Tahir Elçi, bâtonnier au Barreau de Diyarbakır, avocat, défenseur des Droits de l’homme, investigateur des meurtres non résolus, fut assassiné le 28 novembre 2015 à Diyarbakır, après une déclaration de presse qu’il avait conclue par ces mots : “Nous ne voulons pas de combats, d’armes à feu, d’opérations, dans ce lieu historique”.
Depuis deux ans il y a eu trois changements de procureurs mais aucune avancée n’a été constatée dans l’enquête pour éluder cet assassinat. Mahsuni Karaman , l’avocat de la famille Elçi, et membre de la commission d’investigation de l’assassinat de Tahir Elçi lié au Barreau de Diyarbakır attire l’attention en exprimant que “L’assassinat de Tahir Elçi ne peut être traité comme un incident simple d’ordre criminel”.
Pas une seule personne n’a été interrogée comme suspect. “La personne qui a tué Tahir Elçi est une personne qui se trouvait dans la rue Yenikapı. Alors que, dans la rue, à ce moment là, des dizaines de policiers se trouvaient et faisaient usage de leur arme, aucun policier n’a été interrogé comme suspect.” exprime Mahsuni Karaman.
Les analyses de la douille de la balle qui a touché Tahir Elçi n’ont pas été effectuées. “En prétextant un affrontement, la recherche de preuves n’a pas été faite comme il faut. La douille de la balle qui a tué Elçi, n’a pas été trouvée et analysée. Une balle qui entre de la nuque de Tahir Elçi, et qui ressort à la hauteur de son sourcil ne peut s’éloigner plus de 5, 6 mètres. La police aurait dû mettre le lieu en sécurité avant que la douille ne se perde et qu’on puisse faire une analyse balistique. L’absence de cette procédure est une acte de négligence et il est impossible de le rattraper.”
En ce qui concerne les enregistrements des caméras de surveillance : Les enregistrements de la caméra d’un bureau montrant l’intérieur du local sont disponibles, mais celles qui montrerait la rue sont inexistantes. Sur les enregistrements de la caméra de la police, les 13 secondes vitales manquent et ce vide inexplicable continue à garder le mystère. Mahsuni Karaman : “Le policier qui a filmé l’incident, exprime qu’au moment de la détonation, il s’est baissé et s’est levé plus tard pour continuer à filmer. Nous avons demandé l’analyse de ces enregistrements, afin de savoir s’il n’y a pas eu de coupe de montage sur ces images. Deux ans se sont écoulées dessus. Curieusement, seule une copie a été envoyée aux services techniques, et la carte sd, ni la caméra contenant l’enregistrement original n’ont été confisquées comme preuve. Ceci aussi est une négligence considérable. Après deux ans, le lieu où se trouveraient la caméra et la carte est un inconnu. Et tout cela démontre que l’enquête est menée d’une façon nonchalante et non motivée.”
En hommage à Tahir Elçi, nous publions la traduction d’un entretien que Hazal Özvarış avait effectué avec Nazenin Elçi, la fille de Tahir Elçi, publié sur T24, le 18 janvier 2016. Nous avons respecté dans la traduction, la forme et le style de l’article.
“Le fait de dire ‘nous allons trouver les auteurs, la justice se fera’ serait une gaminerie”
Nükhet İpekçi İzet, 31 ans après l’assassinat de son père Abdi İpekçi [journaliste assassiné le 1er février 1979] disait dans l’émission télévisée de Can Dündar, aujourd’hui en prison [journaliste libéré et exilé en Allemagne depuis cet article], en montrant la chemise de son père trouée par les balles et portant toujours son sang séchés dessus :
“A cette époque, certaines personnes ont pu coopérer pour atteindre un objectif. Mais si nous parlons encore des mêmes choses, et s’il existe plusieurs enfants qui gardent ces mêmes chemises, et même qu’on ne les [chemises] donne pas à certains [de ces enfants], nous ne sommes plus dans l’état de nous occuper des dommages qu’il peut y avoir sur telle institution, de la perte de prestige de telle organisation.”
