Etre foot­balleur kurde ou “d’ap­par­te­nance minori­taire” en Turquie n’est pas de tout repos.

Le 31 jan­vi­er dernier, “Amed­spor”, l’équipe de foot­ball de Diyarbakır ou Amed en kurde, jouait con­tre “Bur­sas­por”.

Le match a été retrans­mis par la chaîne Kanal D, et le présen­ta­teur Gökhan Telke­nar a beau­coup tran­spiré pour éviter de pronon­cer le nom de l’équipe de foot de Diyarbakır. Il s’est épuisé en désig­nant Amed­spor, par “eux”, “ceux là”, etc…

Bien que le présen­ta­teur se soit défendu ultérieure­ment, en bre­douil­lant, en dis­ant qu’il par­le tou­jours comme ça et que « ce lan­gage apporte de la richesse à ses com­men­taires et que c’est un adjec­tif val­orisant qui veut dire celui qui écrit l’histoire », on cherche quand même une autre explication.

Ces pra­tiques de lan­gage sont une fix­ette en Turquie.

Par exem­ple l’ex-allié, le nou­v­el enne­mi de Tayyip Erdoğan s’appelle Fetul­lah Gülen. Mais vous n’entendrez jamais Erdoğan pronon­cer son nom. Puisqu’il vit en Penn­syl­vanie, il dira « il faut deman­der au Penn­syl­vanie ce qu’il a fait »… Idem pour Abdul­lah Öcalan, leader du PKK. A l’époque où il cher­chait à négoci­er avec lui, Tayyip l’appelait de son nom, mais depuis qu’il a déclaré à nou­veau la guerre aux  kur­des, Öcalan est devenu İmr­alı, du nom de la prison et de l’île sur laque­lle celle-ci se trou­ve, où  Öcalan est détenu. « Nous n’avons rien à dis­cuter avec İmr­alı » dira Tayyip. Bien évidem­ment, ses suiveurs le suiv­ront. Min­istres, députés, maires, jour­nal­istes, pour ne pas pronon­cer le mot qui leur sali­rait la bouche, diront au lieu de PKK, l’organisation ter­ror­iste. « Un tel a été accusé de pro­pa­gande pour l’organisation ter­ror­iste ». Comme s’il exis­tait une seule organ­i­sa­tion ter­ror­iste au monde. « The » organ­i­sa­tion quoi… Ce qui est  grave, c’est qu’en Turquie tout le monde s’y est fait à ce lan­gage, et tout le monde le comprend.

Main­tenant vous appré­ciez mieux les sueurs de ce pau­vre présentateur.

Il est inutile de vous dire que son lan­gage a provo­qué une vague de risée sur les réseaux soci­aux. Les twee­t­os bal­ançaient avec humour et créativité :
« Le présen­ta­teur va appel­er bien­tôt l’armée turc à inter­venir sur le ter­rain »,
« Ce qui est drôle c’est que chez Bur­sas­por il n’y a que 2 joueurs turcs. Le reste sont des joueurs étrangers, con­traire­ment à Amed­spor qui a des joueurs de tous les peu­ples de Turquie»,
« Ils sont en train de faire une enquête sur Ercan qui a mar­qué un but. Ils cherchent ses liens avec le PKK et essayent de savoir s’il n’a pas creusé des tranchées avant de venir au match ».

J’en passe, et des meilleurs…

Quand le présen­ta­teur eut ter­miné enfin ses con­tor­sions, le coup de sif­flet final annonça la vic­toire d’Amedspor, 2 à 1, à la grande décep­tion des nation­al­istes qui avaient eux aus­si épuisé leur stock de slo­gans patriotes.

Sachant que le foot est le sport préféré en Turquie, et vu la sit­u­a­tion actuelle, il n’est pas dif­fi­cile de devin­er qu’un sim­ple match « pra­tiqué » comme sport de masse, devient un champs de bataille poli­tique… Des exem­ples sont légions.

