lu­tion française qui lui a per­mis de bal­ay­er l’Eu­rope. Com­mençons par définir les deux termes.

Définis­sons l’É­tat comme détenant le mono­pole de la vio­lence sym­bol­ique légitime. On reprends ici la déf­i­ni­tion de Bour­dieu-Weber. On entend par sym­bol­ique l’idée que celui-ci n’a pas tou­jours besoin de la vio­lence physique pour se main­tenir mais a besoin que les pop­u­la­tions admin­istrées croient à ces sym­bol­es de dom­i­na­tion et qu’elles les acceptent dans leur très large majorité. On pour­rait dire que c’est la capac­ité des dom­i­nants à impos­er un sys­tème de pen­sée pour faire accepter leur dom­i­na­tion aux pop­u­la­tions dominées.

Définis­sons la nation comme un peu­ple, une eth­nie qui se dif­féren­cie des autres nations par une cul­ture et/ou une langue spé­ci­fique et/ou une his­toire commune.

Il s’ag­it donc de fusion­ner l’idée d’un peu­ple qui se con­stru­it autour d’un État-unique. Par con­séquent on exclue l’idée qu’il y ait d’autres peu­ples liés à cet État. Par exem­ple en France, on par­le tou­jours d’un peu­ple français, pour­tant il y a bien plusieurs peu­ples avec leurs cul­tures, leurs his­toires et langues spé­ci­fiques comme les Basques, les Cors­es, les Bre­tons, les Alsa­ciens, etc. La vio­lence sym­bol­ique dans ce cas se retrou­ve dans le fait qu’ils soient con­stam­ment ignorés ou con­sid­érés comme nég­lige­ables. Ain­si des peu­ples entiers sont exclus de toute (ou presque) exis­tence éta­tique et insti­tu­tion­nelle. On n’en­tend pas de la bouche d’un politi­cien « les peu­ples de France ». On pour­rait dire qu’ils sont exclus de toute exis­tence sym­bol­ique (ou presque).

Ce n’est pas un hasard si les États-nations pren­nent leurs racines dans la coloni­sa­tion dont la jus­ti­fi­ca­tion de ces crimes de masse se retrou­vent dans l’ex­clu­sion des pop­u­la­tions colonisées d’une iden­tité blanche. « Les sauvages » devant être éduqués par la force pour leur apporter la « civil­i­sa­tion ». Cet esprit colo­nial est large­ment lié à la men­tal­ité d’É­tat-nation où le Blanc, ou l’eth­nie comme dans le cas des États-nation arabes, détenant le pou­voir sym­bol­ique con­tre les non-blancs ou non-arabes.

Or la coloni­sa­tion est égale­ment au cœur de l’en­tre­prise de développe­ment du cap­i­tal­isme à par­tir du 16ème siè­cle. L’É­tat-nation est analysé par Abdul­lah Öcalan et son organ­i­sa­tion le PKK (Par­ti des Tra­vailleurs du Kur­dis­tan), mais aus­si par les munic­i­pal­istes lib­er­taires, comme le sys­tème poli­tique du cap­i­tal­isme par excel­lence. Sa force de cohé­sion sociale per­me­t­tant la sta­bil­ité néces­saire à la grande dis­par­ité de richess­es et à l’ex­ploita­tion out­ran­cière que ce sys­tème économique développe.

Dans le con­texte français, il faut que « la » pop­u­la­tion « française » sous influ­ence se retrou­ve dans une iden­tité com­mune qui per­met de la rassem­bler : la nation. L’É­tat doit mod­el­er une iden­tité, sou­vent calquée sur celle des con­ser­vatismes dom­i­nants voire imag­i­naires, et qui dit iden­tité nationale dit exclu­sion. En effet, l’i­den­tité qui se con­stru­it dans le cadre de l’É­tat se fait en oppo­si­tion à d’autres iden­tités. D’abord il y a un peu­ple, donc une langue avec un vocab­u­laire, une gram­maire et une orthographe spé­ci­fiques. Par exem­ple, quelqu’un qui com­met des fautes d’orthographe sur son CV détru­it grande­ment ses chances de se faire embauch­er dans de très nom­breux métiers. Mais cela ne suf­fit pas, les « non-nationaux» peu­vent très bien avoir appris la langue en ques­tion. Donc cette fois-ci, on crée un reg­istre nation­al avec ses auteurs « français » et un pat­ri­moine lui aus­si iden­ti­fié comme « français ». Pour pren­dre un exem­ple à l’étranger : l’Émir Abdelka­d­er, leader anti-colo­nial du 19 ème siè­cle, est enseigné en Algérie comme étant un fer­vent défenseur de la nation arabe, faisant de lui un héros du panara­bisme. Le prob­lème : celui-ci est berbère. Il s’ag­it d’in­té­gr­er des per­son­nages his­toriques en igno­rant leurs eth­nies, leurs cul­tures spé­ci­fiques et leurs con­textes his­toriques en vue de récupér­er leur com­bat pour des caus­es qui n’é­tait pas les siennes. En France, on peut citer la Joconde, celle-ci est située au Lou­vre, haut lieu du pat­ri­moine français, et vue comme la plus belle œuvre d’art de France. Pour­tant c’est Léonard de Vin­ci qui l’a réal­isée alors dans une pénin­sule ital­i­enne morcelée en cités-États. Les « non-nationaux » avec des références cul­turelles dif­férentes se retrou­vent exclus.

Ain­si l’État-nation se crée un réper­toire avec ses héros, ses objets fétichisés qui ten­dent à vouloir prou­ver la réal­ité de cette nation des­tinée à con­stru­ire un État garant à son tour de cette iden­tité. Cela per­met de con­stru­ire une cohé­sion autour de l’É­tat. L’É­tat a besoin de mus­cler sa cohé­sion pour la sim­ple et bonne rai­son qu’il est tra­ver­sé par de nom­breux antag­o­nismes de class­es, de sex­es, de races, psy­chiques et bien d’autres. La société sans un sen­ti­ment d’u­nion serait beau­coup plus frag­ile. Sinon, com­ment réu­nir les pro­lé­taires et les patrons si rien ne les rapproche ?

Par déf­i­ni­tion, l’É­tat-nation est un out­il for­mi­da­ble de divi­sions pour oppos­er une iden­tité sym­bol­ique aux restes de la société. Pour com­pren­dre com­ment cette iden­tité sym­bol­ique est con­stru­ite, il suf­fit de regarder l’assem­blée nationale française. La grande majorité des députés sont : des hommes, blancs, de cul­ture chré­ti­enne, d’âge mûr, valide, nés dans des quartiers urbains favorisés, diplômés des « hautes écoles », issus de réseaux informels comme la pro­mo­tion Voltaire de L’ENA de François Hol­lande. Beau­coup de députés ont sou­vent des rela­tions avec des lob­bies et se sont liés à leurs intérêts (tabac, indus­trie phar­ma­ceu­tique, agroal­i­men­taire, etc.). Ils sont presque tous for­més et adeptes de la pen­sée économique néo-libérale. À par­tir de cela, on pour­rait égale­ment déduire beau­coup d’autres points com­muns qui ser­vent de vecteurs pour car­ac­téris­er l’i­den­tité sym­bol­ique dominante.

À par­tir de là, plusieurs leviers se déga­gent pour le pou­voir et sa vio­lence sym­bol­ique. Par exem­ple, le levi­er de « Blancs ». Les entre­pris­es et la fonc­tion publique sont large­ment dom­inées par des Blancs, ils sont « pri­or­isés » dans l’emploi et la hiérar­chie. L’é­d­u­ca­tion nationale dans le 93, pour en avoir été témoin, en est une car­i­ca­ture. Les postes de pro­fesseurs et de direc­tion sont occupés très majori­taire­ment par des Blancs, alors que les Bia-toss (per­son­nels de can­tine, tech­niques, etc.) sont occupés par un très grand nom­bre d’An­til­lais. Pen­dant que les class­es d’élèves sont très col­orées, issues de l’im­mi­gra­tion d’o­rig­ines géo­graphiques très divers­es. C’est une répar­ti­tion « raciale » de l’en­vi­ron­nement social qui com­mence dès l’en­fance. Quelque chose à laque­lle on s’habitue parce que cela paraît « nor­mal ». Pour­tant les Antil­lais sont des « Français de souche », leur ter­ri­toire étant sous sou­veraineté de l’É­tat « français » avant même les Niçois, mais on con­state qu’ils ont un pat­ri­moine économique et un statut social moins val­orisés dans le cadre de l’éducation nationale du 93. C’est très prob­a­ble­ment vrai ailleurs. Par con­séquent, les uns et les autres intéri­orisent comme « légitime » que se soit les Blancs qui domi­nent. Bien qu’il n’y ait pas de textes de loi en France pour l’af­firmer con­crète­ment, c’est une réal­ité struc­turelle qui s’im­pose d’où découle l’op­pres­sion des « non-blancs » et la mise en place d’une vio­lence sym­bol­ique blanche.