Lorsque Nükhet İpekçi prononçait ces phrases, c’était l’an 2010. Pendant les 6 années écoulées depuis, la liste des vies prises, non pas par le destin, mais par la politique s’est rallongée encore plus. Un des derniers noms qui ont été ajoutés fut Tahir Elçi. Le bâtonnier du barreau de Diyarbakır, avocat des Droits humains, le documentariste et investigateur des massacres, des assassinats non résolus dans la région, Tahir Elçi, a été tué le 28 novembre 2015, par une balle dans la nuque, sortie d’une arme dont on ne connait toujours pas le propriétaire.
D’un côté l’Etat, de l’autre le PKK, depuis les positions sur lesquelles ils se tiennent, s’accusent mutuellement d’en être l’auteur. La Turquie a fait connaissance, lors de la cérémonie d’enterrement qui s’est déroulée le lendemain, avec la famille d’Elçi, qui a hérité de sa chemise ensanglantée. Sa compagne, Türkan Elçi, a été gravée dans les mémoires par sa lettre, dans laquelle elle écrivait “Il sera accueilli par une armée de victimes d’assassinats non résolus” et sa fille Nazenin Elçi a laissé son cri “Papa !” suspendu dans les consciences.
Aujourd’hui, c’est le 52ème jour après l’assassinat. Le bureau du Procureur n’a encore écouté personne au titre de “suspect”. La moitié des preuves ne sont pas encore rassemblées, et ce que sont devenues celles rassemblés pose question. Pendant que la vie s’écoule, parsemée de nouvelles de morts, nous nous sommes données rendez-vous avec Nazenin, pour apprendre comment cela se passe pour la famille Elçi.
Nazenin Elçi, élève en terminale, à Robert College, a 18 ans. Voilà la part qui revient à des Nazenin, dans un monde sali par leurs ainéEs ; parler du haut de ses 18 ans, des assassinats politiques qui ont volé finalement son père aussi…
Nazenin Elçi nous parle de cette journée, de l’après, de ses rêves, de son frère, de son Diyarbakır. Nous n’avons pas insisté pour les questions auxquelles elle ne souhaitait pas répondre. Nous lui avons laissé la dernière forme de cet entretien. Venez par ici, pour voir l’état du pays où les mères, les pères et les enfants sont blesséEs à vie par des assassinats non résolus.
“Mon prénom Nazenin vient de ma mère, Pahiz a été donné par mon père”
- Nous avons fait connaissance avec toi, avec ton cri, pendant que ton père partait pour son dernier voyage. Nous avons appris ton prénom, aussi, avec ton cri. Mais nous ne savons pas quelle est l’histoire de ton prénom Nazenin.
C’est ma mère qui m’a donné mon prénom. Elle aime beaucoup la littérature. Le prénom Nazenin est très utilisé dans la littérature ottomane. Elle l’aurait décidé en le voyant un jour dans un poème. Il vient du Perse, et veut dire “de nature fragile, d’aspect fragile”. J’aime mon prénom, mais à vrai dire, je ne voudrais pas être fragile ou frêle. J’ai un autre prénom : Pahiz. Cela veut dire “automne” en kurde. C’est mon père qui me l’a donné.
- Nous avons appris selon tout ce qui se raconte après la mort de Tahir Elçi, qu’il avait été torturé en 1998 et en 1993 dans le centre de JITEM (service de renseignements et antiterrorisme de la gendarmerie). Cette mémoire faisaient-elle partie des choses que tu avais entendues en grandissant ou des histoires racontées à la maison ?
Non. Je le savais de façon détournée, mais nous n’avons jamais abordé ce sujet ouvertement à la maison. Ils essayaient de m’en tenir à l’écart. Quand j’étais très petite, j’avais vu un jour, dans le bureau de mon père, parmi ses livres, une fascicule d’information dans lequel il y avait des photos de personnes torturées. En les voyant je fus choquée. J’étais petite, mais j’avais compris ce que c’était. Alors que mon père avait vu que je feuilletais ce livre, il en fut attristé.
“Ce qui se disait à la maison était tragique mais concernait les autres… vivre la douleur est autre chose”
- Que veut dire être l’enfant d’un père qui se fait avocat des Droits humains dans la région [Bakur, ou Kurdistan de Turquie], depuis 1992, et qui essaie de trouver les auteurs des assassinats non résolus ? De quoi d’autre as-tu été témoin en grandissant ?