Après le match, Deniz Naki, foot­balleur d’Amedspor, pub­li­ait ce com­men­taire sur les réseaux sociaux :

« Aujourd’hui, nous avons con­nu une vic­toire impor­tante. Nous nous sommes sor­tis fière­ment d’un sale enjeu mon­té con­tre nous. Nous vivons la fierté et le bon­heur d’être une lueur d’espoir, même petite, pour notre peu­ple, dans une époque si dif­fi­cile. En tant qu’Amedspor, nous n’avons pas bais­sé la tête, et nous ne la bais­serons pas. Nous sommes entrés sur le ter­rain avec notre foi en la lib­erté et nous avons gag­né. Parce que nous, nous avons semé nos grains pour la lib­erté et l’espoir. Nous devons des remer­ciements, à notre peu­ple, nos intel­lectuels, nos artistes, nos poli­tiques qui ne nous lais­sent pas seuls et nous dédions cette vic­toire à nos blessés et à nos morts qui ont per­du leur vies dans cette per­sé­cu­tion qui dure depuis plus de 50 jours sur nos terres. »

Suite à cette pub­li­ca­tion de Deniz, la Fédéra­tion de Foot­ball turque, l’a ren­voyé devant le con­seil de discipline.

Le 4 févri­er le con­seil de dis­ci­pline a déclaré la peine de Deniz :

Le foot­balleur sera exclu des 12 prochains matchs offi­ciels et il doit pay­er une amende de 19.500 Livres Turques pour « avoir fait de la pro­pa­gande idéologique et séparatiste et des déc­la­ra­tions à l’encontre de la déon­tolo­gie sportive. »

Deniz est un alévi, il est né à Der­sim, il adore son pays. Et les tatouages qu’il expose, en éner­vent quelques uns, quelque peu…

deniz naki tatoo footballeur

Azadî : lib­erté en kurde

En fait ce n’est pas une première…

Déjà pour la demie finale de la Coupe de foot­ball de Turquie, Amed­spor avait été pénal­isé, juste après les tirages au sort, pour leur prochain match avec Fener­bahçe :  le jouer sans spec­ta­teurs sur leur pro­pre ter­rain, et 20 mille Livres Turques d’amende. Cette « puni­tion » avait été infligée suite à un match joué à Istan­bul avec l’équipe de Başakşe­hir, dans le cadre de la Coupe Ziraat Turquie, lors de laque­lle les sup­port­ers avaient scan­dés des slo­gans « Sur est partout, la résis­tance est partout », « Cizre et partout, la résis­tance est partout » et « Que les enfants ne meurent pas, qu’ils vien­nent au match ». Le soir même de ce match, la police avait fait une descente au local de l’équipe et avait con­fisqué les ordinateurs.

amedspor et supporters

Les joueurs d’Amed­spor avec leur supporters

En atten­dant, en plus de leurs sup­port­ers, d’autres équipes de foot­ball, comme Tra­b­zon­spor qui se qual­i­fie elle même de « révo­lu­tion­naire », ou l’équipe de Vans­por ont apporté leur sou­tien à Amed­spor. Ils ont dénon­cé la dou­ble mesure dans les pénal­i­sa­tions, en soulig­nant que les pro­pos et attaques racistes et nation­al­istes, qui visent les clubs locaux pen­dant 90 min­utes, restent tou­jours impunis.

joueuses de foot victoire amedspor diyarbakirAllez, pour le fun : Il n’y a pas longtemps une enquête de dis­ci­pline avait été ouverte égale­ment pour qua­tre joueuses d’Amedspor pour « pro­pa­gande idéologique et séparatiste » parce qu’elles avaient fait le signe de « vic­toire » avec leurs doigts. La Fédéra­tion a du enfin remar­quer qu’il n’y a pas que les Kur­des qui utilisent ce geste et qu’il ne veut pas dire spé­ciale­ment « divi­sons le pays »… donc l’enquête a été annulée….

Quand le nation­al­isme imbé­cile va se nich­er dans un bal­lon, c’est le signe d’une société malade, et cela pas seule­ment en Turquie. Le foot­ball déchaîne déjà par­fois tous les machismes, tous les racismes, on le sait bien, par­mi les supporters.

Là, le foot ne peut échap­per aux divi­sions de fond qu’en­tre­tient le pou­voir poli­tique d’Er­doğan, lorsqu’il exac­erbe comme partout ailleurs en Europe les pré sup­posés “d’ap­par­te­nance” majori­taire nationale con­tre les sup­posées minorités.

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