Un autre exem­ple, celui des diplômes. En France, une grande impor­tance est accordée aux diplômes pour trou­ver un tra­vail non-ingrat et bien rémunéré. Cela accorde un statut de « con­nais­seur » dans un domaine spé­ci­fique. Pour­tant le diplôme est une sélec­tion sociale basée sur l’ap­pro­pri­a­tion du cap­i­tal cul­turel par héritage. En effet, en France le cap­i­tal économique, social et cul­turel des par­ents est très déter­mi­nant dans le niveau de qual­i­fi­ca­tion que l’on peut obtenir dans ses études. En 1964, Pierre Bour­dieu et Jean-Claude Passeron pub­li­aient un livre inti­t­ulé « Les étu­di­ants, les héri­tiers et la cul­ture ». Ils démon­traient déjà que la sphère famil­iale favori­sait ou défa­vori­sait les étu­di­ants par l’ac­qui­si­tion de cer­tains traits cul­turels. De nom­breux groupes soci­aux s’en trou­vaient exclus non pas pour des raisons objec­tives mais par la présence ou la non-présence de signes soci­aux dis­tinc­tifs sur leurs copies pour­tant anonymes. De plus, 1964 était une époque où l’ascension sociale était plus probante qu’au­jour­d’hui, c’est pour ain­si dire que l’ac­tu­al­ité de ce livre a été ren­for­cée au cours des dernières décen­nies. C’est comme cela que les class­es pré­para­toires aux grandes écoles se retrou­vent avec un fort con­tin­gent de fils et de filles de pro­fesseurs au fort pat­ri­moine cul­turel ou encore avec des enfants issus de la petite bour­geoisie et bour­geoisie. Dans le même temps, une minorité infime d’en­fants d’employés et d’ou­vri­ers se retrou­vent dans ces mêmes class­es pré­para­toires alors qu’ils représen­tent démo­graphique­ment des parts beau­coup plus impor­tantes de la pop­u­la­tion. Pour finir, un diplôme n’est que la mesure au-dessus d’un seuil don­né de la capac­ité de cer­tains à restituer une cer­taine quan­tité de con­nais­sance cul­turelle et sociale à un instant T. Beau­coup peu­vent obtenir les mêmes con­nais­sances par la pra­tique ou par un appren­tis­sage auto­di­dacte. Ain­si le diplôme ren­force l’aspect de l’héritage de cette iden­tité sym­bol­ique dom­i­nante, le diplôme incar­ne en France la trans­mis­sion de la dom­i­na­tion de cette iden­tité sym­bol­ique dom­i­nante de par­ents à enfants.

Un dernier exem­ple, la dom­i­na­tion sym­bol­ique de l’homme sur la femme. Cette organ­i­sa­tion sociale qui vise à asservir la moitié de la société ne date pas d’hi­er et elle est sou­vent dénom­mée comme sys­tème patri­ar­cal. En référence aux patri­arch­es romains qui avaient le pou­voir de vie et de mort sur les mem­bres de sa famille. De toutes les formes d’op­pres­sion, elle est prob­a­ble­ment la plus anci­enne et la plus ancrée dans nos sociétés. En France, cette oppres­sion est large­ment occultée car bien que la loi offi­cielle recon­naîsse l’é­gal­ité des sex­es, en pra­tique cette égal­ité n’ex­iste pas. Les femmes sont payées en moyenne 20% de moins que les hommes à tra­vail égal. Les tâch­es ménagères sont prin­ci­pale­ment le fait des femmes, env­i­ron 80% des tâch­es ménagères au sein d’un foy­er sont effec­tuées par les femmes. Les femmes sont large­ment vic­times de vio­lences sex­uelles à tra­vers le har­cèle­ment et les agres­sions. Enfin, les femmes subis­sent un matraquage idéologique pour les pouss­er à ren­tr­er dans un rôle de mère. La poli­tique natal­iste (allo­ca­tions famil­iales, réduc­tion d’im­pôts etc) est car­ac­téris­tique en France de cette volon­té de faire des femmes des mères. Notam­ment en imprég­nant les pop­u­la­tions admin­istrées de l’idée qu’il en a tou­jours été ain­si et qu’il est naturel que « la » femme soit le deux­ième sexe. Cette dom­i­na­tion sym­bol­ique passe large­ment par la non-présence des femmes dans les postes de déci­sion de la société ou les hommes sont sur-représen­tés comme à l’assem­blée nationale. Bien que ces iné­gal­ités ne soient la con­ti­nu­ité de bien des mil­lé­naires d’exploitation du corps des femmes précé­dant l’État-nation, celui-ci ren­force la sépa­ra­tion des gen­res par le biais une fois de plus de la con­fronta­tion des iden­tités. Les femmes étant grande­ment respon­s­ables de l’é­d­u­ca­tion des enfants, ces dernières sont poussées à trans­met­tre le mode de fonc­tion­nement du dom­i­nant. Le corps et l’e­sprit des femmes se retrou­vent « colonisés » et respon­s­ables de per­pétr­er la « race » pour garan­tir la supré­matie de celle-ci. Récem­ment en Turquie, le prési­dent turc Erdo­gan a fait des dis­cours dans lesquels il attaque directe­ment les droits des femmes sur la con­tra­cep­tion, droits chère­ment acquis par celles-ci. Il ne fait pas sim­ple­ment cette déc­la­ra­tion parce qu’il est sex­iste mais aus­si parce qu’il est raciste car le taux de natal­ité des pop­u­la­tions turques est très inférieur aux pop­u­la­tions kur­des, craig­nant un ren­verse­ment démo­graphique dans les décen­nies à venir. Ain­si la dom­i­na­tion des femmes par les hommes est un pili­er essen­tiel au bon fonc­tion­nement du sys­tème de dom­i­na­tion de l’i­den­tité sym­bol­ique, les relayant comme une iden­tité sex­uelle sec­ondaire con­sacrée à la repro­duc­tion sous esclavage sexiste.

L’État-nation recoupe égale­ment d’autres aspects. Sou­vent le con­trôle effroy­able sur les corps et les esprits néces­site d’im­posants appareils bureau­cra­tiques, idéologiques et de répres­sion. L’ap­pareil bureau­cra­tique ne demande que peu de com­men­taires sur l’ensem­ble des admin­is­tra­tions qui s’emparent de nos exis­tences en exam­i­nant chaque aspect de celle-ci par une paperasse dis­pro­por­tion­née et incom­préhen­si­ble con­trôlant tou­jours plus nos vies intimes. L’ap­pareil idéologique passe par un impor­tant dis­posi­tif médi­a­tique à sa botte à tra­vers sa col­lab­o­ra­tion étroite avec les grands cap­i­taines d’in­dus­tries, ce dis­posi­tif idéologique se com­plète avec une édu­ca­tion nationale qui ren­force les iné­gal­ités face à l’ap­pren­tis­sage et l’ac­cès aux savoirs où les pro­fesseurs sont poussés à jouer les flics idéologiques dans des étab­lisse­ments qui ressem­blent de plus en plus à des pris­ons. Il n’y a qu’a voir com­ment sont dis­posés la majorité des class­es du pri­maire au sec­ondaire pour com­pren­dre le poids sym­bol­ique qu’a le pro­fesseur sur ses élèves, le droit de désign­er qui sait et qui ne sait pas selon des critères de l’É­tat-nation. Enfin, l’ap­pareil de répres­sion est con­sti­tué d’un impor­tant dis­posi­tif polici­er et militaire.

L’un des aspect mod­erne les plus mar­quant de l’É­tat-nation est sa cen­tral­i­sa­tion extrême du pou­voir et son univers con­cen­tra­tionnaire urbain qui vont de pair. Des méga­lopoles immenses nais­sent en pil­lant d’im­menses richess­es naturelles et ressources démo­graphiques. Ces espaces urbains sans âme se retrou­vent à être des cen­tres d’emplois arrachant des mil­lions d’in­di­vidus à leurs régions d’o­rig­ine. Détru­isant les liens de com­mu­nauté entre les indi­vidus, détru­isant une part de leur iden­tité par la même occa­sion, les ren­voy­ant à une posi­tion où ils sont seuls dans des foules immenses. Les tra­jet des RER et métros parisiens en sont un exem­ple poignant où des mil­lions de gens se croisent sous-terre sans presque jamais se par­ler, où des men­di­ants cherchent la char­ité en nom­bre dans une ambiance froide et cru­elle. Les femmes s’y font harcel­er par des incon­nus qui se moquent bien des con­séquences de leurs méfaits. Les liens soci­aux sont glaciaux et bru­taux dans ce monde de cadences infer­nales où chaque jour des gens passent des heures dans ces trans­ports ser­rés les uns con­tre les autres. C’est l’un des nom­breux méfaits de ces con­cen­tra­tions urbaines qui iso­lent et ren­for­cent le con­trôle de l’É­tat-nation sur ces indi­vidus isolés de leurs milieux sociaux.