Ma mère et mon père discutaient sans cesse des procès. Tout ce dont ils parlaient, bien que tragique, concernait d’autres vies. Cela m’a sensibilisée, mais ce n’est pas la même chose que de vivre la douleur soi-même.
- Peux-tu nous raconter ton enfance pour qu’on puisse l’imaginer, comment ton père te faisait rire, avec quoi te fâchait-il ?
Ma mère et mon père ont été toujours des bons parents. Mon père a depuis toujours essayé de me rendre heureuse. Tous les parents souhaitent le bonheur de leurs enfants. Mais lui, il faisait des efforts en plus. Il voulait m’apprendre de nouvelles choses, il essayait de partager tout ce qu’il pensait pouvoir m’aider à grandir… Par exemple, moi, je suivais sans cesse les informations. Il est difficile de comprendre ce qui se passe en Turquie. Et lorsque je ne comprenais pas, je demandais “Papa, pourquoi c’est arrivé ?” et il tâchait de m’expliquer selon sa vision…
- “Je suivais sans cesse les informations” n’est pas une phrase que tes pairEs qui ne vivent pas dans la région, utilisent souvent.
Je pense que c’est lié avec le fait fait que je sois venue à Istanbul et restée loin de Diyarbakır. Il se passe quelque chose là-bas et pour savoir ce qui se passe, je suis les informations. Par exemple, les événements des 6–8 octobre à Kobanê où 40 personnes sont mortes… Des gens s’entretenaient dans les rue où j’avais passé mon enfance. A cette époque, je résidais en internat et il y avait un monde tout à fait différent. Tout le monde s’occupait de ses cours et sa vie sociale. Moi aussi, je faisais partie de tout cela mais cette situation me paraissait amère. Les gens n’était pas conscients de ce qui se passait. Toutes les deux minutes, je mettais les infos pour voir ce qui se passait.
- Que faisaient tes amiEs ?
Ils/elles voyaient que je n’étais pas bien.
- Leurs réactions restaient-elles limitées à cela ?
Cela change d’une personne à l’autre. Il y a en fait certainEs qui s’y intéressaient, mais d’une façon générale, il existait un état d’inconscience sur les réalités qui étaient vécues là-bas… Mais par rapport à d’autres écoles, dans la notre, les gens étaient plus sensibles et intéressées.
“J’ai toujours su que j’étais Kurde”
- Quand est-ce que tu as pris conscience que tu étais Kurde ? As-tu subi de la discrimination pour cela ?
Il n’y a pas eu de “prise de conscience” du fait que je sois kurde, j’ai toujours su que j’étais kurde… Oui, j’ai rencontré des réactions dérangeantes.
- Comme quoi ?
Comme qu’on ne me croit pas lorsque je disais que je suis Kurde, par eemple… Ensuite, lorsqu’ils/elles ont vraiment cru, j’ai rencontré des regards et paroles pleines d’à priori.
- Parce qu’ils/elles comprenaient soudain d’où tu venais ?
Oui. La plupart du temps ils/elles étaient étonnéEs. “Comment peux-tu parler bien [le turc, sans accent] comme cela ?” disait-ils/elles. Le fait que je leur ressemble les surprenait sans doute… Mais je n’accuse pas les personnes qui réagissaient de cette façon. Elles ont appris comme cela, vu, entendu comme cela. Une image de Kurde leur avait été gravée dans le cerveau, c’est pour cela qu’en me voyant elles étaient surprises.
“J’ai compris ce que voulait dire mon père en disant ‘Etre avocat est dangereux’, quand ils l’ont tué”
- Robert College fut une institution par laquelle sont passées des personnes les plus selects de Behice Boran à Halil Berktay, d’Abidin Dino à Cem Karaca. En tant que fille d’un avocat de Diyarbakır, comment as-tu accédé à cette école qui est considérée par certainEs comme une “école de Turcs blancs” et où l’accès demande une réussite énorme ?
Nous savions quel genre d’école était Robert College. C’est mon père qui voulait beaucoup que j’y aille, comme vous l’avez dit, là où de nombreuses personnes importantes on été diplômées. A mes yeux, c’était la meilleure école de la Turquie, et elle l’est toujours. C’est pour cela que j’avais beaucoup souhaité pouvoir y aller. J’aime beaucoup cette école et je suis contente d’y étudier.
- Y es-tu avec une bourse ou, était-ce un poids financier ?
Il y avait un poids financier. Mon père a payé. Comme il savait que je le voulais beaucoup, même si c’était difficile pour lui, il a payé.
- Quand est-ce que tu as décidé de devenir juriste ?
Je le veux depuis trois, quatre ans.
- Comment Tahir Elçi reflétait ses sentiments lorsqu’il avait gagné les procès du massacre d’Ormaniçi de 1993, et de Kuşkonar, Koçağılı de 1994, qu’il avait portés à la Cour européenne des droits de l’homme ?
Je savais que le travail de mon père était très dur et qu’il avait des difficultés. Chaque fois qu’il était avec nous, il était heureux. Il ne voulait pas que nous soyons affectéEs. Quand je lui ai dit “Je vais devenir avocate”, il fut surpris, il s’est arrêté [un instant], il a réfléchi, et il a dit “Mais non”. Lorsque je lui ai demandé “pourquoi ?”, “C’est très difficile, c’est très dangereux, pas la peine” a‑t-il dit.
- Comment le fait qu’il te dise qu’être avocatE est difficile, en essayant de te protéger des difficultés, a‑t-il résonné dans ta tête ?
Même si je savais qu’il avait raison [à cette époque], j’ai compris ce qu’il voulait dire exactement quand il fut tué… Mais je n’ai pas changé d’avis, je n’ai pas peur.
- Avais-tu suivi l’émission télévisée sur CNN Türk, lors de laquelle Tahir Elçi avait dit “le PKK n’est pas une organisation terroriste”, la phrase qui l’a conduit en garde-à-vue ?
Je ne l’ai pas fait car je ne savais pas qu’il y participerait. Le lendemain, à l’école, mon amiE regardait Ekşi sözlük [‘dictionnaire aigre’ un site de référence participatif]. J’ai vu le nom de mon père dans la liste [de la barre latérale] à gauche [où figurent les thématiques d’actualité]. J’ai pensé que s’il s’était passé quelque chose de bien, il ne serait pas rentré dans cette liste, et je me suis sentie mal… En ayant ouvert l’article, j’ai appris la nouvelle. Ensuite, je l’ai appelé et nous avons parlé. “Tu as dit quelque chose papa, et il y a eu des incidents” lui ai-je dit, et il m’a répondu “Oui, cela s’est passé comme cela, mais ce n’est pas grave”. Il ne le regrettait pas.
“Je suis contente d’avoir écouté la défense de mon père”
- Où étais-tu quand il a été mis en garde-à-vue ?
Le jour où il a été transféré à Istanbul, j’étais près de lui. Nous avons parlé au téléphone pendant qu’il attendait au barreau [à Diyarbakır] en état d’arrestation. Il était tellement calme, “Laisse tomber ma fille, il ne se passera rien” m’a-t-il dit. Dès mon réveil le lendemain matin, j’ai lu qu’il était parti de Diyarbakır autour de 2 heures et avait été transféré à Istanbul. J’ai tout de suite quitté ma maison et je me suis rendue au palais de Justice de Bakırköy. L’entretien avec le Procureur a duré très longtemps. Alors qu’il fallait que le Procureur décide s’il devait se présenter devant le Juge ou non, alors que l’entretien se poursuivait, le Ministre de Justice (Kenan İpek) a dit “Tahir Elçi ira devant le Juge, nous attendons la décision”. Ces paroles démontraient que la décision était déjà prise de très haut.
Ensuite, mon père est sorti du bureau du Procureur. La première chose qu’il a dit en me voyant fut “Pourquoi tu n’es pas allée à l’école ?”. J’ai rit, “J’ai voulu venir, papa” lui ai-je répondu… Puis, ils l’ont amené devant le Juge et j’ai insisté pour être présente. Et j’ai écouté la défense de mon père devant le Juge. Il assumait ce qu’il avait dit. Il a expliqué cette phrase qui avait été mal comprise, avec les justifications juridiques. Aujourd’hui je me dis, heureusement je suis entrée pour l’écouter. J’étais tellement impressionnée. Il était très sûr de lui. Sa posture était si impressionnante… J’ai une fois de plus admiré mon père.