Bien enten­du, d’autres fac­teurs peu­vent égale­ment ren­tr­er en compte mais ces dif­férents axes, comme les dégâts écologiques qu’entraînent ces con­cen­tra­tions urbaines et ces logiques de dom­i­na­tion sur la nature, la réduisant à un sim­ple élé­ment à valeur marchande. Mais cette dernière dimen­sion n’est pas le point le plus dévelop­pé dans le cor­pus théorique du mou­ve­ment d’é­man­ci­pa­tion kurde.

Les expériences de cités-assemblées et de confédérations

Bien que le con­texte soit dif­férent, la pre­mière par­tie a été abor­dé sous l’an­gle de l’eth­no­cen­trisme qu’on peut trou­ver en France. En effet, nous sommes con­di­tion­nés à croire que les prob­lèmes des peu­ples du Moyen-Ori­ent sont éloignés des nôtres, pour­tant, nos sys­tèmes poli­tique sont proches. Les Kur­des sont prin­ci­pale­ment répar­tis dans qua­tre États-nations, subis­sant une vio­lence inouïe faite d’une his­toire de géno­cides et d’ex­ter­mi­na­tions cul­turo-lin­guis­tiques. L’un des exem­ples les plus frap­pants est l’opéra­tion Anfal lancée par Sad­dam Hus­sein il y a moins de 30 ans. L’opéra­tion Anfal visait pure­ment et sim­ple­ment à exter­min­er la pop­u­la­tion kurde. Cette opéra­tion a tout les aspects d’un géno­cide com­mis dans les règles : dépor­ta­tion, camps de con­cen­tra­tion, com­plic­ité silen­cieuse de la com­mu­nauté inter­na­tionale, destruc­tion de 90% des vil­lages kur­des d’I­rak et exter­mi­na­tion, prin­ci­pale­ment par gazage, de plus de 182 000 Kur­des. Ce mode opéra­toire n’a rien à envi­er aux crimes colo­ni­aux des Blancs et s’il est aus­si proche des procédés fas­cistes européens, c’est tout sim­ple­ment qu’il s’appuie sur les mêmes men­tal­ités issues du même sys­tème : l’État-nation.

Par con­séquent, créer un État-nation kurde indépen­dant fut con­sid­éré comme une approche con­tre-pro­duc­tive par le PKK. En effet, à par­tir du moment où l’on crée un État lié à une iden­tité et à des fron­tière, on crée de l’op­pres­sion envers ceux qui ne sont pas de cette iden­tité et on ne peut pas évidem­ment pas émanciper les pop­u­la­tions en leur créant de nou­velles oppres­sions. Les expéri­ences passées ont prou­vé leur inca­pac­ité à met­tre fin aux oppres­sions comme en URSS où la mise en appli­ca­tion d’un « social­isme réel » et la créa­tion d’un « homme nou­veau » n’ont fait que per­pétuer une men­tal­ité d’i­den­tité sym­bol­ique et donc vio­lente. La men­tal­ité de l’É­tat-nation sovié­tique est la créa­tion d’une iden­tité nationale sovié­tique forgée dans les écoles de la pen­sée unique. Tous les proces­sus révo­lu­tion­naires de ce type ont échoué à don­ner des sociétés éman­cipées des chaînes de la dom­i­na­tion. Pour pren­dre un autre exem­ple poignant, il n’est pas de meilleur que celui de la guerre d’Es­pagne. Alors que les par­tis de gauche étatistes, comme les stal­in­iens, ne pesaient pas lourd au début de l’an­née 1936 face à la CNT et ses 1.5 mil­lions d’ad­hérents, celle-ci a échoué à met­tre en place une poli­tique de rup­ture avec l’É­tat-nation et le cap­i­tal­isme. L’ex­em­ple le plus mar­quant de cela n’est ni la par­tic­i­pa­tion d’a­n­ar­chistes au gou­verne­ment répub­li­cain, ni le refus de lut­ter con­tre la bour­geoisie répub­li­caine en par­tic­i­pant au front pop­u­laire, mais la ques­tion de l’indépen­dance du Maroc. Les syn­di­cal­istes révo­lu­tion­naires ont refusé en bloc l’idée d’une indépen­dance du Maroc parce qu’il s’agis­sait de « sauvages » inca­pables de se gou­vern­er. Ce n’est pas un acte sim­ple­ment raciste car­ac­téris­tique de la men­tal­ité colo­niale, c’é­tait aus­si don­ner les moyens à Fran­co d’avoir une armée. En effet, ce dernier avait raté son coup d’É­tat et, plus générale­ment, il pen­sait avoir per­du la guerre, les prin­ci­paux foy­ers de pop­u­la­tion et indus­triels étant aux mains des répub­li­cains (Madrid et Barcelone). Mais Fran­co pou­vait compter sur une arma­da de sup­plétifs maro­cains qui lui per­mirent de rapi­de­ment lancer l’as­saut. Si les syn­di­cal­istes révo­lu­tion­naires, très puis­sant dans l’Es­pagne répub­li­caine, avaient rompu avec leur men­tal­ité colo­niale et accordé l’indépen­dance du Maroc, Fran­co se serait retrou­vé sans effec­tif mil­i­taire sig­ni­fi­catif. Il s’ag­it donc pour les révo­lu­tion­naires du monde entier de rompre avec la men­tal­ité colo­niale engen­drée par le nation­al­isme car­ac­téris­tique de l’É­tat-nation sachant qu’une nation sous dom­i­na­tion colo­niale peut, elle aus­si, avoir une poli­tique colo­niale envers d’autres groupes « non-nationaux ».

Par con­séquent, que faire ? On ne peut pas créer un État-nation sans per­pétuer la dom­i­na­tion d’un groupe social sur un autre, on ne peut pas non plus le réformer ou atten­dre son dépérisse­ment et on ne peut pas con­tin­uer à détru­ire la planète par l’ex­ploita­tion démesurée des richess­es par le sys­tème cap­i­tal­isme. Mur­ray Bookchin, puis son dis­ci­ple Abdul­lah Öcalan, firent des recherch­es dans les zones d’om­bres lais­sé par les mou­ve­ments marx­istes-lénin­istes clas­sique et iden­ti­fièrent une forme d’or­gan­i­sa­tion alter­na­tive à l’É­tat capa­ble de lui résister.

Avant de pass­er à une lec­ture his­torique, il est impor­tant de pré­cis­er que nous ren­trons dans une approche qui n’est pas linéaire mais cumu­la­tive de l’his­toire, au sens où Lévi-Strauss l’en­tend. Nous par­tons du principe que celle-ci ne s’est pas dévelop­pée à par­tir de stades (esclavagisme, féo­dal­isme, cap­i­tal­iste, etc…) et donc qu’elle n’est pas linéaire. Chaque civil­i­sa­tion a dévelop­pé ses pro­pres sys­tèmes de valeurs et les per­son­nes issues de ces sys­tèmes de valeurs ont ten­dance à penser que le leur est supérieur aux autres. Ces sys­tèmes de valeurs ne sont pas for­cé­ment très effi­caces non-seule­ment pour analyser sa pro­pre civil­i­sa­tion, mais encore moins quand il s’ag­it d’une autre. Par con­séquent, on peut con­sid­ér­er que plusieurs foy­ers de civil­i­sa­tion indépen­dants, avec leurs pro­pres sys­tèmes de pen­sée autonomes des uns des autres, inter­agis­sent entre eux. Il ne s’ag­it donc pas de déter­min­er des stades ni de faire des hiérar­chies entre ceux-ci.

L’analyse qui suit sur les expéri­ences « anti-éta­tiques » est forte­ment inspiré du livre : « Le munic­i­pal­isme lib­er­taire » de Janet Biehl.

Con­traire­ment à l’ap­proche marx­iste qui se veut linéaire et économique de l’his­toire, Mur­ray Bookchin va analyser les rap­ports hiérar­chiques. Il va analyser les dif­férentes formes de sociétés sans État ou anti-éta­tique depuis la pré-his­toire. Il com­mence avec l’é­tude des sociétés naturelles (ou com­mu­nisme « prim­i­tif » chez Marx). Pour Bookchin et Öcalan, les sociétés naturelles ne pren­nent pas fin avec l’esclavage mais par l’exploitation de la femme par l’homme. En effet, les représen­ta­tions pos­i­tives de la femme évolu­ent au cours de l’his­toire anci­enne allant de la déesse terre-mère, comme Gaïa, représen­ta­tion pos­i­tive de la femme au moment où la femme est ren­due respon­s­able de méfaits à tra­vers des mytholo­gies, où cer­taines de ces déess­es usent de séduc­tion pour per­ver­tir les dieux mas­culins, jusqu’à l’ar­rivée des monothéismes où elle est con­sid­érée comme la source des ten­ta­tions et donc du mal de ce monde. C’est la base de ce que Abdul­lah Öcalan nomme « la men­tal­ité mas­cu­line », source des guer­res et des sociétés esclavagistes présentes et futures, ce moment est appelé « la rup­ture des gen­res ». Par con­séquent, la source des oppres­sions, et des pre­mières hiérar­chies, prend racine dans l’ap­pro­pri­a­tion, ou coloni­sa­tion, du corps des femmes par les hommes.

Öcalan

Une fois ces États for­més sur la base de l’ex­ploita­tion des femmes, la men­tal­ité mas­cu­line dom­i­na­trice et hiérar­chique va s’or­gan­is­er autour de tribus qui vont chercher à s’ap­pro­prier les richess­es des autres tribus, les non mem­bres de la tribu étant perçus comme une menace.

L’un des pre­miers exem­ples his­toriques de l’an­tiq­ui­té qui va intéress­er Mur­ray Bookchin est Athènes. C’est le pro­to­type par excel­lence de la cité-assem­blée. Mal­gré la men­tal­ité impéri­al­iste, le fait que les femmes, les métèques et les esclaves soit exclus du champ poli­tique, la cité-assem­blée d’Athènes va inven­ter une des pre­mières formes con­nues de démoc­ra­tie directe de l’his­toire. À son apogée, le sys­tème poli­tique d’Athènes est entre guillemets sans « État » entre citoyen car, à l’in­térieur du champ poli­tique, chaque citoyen est défi­ni par le fait qu’il a le droit de porter une arme et donc a en charge la défense et la sécu­rité de la cité. Les choix poli­tiques et les procès se font en pub­lic où tous les citoyens pou­vaient s’ex­primer dans de grandes assem­blées où les élus, choi­sis par suf­frage direct ou par tirage au sort, sont sous con­trôle démoc­ra­tique direct et sou­vent avec un man­dat court d’un ou deux ans. Chaque citoyen est con­sid­éré comme ayant les com­pé­tences néces­saires pour occu­per n’im­porte quel poste au sein de la société, ce qui pré­sup­pose un haut niveau d’é­d­u­ca­tion poli­tique, l’aris­to­cratie et les tribus ayant étaient abolies. Il y aurait beau­coup d’autres choses à dire sur l’ex­péri­ence athéni­enne et de son apogée juste avant la guerre du Pélo­pon­nèse. Les munic­i­pal­istes lib­er­taires reti­en­nent cer­tains axes qui sont indis­pens­ables au bon fonc­tion­nement de la démocratie :

Celle-ci ne peut se faire qu’à une échelle munic­i­pale, à une échelle locale. En effet, pour exercer un pou­voir démoc­ra­tique direct, les assem­blées doivent être assez petites pour accueil­lir toute la communauté.

La démoc­ra­tie doit se con­stru­ire directe­ment avec les élus, sans éch­e­lons inter­mé­di­aires dans la prise de déci­sions. Les man­dats des élus doivent être de courte durée, sous con­trôle et révocables.

Chaque citoyen doit être for­mé de façon poly­va­lente et équivalente.

Les rap­ports hiérar­chiques doivent être abo­lis au sein de l’assem­blée pour que celle-ci soit viable.

Les iné­gal­ités sociales et économiques doivent être les plus faibles pos­si­bles pour le bon fonc­tion­nement de la cité-assem­blée (risque d’achat de voix, etc…).

La cité-assem­blée doit organ­is­er son auto-défense pour sur­vivre face à l’a­gres­sion des États.

La jus­tice s’exerce sous des valeurs éthiques, comme dans les société naturelles avant la cité-assem­blée, opposées au futur droit romain et bureau­cratie prolifique.

Le sys­tème athénien ne s’est pas imposé du jour au lende­main aux groupes soci­aux (ou class­es) dom­i­nants. Il a même cohab­ité longtemps avec l’aris­to­cratie et les tribus. Mal­gré cela, ces groupes soci­aux dom­i­nants ont décru jusqu’à dis­paraître face à la mon­tée en puis­sance des forces démoc­ra­tiques et citoyennes.

Athènes est un bon exem­ple de démoc­ra­tie directe et de cité-assem­blée mal­gré l’ex­clu­sion des femmes, des métèques et des esclaves. Con­traire­ment à la pen­sée clas­sique, les munic­i­pal­istes lib­er­taires pensent que cela n’est pas ren­du pos­si­ble par l’ex­ploita­tion et l’ex­clu­sion du champ poli­tique des femmes, des métèques et des esclaves mais mal­gré cette sit­u­a­tion. En effet, rares sont les sociétés fondées sur ces bases à avoir vécu des expéri­ences sim­i­laires, la plu­part ayant ten­dance à l’autoritarisme.

De nom­breuses formes de démoc­ra­tie, sous forme de cité-assem­blée, sont apparues dans l’his­toire et à une bien plus grande échelle qu’Athènes. Quand plusieurs munic­i­pal­ités se sont retrou­vées men­acées par des États, elles se sont con­fédérées pour les com­bat­tre et ont par­fois gag­né. Nous allons abor­der pour cela trois exem­ples his­toriques : les com­munes médié­vales, l’Assem­blée de Nou­velle-Angleterre et les Sec­tions parisiennes.

Dans le nord de la pénin­sule ital­i­enne et dans le sud de la France se dévelop­pa entre le XIème et le XII­Ième siè­cle une bour­geoisie marchande. Un com­merce floris­sant et d’im­por­tantes pro­duc­tions arti­sanales se con­cen­trèrent autour des villes. La noblesse et le clergé étant peu enclins à légifér­er effi­cace­ment sur les ques­tions économiques, les bour­geois locaux com­mencèrent à impos­er par eux-mêmes une lég­is­la­tion locale aux villes dans lesquelles ils dévelop­pèrent assez d’in­flu­ence. De fac­to, ces bour­geoisies finirent par avoir le con­trôle de leurs affaires au niveau de ces munic­i­pal­ités. La con­fronta­tion devint inévitable et ces munic­i­pal­ités cher­chèrent à se libér­er de leurs seigneurs. Dans le nord de l’I­tal­ie, la Ligue lom­barde se rebel­la con­tre le Saint-Empire romain-ger­manique. La Ligue lom­barde était une con­fédéra­tion mil­i­taire entre dif­férentes com­munes qui finit par met­tre en échec l’ar­mée impéri­ale en 1176. Ces com­munes obt­in­rent le droit de se gou­vern­er elles-mêmes suite à la paix de Con­stance en 1183. La paix actait que l’empereur ne pou­vait plus inter­a­gir dans les affaires de ces cités. C’est le début de l’es­sor des com­munes médié­vales. Le mot « com­mune » sig­nifi­ant les local­ités éman­cipées du joug des seigneurs. Au début les com­munes étaient dirigées par des asso­ci­a­tions de bour­geois qui fai­saient le ser­ment de respecter les lib­ertés indi­vidu­elles de leurs conci­toyens, de défendre et de pro­mou­voir leurs intérêts com­muns. La pre­mière insti­tu­tion com­mu­nale des villes ital­i­ennes fut l’assem­blée de tous les mem­bres de la com­mune. Elle adop­tait les lois et choi­sis­sait deux mag­is­trats, l’un exé­cu­tif et l’autre judi­ci­aire, qui , pen­dant un an, avaient la charge d’ad­min­istr­er les affaires de la ville.

Dans ces com­munes qui étaient en plein essor, les nou­veaux arrivant étaient exclus du champ poli­tique. Sou­vent il n’y avait que les familles fon­da­tri­ces de la com­mune qui avaient le droit de vote. Les femmes, les tra­vailleurs des champs et, de façon générale, les non-pro­prié­taires n’avaient pas le droit de vote. Une petite minorité de la pop­u­la­tion mas­cu­line, les aris­to­crates, avait accès aux fonc­tions des charges publiques. L’embryon de démoc­ra­tie y était faible sou­vent soumis aux luttes de pou­voir des magistrats.