- Comment se sont passé les 31 jours après la libération de Tahir Elçi de la garde-à-vue ? De quoi avez-vous parlé ?
Je savais qu’il y avait un danger. Il me disait “n’aie pas peur” mais je savais qu’il recevait continuellement des menaces sur Twitter. Il en parlait aussi, mais il essayait de ne pas [me] faire peur. Je pense qu’il était tendu intérieurement mais il essayait de ne pas nous le montrer. C’est ma mère qui était la plus stressée. Elle essayait d’être prudente. Chaque fois en sortant, elle disait “fais attention”. Mon père était plus serein.
“Je n’arrive toujours pas à le croire et je prends mon téléphone pour appeler mon père”
- Comment as-tu eu la nouvelle le 28 novembre ? Où étais-tu ?
J’étais à l’école, en examen probatoire. C’était samedi. A la sortie, un enseignant m’attendait. “Je dois t’accompagner au bureau du directeur” m’a-t-il annoncé. Je lui ai demandé “Que s’est-il passé ?”. Il m’a répondu “Rien, tu le sauras, viens avec moi”. J’avais compris de son comportement, qu’il s’était passé quelque chose. J’ai pensé appeler ma mère, mais j’ai eu peur. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas pensé à appeler mon père, parce qu’intérieurement je savais qu’il lui était arrivé quelque chose… Ensuite, j’ai pris mon téléphone. De nombreuses personnes m’avaient appelée. Mes doigts ont consulté les informations. Lorsque ce fut affiché, j’ai vu que c’était écrit sur un fond noir “Tahir Elçi a été tué”… Je n’ai pas pu le croire… et la suite c’est terrible. Je me suis rendue à Diyarbakır. Je ne pouvais toujours pas le croire, cela paraissait tellement surréaliste… J’attrape mon téléphone pour appeler mon père, et je me rends compte que je ne peux plus l’appeler et je suis [encore une fois] étonnée…
- Comment va ton frère ?
Mon frère fut toujours introverti. Je ne sais pas ce qu’il pouvait ressentir à cet âge là. Je ne sais pas. Il ne parle jamais, il se comporte comme s’il ne s’était rien passé…
- A partir du 28 novembre, des vidéos montrant le moment de l’assassinat ont été publiées sur Internet. As-tu pu les regarder ?
Je n’ai pas pu les regarder, je n’ai pas voulu les voir. Même que je ne sais toujours pas, si dans ces vidéos il y a le moment où il est mort ou non… Ma mère ne les a pas regardées non plus. Je lis seulement les articles. Mais, le lendemain, j’ai vu sur Internet une photo. Le visage de mon père, en gros plan… Il était en sang. Cette photo a été supprimée plus tard. La première chose que j’avais pensée en la voyant, fut “Mon frère ne doit pas voir cette photo”… Aucun enfant ne doit voir son père comme cela. Mais j’ai appris plus tard que mon frère l’avait vue. Ma mère aussi. Elle/il ne me l’avait pas dit. Que peut-il ressentir à cet âge, je ne sais pas.
“Ce n’était pas un accident mais un attentat”
- Türkan Elçi a dit dans ses premières déclarations que c’était un attentat. Puis en décembre 2015, Amberin Zaman [journaliste] a exprimé “je pense qu’avec grande chance qu’il s’agit de la police. Je ne sais pas si c’est une action personnelle ou organisée. Cela peut être aussi un accident”. Qu’en penses-tu ?
Voilà ce que j’en pense : je n’ai jamais cru à un accident, je ne le crois toujours pas… Cela ne doit pas être personnel, je pense que c’était organisé. Et si vous demandez “pourquoi ils feraient cela ?” ; mon père disait toujours “je veux la paix”… Mon père a été tué par ceux qui ne voulaient pas de paix, ceux que ses paroles n’arrangeaient pas, qui en étaient dérangés. C’était un attentat.