Mais dans le même mou­ve­ment des munic­i­pal­ités se libérant du joug de leurs seigneurs, les pop­u­la­tions de ces munic­i­pal­ités cher­chaient à se libér­er de l’au­torité de leurs mag­is­trats, notam­ment à Nîmes qui avait acquis une cer­taine autonomie vis-à-vis de la couronne de France dans la même péri­ode que les villes ital­i­ennes. En 1198, le peu­ple entier de Nîmes obtint le droit de vote aux assem­blées pour élire les mag­is­trats. Dans cette lutte de pou­voir, le « popo­lo » (les maîtres arti­sans, les bou­tiquiers, les pro­fes­sion­nels, les notaires, les marchands, les financiers, la bour­geoisie com­mer­ciale mais qui exclut les tis­serands et les jour­naliers (ouvri­ers agri­coles)), va affron­ter l’aris­to­cratie et ses priv­ilèges. Le popo­lo créa des guildes de quarti­er, qui réu­nis­saient tous les hommes d’un même méti­er. Ces guildes for­mèrent rapi­de­ment leurs pro­pres mil­ices. Le popo­lo com­mença à lut­ter con­tre la noblesse dans les villes. Le popo­lo finit par pren­dre le pou­voir dans de nom­breuses villes entre 1200 et 1260 dont Flo­rence ou encore à Mont­pel­li­er où les guildes fusion­nèrent avec le gou­verne­ment munic­i­pal lui-même. Cela engen­dra une démoc­ra­ti­sa­tion très forte du pou­voir pas­sant entre les mains de l’aris­to­cratie, à une part très impor­tante de la pop­u­la­tion des villes. Mar­sile de Padoue écrivait sur ces com­munes : « le lég­is­la­teur, ou la cause pre­mière et juste de la loi, est le peu­ple ou le corps des citoyens ou sa par­tie la plus impor­tante, de par son choix ou sa volon­té exprimée orale­ment dans l’assem­blée générale des citoyens. »

Il y a égale­ment un mou­ve­ment de même nature un peu plus tardif en Flan­dre et dans le reste du Saint-Empire romain-ger­manique. Ces mou­ve­ments allaient voir les révoltes des guildes dites sec­ondaires, comme les tis­serands, pren­dre une place impor­tante et acquérir d’im­por­tante avancées qui exclu­aient qua­si­ment les patriciens.

La démoc­ra­ti­sa­tion des com­munes médié­vales est d’un grand intérêt mal­gré le fait qu’elle exclut les femmes, les jour­naliers, les pau­vres, les tra­vailleurs des champs et presque tous les migrants, selon l’ar­gu­ment qu’ils pou­vaient être con­trôlés par les rich­es marchands et les aristocrates.

C’est une ironie de l’his­toire mais ce furent les com­mu­nautés protes­tantes et puri­taines de Nou­velle-Angleterre du XVI­Ie et XVI­I­Ie siè­cles qui vont per­pétuer une tra­di­tion de démoc­ra­tie directe. En effet, les puri­tains de la Nou­velle-Angleterre con­sid­éraient la démoc­ra­tie comme pro­fondé­ment immorale. Mais c’est à tra­vers le « con­gré­ga­tion­al­isme » que ces derniers vont dévelop­per des pra­tiques très démoc­ra­tiques. En effet, cette secte protes­tante anglaise défendait l’au­tonomie de chaque con­gré­ga­tion con­tre l’in­tru­sion des prêtres et des évêques. Le con­gré­ga­tion­al­isme repo­sait sur le pos­tu­lat que chaque groupe de fidèles for­mait un tout en soi, sub­or­don­né à nul mor­tel et guidé unique­ment par la Bible. En bref, il n’aimait pas le clergé. Dans le nou­veau monde, ces com­mu­nautés se liaient par des pactes com­mu­nau­taires jurant d’obéir à Dieu et de se souci­er des âmes des uns et et des autres aux sein de la communauté.

L’or­gan­i­sa­tion de ces com­mu­nautés com­mença à for­mer un mail­lage de vil­lages autonomes organ­isés autour de leurs églis­es. Chaque com­mu­nauté rédi­geait au moins deux pactes, l’un était intem­porel et con­cer­nait les affaires religieuses, et l’autre était munic­i­pal. Les ter­res était répar­ties équitable­ment entre les mem­bres de la com­mu­nauté. Il y avait peu d’iné­gal­ité finan­cière entre les mem­bres de la com­mu­nauté au début de leur exis­tence notam­ment par un partage équitable des ter­res. Les mil­ices de ces com­mu­nautés étaient créées sur le même principe d’é­gal­ité. Ces com­mu­nautés finirent par créer des assem­blées munic­i­pales. En principe, seuls les fidèles adultes de sexe mas­culin, ceux qui avaient reçu la « grâce » de Dieu, avaient le droit de vote à ces assem­blées et ceux qui n’ap­parte­naient pas à la secte pou­vaient assis­ter et délibér­er aux assem­blées sans par­ticiper au proces­sus de déci­sion. Mais, très vite, le suf­frage fut éten­du pour inclure tous les habi­tants adultes de sexe mas­culin ayant quelques pro­priétés ou un revenu réguli­er (qui inclu­ait une bonne part des revenus mod­estes), puis tous les hommes qui juraient d’avoir la pro­priété req­uise. Le droit de vote aux assem­blées rendait éli­gi­ble à tous les postes en charge des affaires publiques. L’in­flu­ence de ces com­mu­nautés prit une grande impor­tance à tel point qu’en 1635, le gou­verne­ment colo­nial anglais recon­nut l’assem­blée munic­i­pale comme corps déci­sion­nel suprême dans chaque vil­lage. Les vil­lages com­mencèrent à élire des représen­tants pour gér­er les affaires courantes, mais les représen­tants n’avaient pas de pou­voir éten­du et devaient seule­ment exé­cuter les déci­sions pris­es entre deux assem­blées. Au début, ces élus étaient surtout les « anciens » religieux, les pre­miers mem­bres de la com­mu­nauté for­mant une petite aris­to­cratie où l’assem­blée fai­sait office de cham­bre d’en­reg­istrement. Leur man­dat durait qu’une seule année.

Entre 1680 et 1720, les assem­blées prirent le dessus sur les con­seils et trans­for­mèrent la poli­tique munic­i­pale en démoc­ra­tie de fac­to. Après la mort des « anciens », les jeunes venus les rem­plac­er ne jouis­saient pas de la même aura. Les assem­blées ren­for­cèrent leur con­trôle sur ces jeunes élus et les assem­blées se tin­rent de plus en plus sou­vent. Les assem­blées munic­i­pales dev­in­rent un véri­ta­ble corps déci­sion­naire. Elles décidaient des tax­es, du bud­get, arbi­trait les con­flits relat­ifs aux titres et pro­priétés, accep­taient les migrants, octroy­aient des con­ces­sions et per­mis d’en­tre­prise et plan­i­fi­aient le développe­ment économique.

Pour se faire représen­ter auprès du gou­verne­ment colo­nial, chaque vil­lage envoy­ait des délégués à Boston. Comme les con­seils, les « anciens » furent chas­sés, les délégués rece­vaient leurs man­dats directe­ment de l’assem­blée munic­i­pale et devaient s’y con­former. Les délégués étaient soumis à un régime de man­dat impératif, les vil­lages allant même jusqu’à envoy­er une « escorte » avec leurs délégués pour bien véri­fi­er qu’ils respec­taient les déci­sions pris­es en assem­blée. Les votes des délégués furent ren­dus publics, les assem­blées pou­vant ain­si véri­fi­er si leurs votes avaient bien été respec­tés. La couronne voulut alors repren­dre la main, mais les lois édic­tées par la couronne étaient appliquées en fonc­tion du bon vouloir de ces assem­blées. Dans la pra­tique, les assem­blées munic­i­pales basées sur des principes de démoc­ra­tie directe avaient pris le pouvoir.

Etat-Nation

Après l’épisode du Tea Par­ty, début de la guerre d’indépendance, l’une des pre­mières réac­tions de Lon­dres va être d’abolir ces assem­blées munic­i­pales. Par la suite, les assem­blées vont jouer un rôle impor­tant dans la guerre d’indépen­dance des treize colonies d’Amérique. Finale­ment, ces assem­blées furent dépouil­lées de leur pou­voir par les révo­lu­tion­naires améri­cains avec la con­sti­tu­tion des États puis par la Con­sti­tu­tion fédérale de 1787.

Encore une fois, cette expéri­ence de démoc­ra­tie directe a pu se faire mal­gré l’esclavagisme, l’ex­clu­sion des femmes, des plus pau­vres et les amérin­di­ens con­tre lesquels se sont battues ces com­mu­nautés. Il n’empêche pas moins que cet épisode his­torique qui se déroule sur près de 150 ans est riche d’en­seigne­ments au même titre que la Ligue lom­barde, c’est un exem­ple de con­fédéra­tion de com­munes qui a su résis­ter longtemps aux États par­mi les plus puis­sants de leur époque.

Le dernier exem­ple sont les Sec­tions parisi­ennes de la révo­lu­tion française. En 1789, la monar­chie dut céder la créa­tion de dis­tricts élec­toraux dans toute la France. À Paris, 60 assem­blées de dis­trict furent créées. Après les élec­tions, ces assem­blées con­tin­uèrent à se réu­nir mal­gré la dis­pari­tion de leur jus­ti­fi­ca­tion légale. Avec l’écroule­ment de l’É­tat, ces assem­blées fonc­tion­naient comme de véri­ta­bles insti­tu­tions qua­si-légales en con­cur­rence avec l’assem­blée nationale for­mée à Ver­sailles. Après un nou­veau redé­coupage pas­sant à 40 sec­tions à Paris, les sec­tions dev­in­rent la base légale du gou­verne­ment munic­i­pal dans toutes les grandes villes de France : Lyon, Mar­seille, Bor­deaux et Toulouse. Pen­dant la révo­lu­tion, env­i­ron 44 000 com­munes autonomes, dont les plus grandes sous con­trôle des assem­blées de sec­tion, occupèrent une grande par­tie du champ poli­tique dans toute la France. Elles avaient des prérog­a­tives locales mais aus­si nationales. Elles prirent le con­trôle de la Garde nationale (à titre d’échelle, les forces armées, prin­ci­pale­ment la garde nationale, de la ville de Paris était la deux­ième plus grande force mil­i­taire après l’ar­mée aux ordres con­ven­tion), en con­trôlant la struc­ture et le con­tenu poli­tique, plus le temps passé plus les sec­tions se démoc­ra­ti­saient et se rad­i­cal­i­saient. À Paris, elle s’ou­vrirent à tous les hommes adultes et même par­fois aux femmes (enfin !) sans restric­tion vis-à-vis de la pro­priété et du statut. Les sec­tions for­maient la base d’une démoc­ra­tie directe extrême­ment rad­i­cale. En 1792 et 1793, c’est une expéri­ence con­sciente de démoc­ra­tie directe où les sec­tions con­sid­éraient la sou­veraineté pop­u­laire comme un droit inal­ién­able appar­tenant à tous les citoyens, un droit qui ne pou­vait être délégué aux représen­tants d’une assem­blée nationale. Les assem­blées des sec­tions parisi­ennes se réu­nis­saient dans les chapelles et les églis­es expro­priées et elles éli­saient six députés à la com­mune de Paris, dont la tâche prin­ci­pale était de coor­don­ner toutes les sec­tions de la cité. Chaque sec­tion légiférait sur les ques­tions de sécu­rité publique, l’ap­pro­vi­sion­nement, les finances. Plus impor­tant encore, cha­cune dis­po­sait de son pro­pre batail­lon de la Garde nationale, artillerie com­prise, sur lequel elle exerçait un con­trôle absolu. Les officiers étaient élus par la sec­tion et ils obéis­saient aux direc­tives de cette dernière. Les réu­nions des sec­tions atti­raient d’im­menses foules et presque tout le peu­ple de Paris, des roy­al­istes au plus rad­i­caux des révo­lu­tion­naires, venaient débat­tre au sein de ces assemblées.

C’est en 1792 que les mem­bres les plus rad­i­caux des sec­tions parisi­ennes vont envahir les Tui­leries et dépos­er le roi. Pen­dant cette même péri­ode, le démoc­rate rad­i­cal Jean Var­let de la com­mis­sion des droits de l’homme ten­ta d’or­gan­is­er un gou­verne­ment par­al­lèle pour con­stru­ire la « Com­mune des com­munes » en for­mant une con­fédéra­tion de villes et de vil­lages pour ren­vers­er le gou­verne­ment nation­al. Après des insur­rec­tions ratées, la ten­ta­tive échoua à ren­vers­er la Con­ven­tion et les Jacobins se dépêchèrent d’en­fer­mer les lead­ers des sec­tions dès leur prise de pouvoir.

Il est d’au­tant plus intéres­sant que cette épisode de démoc­ra­tie rad­i­cale est large­ment mécon­nue et invis­i­bil­isée. Les Jacobins écrirent avec leur plume l’his­toire de l’époque avec leur État-nation si cher à leurs yeux. Cette épisode est d’au­tant plus impres­sion­nant qu’il prend forme dans la méga­pole parisi­enne et ses 500 000 habi­tants. Les sec­tions ont fail­li réus­sir à ren­vers­er l’É­tat-nation qui les a vues naître pour le rem­plac­er par une con­fédéra­tion de communes.

Ces exem­ples font l’ob­jet d’une longue présen­ta­tion mais ils ont une impor­tance cru­ciale et ils sont large­ment mécon­nus des milieux por­teur d’un pro­jet éman­ci­pa­teur. Ces expéri­ences de démoc­ra­tie directe autour des munic­i­pal­ités ne sont pas des excep­tion dans l’his­toire. Il en existe bien d’autres que je n’ai pas décrits sur tous les con­ti­nents. Même de façon défor­mée, ces assem­blées ont fini par remet­tre en cause pro­fondé­ment l’or­dre social ayant ten­dance avec le temps à aller vers plus de démoc­ra­tie, d’égalité et de jus­tice jusqu’à ce que l’É­tat et les class­es dom­i­nantes ne les com­bat­tent par­fois dans l’ur­gence. De plus, dans ces cadres démoc­ra­tiques, les munic­i­pal­ités con­fédérées ont su résis­ter de façon effi­cace aux États et, plus impor­tant encore, elles ont fail­li défaire le plus puis­sant État-nation de leur époque, c’est à dire l’É­tat nation­al français né dans le sil­lage de la révo­lu­tion française. L’État-nation qui est en quelque sorte la pierre philosophale du pou­voir des class­es dom­i­nantes con­tem­po­raines. Par con­séquent, l’his­toire mon­tre qu’il est pos­si­ble d’or­gan­is­er des expéri­ences locales décen­tral­isées qui résis­tent aux États-nations centralisés.

La réponse du PKK, le confédéralisme démocratique

Revenons à la ques­tion kurde dont les pop­u­la­tions sont répar­ties sur 4 États-nations. Par­tant du principe que les expéri­ences révo­lu­tion­naires basées sur l’É­tat, et plus par­ti­c­ulière­ment l’État-nation, sont vouées à l’échec, le fait de con­stru­ire un nou­v­el État sur des bases eth­niques était devenu absurde et la solu­tion, après plus de dix ans de réflex­ions de recherch­es de 1995 à 2005, aboutit à leur nou­velle ori­en­ta­tion poli­tique : le con­fédéral­isme démoc­ra­tique, ou Nation démoc­ra­tique, inspiré en grande par­tie, mais pas seule­ment, des thès­es de Bookchin sur le munic­i­pal­isme lib­er­taire. Ils avaient enfin la solu­tion à leur dilemme et pou­vaient par­tir à la con­quête non plus sim­ple­ment du peu­ple kurde mais de tout le Moyen-ori­ent. Le peu­ple kurde devenant le moteur d’une démoc­ra­tie rad­i­cale pour tout le Moyen-ori­ent dans le cadre d’une con­fédéra­tion moyen-ori­en­tale sans établir de nou­velles fron­tières, ni même con­stru­ire un État kurde. Mais comment ?

Comme nous l’avons vu plus haut, l’État-nation tire sa force des divi­sions iden­ti­taires qui tra­versent nos sociétés, d’où les dif­férentes iden­tités sont soumis­es à la vio­lence sym­bol­ique puis physique quand celle-ci échoue. Les femmes sont opprimées par les hommes, les non-nationaux par les nationaux, les LGBT par les hétéros, etc… Enrichis de leur expéri­ence anti-colo­niale de plus 30 ans, les Kur­des par­ti­sans du con­fédéral­isme démoc­ra­tique vont y ajouter des méth­odes bien à eux.