“Le fait de dire ‘nous allons trouver les auteurs, la justice se fera’ serait une gaminerie”
- En tant que fille de Tahir Elçi et à la fois Nazenin Elçi qui veut devenir avocate, dans quelle mesure as-tu pu suivre le processus de l’enquête, et l’avancement de l’enquête te donne-t-il de l’espoir sur la résolution de l’événement ?
Je n’ai aucun espoir. Des jours sont passés et nous ne savons rien et nous ne saurons pas. Le fait de dire “nous allons trouver les auteurs, la justice se fera” serait une naïveté, une gaminerie.
- Qu’est-ce qui te fait de dire cela, alors qu’il y a la réalité de Tahir Elçi qui a documenté les massacres cachés pendant des années et les a mis dans l’ordre du jour de la Justice ? Serait-ce par exemple comme le fait que l’assassinat de Hrant Dink ne soit pas résolu ?
Oui, je suis désespérée, parce qu’un Tahir Elçi, qui documente les massacres et qui les apporte à l’ordre du jour de la Justice, n’existe désormais plus. La formation d’un juriste courageux et honnête n’est pas facile. Dans ce contexte, le fait que la valeur des personnes qui ont ces qualités ne soit pas apprécié me rend triste.
“Tant que l’Etat ne le veut pas, cet assassinat ne sera pas résolu”
- Quelle est votre, ta, revendication pour l’Etat ? C’est le fait que l’autre soit trouvé ou plutôt, comme disait Bengi Öz, la fille du Procureur Doğan Öz, tué avant le coup d’Etat de 1980, “En tant que famille, nous n’avons jamais couru après les gâchettes”? La révélation de l’organisation qui serait derrière ce meurtre est-elle ta revendication?
C’est tout à fait cela. Bien qu’il soit important de retrouver l’homme de la gâchette, savoir à qui appartenait l’arme dont la balle est partie, et le fait de savoir ce qui l’a motivé, peut résoudre beaucoup de choses qui doivent être sues. Mais la découverte des personnes qui sont derrière cette affaire me parait impossible. Parce que tant que l’Etat ne le veut pas, cet assassinat ne se résoudra pas.
- Que peut penser une personne amenée à cette situation, pour dire des choses pareilles, sur le pays ? Par exemple “Si je n’étais pas née en Turquie” est-elle une phrase qui te traverse ?
J’ai été toujours consciente que la Turquie était un pays rempli de haine. Mais jusqu’à ce que mon père meure, je n’ai jamais souhaité être née dans un autre pays.
“A l’enterrement, une fille m’a dit ‘Moi aussi, ils m’ont tué mon père’, et je me suis ressaisie”
- Les condoléances sont utiles ou te fatiguent-elles ?
Elles sont très utiles. Lors de la cérémonie de l’enterrement, je n’étais pas moi-même. Les gens qui m’accompagnaient, essayaient de m’éloigner, me tiraient. Une fille qui pleurait tout comme moi, m’a arrêtée un instant, elle m’a prise par l’épaule, et m’a dit “Moi aussi, ils m’ont tué mon père”… Je me suis tue, je me suis ressaisie. Il y avait donc des gens qui partageaient ma douleur. Il y avait des personnes qui n’ont jamais connu mon père, mais qui l’avaient compris. Cela me console de connaitre leur existence. Je voudrais remercier cette fille, et celles et ceux qui nous comprennent.
- Nous avons vu une photos de tes amiEs de Robert College, derrière une pancarte portant l’inscription “Nous sommes près de toi”. Que s’est-il passé que nous n’avons pas vu ?
Cette pancarte était l’idée de mes amiEs. Le numéro du journal de l’école paru en mon absence a été dédié à mon père. La direction de l’école souhaitait que je revienne pour reprendre ma vie normale. Ils ont voulu pour mon bien, m’éloigner de ces sujets et me ramener à ma vie d’avant.
- Après combien de temps as-tu pu retourner à l’école ?
Ils ont voulu que j’y retourne une semaine. J’y suis retournée 10 jours plus tard. Mais je n’ai pas écouté en cours, la plupart du temps, je quittais les cours à la moitié. Parce qu’il me paraissait qu’il avait la foule. Le fait d’être là me paraissait insensé. Mais maintenant je me suis habituée.
- Que se passe-t-il dans tes rêves ?