Il s’ag­it de con­stru­ire, comme le prône Mur­ray Bookchin, dès aujour­d’hui les assem­blées pop­u­laires décen­tral­isées de dou­ble pou­voir qui ren­verseront l’É­tat et le cap­i­tal­isme demain. Il ne s’ag­it plus d’at­ten­dre le grand soir et la for­ma­tion mirac­uleuse des instances de démoc­ra­tie directe dans ce cadre mais de con­stru­ire dès aujour­d’hui et main­tenant dans les villes et les cam­pagnes des com­munes qui chercheront à impos­er une démoc­ra­tie réelle au niveau munic­i­pal. Une fois la prise de pou­voir effec­tuée par les assem­blées en dis­solvant l’an­cien ordre qui régis­sait ces munic­i­pal­ités et en imposant un nou­veau con­trat social basé sur des principes de démoc­ra­tie, d’é­gal­ité, de fémin­isme et d’é­colo­gie, ces munic­i­pal­ités sont poussées à se rassem­bler pour for­mer des con­fédéra­tions. Ces munic­i­pal­ités auront en charge de la ges­tion de toutes les ques­tions locales et pren­dront des déci­sions sur de plus grandes éten­dues avec le reste de la confédération.

Mais on pour­rait dire les oppres­sions n’ont pas dis­paru pour autant. Certes, mais alors com­ment faire pour les com­bat­tre ? D’une cer­taine manière les Kur­des ont repris une célèbre maxime de la pre­mière inter­na­tionale : « l’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs d’eux-mêmes » en « l’é­man­ci­pa­tion des opprimés sera l’œuvre des opprimés eux-mêmes ». Il ne s’ag­it pas sim­ple­ment de con­stru­ire les instances de dou­ble pou­voir, en créant dès aujour­d’hui les com­munes qui ren­verseront les États-nations de demain, mais de créer les com­munes qui con­di­tion­nent l’é­man­ci­pa­tion des pop­u­la­tions opprimées. Les Kur­des ont com­mencé à fonder des com­munes de femmes ou con­seils de femmes. Ces dernières sont en charge des déci­sions rel­e­vant des ques­tions de la femme. Ces com­munes de femmes se con­fédèrent à leur tour dans de grandes con­fédéra­tions de femmes et, ain­si de suite, des com­munes se créent autour des iden­tités qui souhait­ent se réu­nir comme des com­munes de chré­tiens, d’Arabes, de Turk­mènes… et ils se con­fédèrent à leur tour dans de plus grandes con­fédéra­tions pour porter leur voix dans le mou­ve­ment des con­seils ain­si créé. Les com­munes élisent sous un man­dat impératif leur exé­cu­tif chargé de respecter la volon­té des assem­blées pop­u­laires. Les munic­i­pal­ités se réu­nis­sent sous l’égide d’un con­trat social chargé de don­ner les grandes valeurs de la con­fédéra­tion. Mais cer­tains me diront aus­si : et les class­es dom­i­nantes, en par­ti­c­uli­er la bour­geoisie, qu’est-ce qu’on en fait ? Là est un point de cli­vage avec la doc­trine marx­iste-lénin­iste clas­sique. Dans le muni­pal­isme lib­er­taire, l’individu n’est plus défi­ni par rap­port à sa fonc­tion économique mais par rap­port à sa place dans le champ poli­tique qui lui donne accès aux droits de légifér­er et d’exé­cuter les tâch­es votées en assem­blée. La bour­geoisie, par déf­i­ni­tion, se retrou­ve en extrême minorité dans ces assem­blées face à une masse de citoyens. Le pou­voir étant aux mains des munic­i­pal­ités, celles-ci seront poussées à pren­dre le con­trôle des grandes pro­priétés face à une masse de citoyens qui en est privée. Que vau­dra la voix des bour­geois qui représen­teront une infime par­tie des votes ? Les bour­geois préféreront tout sim­ple­ment ne pas y par­ticiper pour mieux com­bat­tre les com­munes de toute leur force et s’ils déci­dent d’y par­ticiper, ils seront minoritaires.

L’autre aspect impor­tant dans la théorie du munic­i­pal­isme lib­er­taire, c’est qu’il faut démoc­ra­tis­er les lieux de tra­vail en les soumet­tant aux direc­tives des assem­blées munic­i­pales. Dans les temps qui sont les nôtres, l’i­den­tité économique des tra­vailleurs est de plus en plus restreinte. Par exem­ple en France, ce sont plus de 10 mil­lions de per­son­nes qui sont soumis­es au tra­vail occa­sion­nel, au chô­mage ou encore qui vivent du RSA ou pire qui sont exclues de toutes presta­tions sociale. Autant dire qu’une poli­tique qui vise à émanciper et qui ne donne qu’une place sec­ondaire à ces groupes soci­aux dans le cadre d’une révo­lu­tion, quand env­i­ron 1/4 de la pop­u­la­tion active en fait par­tie, risque d’é­choué. La grève générale ne con­cerne pas ces pop­u­la­tions par exem­ple. Et ce, sans par­ler des com­merçants, arti­sans et petits pro­prié­taires qui con­stituent une grosse por­tion de la pop­u­la­tion égale­ment. Seul un lien com­mu­nau­taire ou local per­met de rassem­bler l’ensem­ble de la pop­u­la­tion pour qu’elle puisse s’é­manciper. Cela n’en­lève en rien, bien enten­du, à l’im­por­tance des luttes à men­er dans le monde du tra­vail et ne tend pas à minor­er leur importance.

Dans le cas du Kur­dis­tan, appel­er à l’abo­li­tion de la pro­priété des moyens de pro­duc­tion dans une région comme le Roja­va dom­inée par la petite pro­priété est encore peu effi­ciente. Il n’empêche qu’en matière économique, les munic­i­pal­ités créent des coopéra­tives sous leur con­trôle et les ressources stratégiques (comme le pét­role) sont sous con­trôle du canton.

Ils faut bien com­pren­dre que la démoc­ra­tie rad­i­cale con­tient en elle-même les solu­tions à l’é­man­ci­pa­tion des pop­u­la­tions par elle-mêmes et que ce n’est pas une minorité d’in­di­vidus, ou un par­ti, qui peut le faire à leur place.

Main­tenant, on peut rétor­quer que c’est utopique. On peux répon­dre que cette théorie est déjà mise en pra­tique dans tout le Kur­dis­tan mais surtout au Roja­va. C’est ce que j’ai con­staté en me ren­dant sur place et en étu­di­ant la société là-bas. Le Roja­va ou Kur­dis­tan syrien se situe dans le nord de la Syrie où un blo­cus qua­si-total de la Turquie et du Kur­dis­tan irakien est exer­cé. Le reste de ses fron­tières est dom­iné par Daech ou des mil­ices islamistes pro­fondé­ment réac­tion­naires. Pour­tant, les forces sociales du Roja­va met­tent aujour­d’hui en œuvre les théories du con­fédéral­isme démocratique.

En effet, des com­munes ont été créées, elles se regroupent dans des assem­blées de quarti­er puis à leur tour en assem­blées de ville puis de can­ton, les assem­blées étant incitées à régler les ques­tions le plus locale­ment pos­si­ble. L’exécutif de la « Com­mune des com­munes » s’ap­pelle le TEV-DEM (mou­ve­ment pour une société démoc­ra­tique). Les can­tons sont liés entre eux à tra­vers un con­trat social2 qui offre une grande autonomie aux munic­i­pal­ités. Le con­trat social a forte­ment été inspiré d’un texte réal­isé par des femmes kur­des de la fédéra­tion des femmes du Kur­dis­tan. De plus, des mil­ices de villes, les HPC, fleuris­sent sous le con­trôle des assem­blées de ville. Les mil­ices des YPG/YPJ (unité de défense du peuple/unité de défense des femmes) ont des com­man­dants révo­ca­bles et les femmes ont leur pro­pre corps d’ar­mée autonome, les YPJ. Les YPG/YPJ n’ont pas qu’un rôle mil­i­taire, ils se réu­nis­sent régulière­ment pour se for­mer à la poli­tique et débat­tre. Ils sont les pre­miers à porter une aide human­i­taire et à sen­si­bilis­er les pop­u­la­tions à la démoc­ra­tie directe et à l’an­ti-patri­ar­cat sur les ter­ri­toires libérés du Joug de Daech. Ces troupes com­posé d’ou­vri­ers, d’employés, de paysans, d’ar­ti­sans enreg­istrent vic­toire sur vic­toire con­tre Daech.

Les munic­i­pal­ité encour­a­gent ou créent des coopéra­tives dans lesquelles chaque mem­bre de la coopéra­tive élit un représen­tant au con­seil de la com­mune. Les mem­bres de la coopéra­tive élisent aus­si leur con­seil de ges­tion de la coopéra­tive qui est lui-même com­posé d’un représen­tant de l’assem­blée à laque­lle est liée la coopéra­tive. Les revenus sont répar­tis de manière équitable entre tous les mem­bres de la coopéra­tive. Une par­tie des revenus est rever­sée dans les caiss­es de la munic­i­pal­ité et l’autre par­tie est tout sim­ple­ment gardée dans l’ob­jec­tif de dévelop­per la coopéra­tive. Quand il ne s’ag­it pas de coopéra­tive, une grande par­tie des ter­res a été munic­i­pal­isée. Pour finir, les ressources stratégiques comme le pét­role sont sous con­trôle du TEV-DEM.

Les com­munes de femmes mènent des poli­tiques anti-patri­ar­cales dans tout le Roja­va con­tre les crimes d’hon­neur, les mariages for­cés mais aus­si con­tre les répar­ti­tions iné­gales du tra­vail ménag­er. La grande majorité des postes pra­tique la co-prési­dence, c’est-à-dire que tous les postes élec­tifs sont co-présidés à la fois par un homme et une femme. Les assem­blées lég­isla­tives se retrou­vent avec presque pour moitié des femmes, a min­i­ma 40% du corps élec­tif, comme si en France nous avions entre 200 et 300 députés femmes à l’assemblée nationale. Tous les hommes et les femmes qui intè­grent l’ar­mée reçoivent une for­ma­tion con­tre la men­tal­ité mas­cu­line mais plus large­ment la société est aus­si éduquée dans ce sens. Les pro­grès vont jusqu’à man­dater des tri­bunaux de femmes pour juger cer­tains crimes sex­istes. Les femmes for­ment par­fois leurs pro­pres coopéra­tives. Ain­si les femmes se retrou­vent maître de leur des­tin en prenant directe­ment part aux insti­tu­tions poli­tiques, civiles, économique et militaires.

Les com­munes de chré­tiens défend­ent leurs droits en temps que minorité si bien que le can­ton de Cizîre a recon­nu trois langues offi­cielles : le Kur­man­ji (langue kurde), l’Arabe et le Syr­i­aque. Le Syr­i­aque, langue chré­ti­enne dérivé de l’Araméen, est ain­si retran­scrit à tra­vers tous les textes publics devant être disponibles dans les trois langues. Par exem­ple, à l’assem­blée lég­isla­tive de Cizîre, il y a trois secré­taires qui retran­scrivent les débats cha­cun dans une des trois langues. Le co-prési­dent de l’assem­blée est lui-même un Syriaque.

La jus­tice y est pra­tiquée sur des bases éthiques et non le droit romain. La peine de mort ain­si que la tor­ture y ont été abolies. La peine de prison max­i­male est de 20 ans. Les droits de l’homme font par­tie des valeurs fon­da­men­tales du Roja­va. Ain­si, les assem­blées élisent des représen­tants aux comités de la Paix chargés de réguler la plu­part des dél­its à l’ex­cep­tion des plus « graves » : les crimes (comme des meurtres ou des vio­ls, par exem­ple). Ces comités de la paix dans une logique de réc­on­cil­i­a­tion sociale. Par exem­ple, sur des dis­putes liées à la terre héritée de la coloni­sa­tion arabe effec­tuée par le régime baa­siste ont autorité pour juger ces affaires. Ils ont réglé des dizaines de mil­liers de con­flits : du vol à la tire, à de nou­velles répar­ti­tions des ter­res et ain­si fait fon­dre la crim­i­nal­ité comme neige au soleil. La jus­tice guidée par idéal démoc­ra­tique a été jusqu’à libér­er des pris­on­niers sous la demande d’assem­blées pop­u­laires cher­chant le com­pro­mis et le consensus.

Le proces­sus révo­lu­tion­naire gagne actuelle­ment les pop­u­la­tions non-kur­des en grand nom­bre. On estime qu’en­v­i­ron 30% des YPG sont com­posés d’Arabes. De plus, les troupes kur­des ont à plusieurs repris­es sauvé les pop­u­la­tions arabes du joug total­i­taire de Daech comme à Has­saké où, lorsque les troupes du régime ont fui face à une l’of­fen­sive de Daech, les YPG/YPJ sont venus au sec­ours des quartiers arabes, écras­ant du même coup Daech et les préjugés qui opposent les deux com­mu­nautés. Autre exem­ple, l’of­fen­sive menée par le con­seil mil­i­taire de Man­bij con­tre la ville du même nom, est com­posé en majorité d’Arabes pour mon­tr­er que les Kur­des ne cherchent ni revanche ni la supré­matie ethnique.

Le proces­sus révo­lu­tion­naire s’internationalise en gag­nant le Bakur (Kur­dis­tan du nord situé en Turquie) et le Başur (Kur­dis­tan du Sud situé en Irak). Au Bakur, une guerre impi­toy­able oppose les forces des YPS et PKK à l’État-nation de Turquie. Ce dernier n’hési­tant pas à ras­er des villes entières pour obtenir la vic­toire lors de ces opéra­tions de net­toy­ages eth­nique. De nom­breuses villes kur­des se sont insurgées et ont déclaré leur autonomie et on pris le chemin de l’insurrection con­tre l’État colo­nial. Au Başur, les forces du PKK et des YPG/YPJ ont sauvé les Yézidis, une minorité kur­do­phone païenne vivant prin­ci­pale­ment en Irak, du géno­cide que leur réser­vait Daech avec la com­plic­ité du gou­verne­ment région­al du Kur­dis­tan d’I­rak. Les Yézidis sont aujour­d’hui organ­isés en assem­blées et ont créé, avec l’aide du PKK et des YPG/YPJ, une force d’au­to-défense les YBŞ.

Leurs résul­tats sont impres­sion­nants et n’ont pas à pâlir de nos expéri­ences européennes qui ont tourné au vinai­gre. Une brèche s’est ouverte pour l’é­man­ci­pa­tion des peu­ples du monde entier et elle se nomme Roja­va. Elle est encore trop mécon­nue et large­ment incom­prise en par­ti­c­uli­er tant que beau­coup n’au­ront pas assim­ilé le con­cept d’É­tat-nation qui est d’au­tant plus dif­fi­cile à com­pren­dre quand on est un homme, blanc, de cul­ture chré­ti­enne, hétéro-nor­mé et psy­cho­pho­bique. Pour ain­si dire, nous sommes pos­sédés par nos dom­i­na­tions désirées ou non-désirées. Il est sou­vent dif­fi­cile d’ad­met­tre que l’on peut être un oppresseur sans le vouloir. Les femmes et les hommes kur­des font par­tie des opprimés et nous mon­trent la voie avec leur alter­na­tive internationaliste.

La longue réflex­ion du PKK aurait pu le men­er à capit­uler mais au lieu de cela il s’est rap­proché d’une idéolo­gie anar­chiste et l’a adap­té à sa manière. Les mou­ve­ments et indi­vidus qui cherchent à émanciper l’hu­man­ité des chaînes de la dom­i­na­tion ont beau­coup à appren­dre de l’al­ter­na­tive auto-ges­tion­naire du PKK. Il est impor­tant de savoir que cet arti­cle n’abor­de de façon suc­cincte qu’un point de la théorie du con­fédéral­isme démoc­ra­tique et du munic­i­pal­isme lib­er­taire. Les deux mou­ve­ments jouis­sant d’une grande richesse intel­lectuelle et cul­turelle, il reste encore beau­coup à étudi­er. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le PKK est l’un des derniers mou­ve­ments issus du com­mu­nisme étant tou­jours con­sid­éré comme ter­ror­iste par l’Oc­ci­dent car son sys­tème alter­natif est une véri­ta­ble men­ace pour les États-nations. Il est temps qu’a leur tour les indi­vidus et mou­ve­ments com­bat­tant pour l’é­man­ci­pa­tion, en France et en Occi­dent, repensent tous leurs fon­da­men­taux comme l’ont fait les kur­des du PKK.

Le con­fédéral­isme démoc­ra­tique sem­ble être une base con­crète, vivante et inspi­rante pour com­mencer le long tra­vail de renais­sance des pen­sées émancipatrices.

Raphaël Lebru­jah


Bib­li­ogra­phie :

Le municipalisme libertaire de Janet Biehl
Les étudiants, les héritiers et la culture de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron
Sur l’Etat de Pierre Bourdieu
Race et histoire de Lévis-Strauss
Les identités meurtrières d’Amin Maalouf
Brochure Confédéralisme Démocratique D’Abdullah Öcalan
Le savant et le politique de Max Weber
Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
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