Dans mes rêves, je retourne tout le temps, au jour où mon père est mort. Parfois, il apparait d’un coin et il sourit. “Ce n’était pas réel ma fille, je suis là” me dit-il. Dans un autre rêve récurrent, je cherche ma mère dans la maison. Puis, une personne que je ne connais pas me dit “ils l’ont pendue”.
“Le sac de mon père est pour moi, le signe de l’inachevé”
- Parfois après la mort, nous gardons les affaires des personnes que nous aimions. As-tu des affaires comme cela ?
Le lendemain de sa mort, ils ont apporté les affaires et le sac de mon père qu’il avait ce jour là. Je suis allée dans ma chambre, toute seule, et j’ai ouvert son sac. Le sac qu’il tenait à ce dernier moment… Et j’ai regardé chaque objet, un par un. Il y avait son peigne… son cahier de notes, son stylo… Je les ai pris dans mes mains. Je ne veux jamais enlever le contenu de ce sac. Je veux que tout reste tel que c’est… Je veux l’ouvrir quand je le veux, et regarder. Parce que pour moi c’est le signe de l’inachevé. Comme tout le monde, lui aussi, il s’était levé, avait pris son sac, mais tout est resté [suspendu] comme ça… Je regarde aussi beaucoup les photos.
- Quelle est la photo que tu aimes le plus ?
J’aime beaucoup la photo que nous avions prise lors d’un mariage, une semaine avant sa mort. Il y en a d’autres, de voyages. Nous aimions beaucoup voyager en famille. Pendant les vacances, nous partions toujours quelque part, c’est pour cela que nous avons beaucoup de photos de voyage.
- Quel était le pays où vous vous êtes le plus amusés ?
C’était l’Espagne. Barcelone a un côté amusant. Nous avions beaucoup marché dans la ville. Il y a des photos de ce voyage. Mon frère et mon père sont sur des balançoires, ma mère les balance. Et je les avais pris en photo.
“Que va-t-il se passer maintenant ?”
- Actuellement, comment la vie continue-t-elle pour vous ?
Ça, c’est différent pour moi, différent pour ma mère, et pour mon frère encore plus différent… Moi, même si je continue à faire mes tâches quotidiennes, que je vais à l’école, j’ai des questions plein la tête.
- Quelles sont tes questions ?
Que va-t-il se passer maintenant ? Parce que je me sens comme si je ne savais pas quoi faire. Bien que 49 jours soient passés dessus, je ne réalise pas encore la mort de mon père, je ne l’ai pas tout à fait acceptée. A Istanbul, je suis mieux, mes amiEs et l’école m’occupent. Mais à Diyarbakır ce n’est pas pareil. A Diyarbakır, il y a une guerre. Lorsque j’étais là-bas pour les vacances pendant deux semaines, je me suis réveillée avec des bruits de tirs. Là-bas, je n’arrive pas dormir la nuit. Parce que je ne vois que des fumées en face, et je n’entends que les bruits des armes. Malgré le fait que notre maison soit un peu éloignée de la ville, et que le Tigre nous en sépare, j’entends tout. A Diyarbakır, je suis continuellement dans la peur. Je ressens comme s’il allait arriver quelque chose à ma mère, à mon frère. Je ressens comme si quelqu’un entrait dans notre maison et qu’il se passait des choses. Je ressens comme si quelqu’un devait être atteint.
“Diyarbakır est devenu un lieu très dangereux”
- Que ressens-tu lorsqu’une atteinte touche quelqu’un en dehors de ta famille ?
C’est très différent de lire les informations. Je lisais [ces choses] comme tout le monde dans les informations. Parce que tu ne vois pas [de tes propres yeux] ce qu’il se passe. La semaine dernière, je suis allée à la réunion pour la paix, où 106 personnes étaient arrivées d’Istanbul. Ma mère et Rakel Dink [la compagne de Hrant Dink] ont pris parole. Après, elles, et une famille habitant à Sur [quartier historique de Diyarbakır) a parlé. La mère a enlevé le t‑shirt de sa fille devant tout le monde et montré les blessures sur son corps. Et à ce moment là, tout s’est changé pour moi. Cette guerre… que tu lis dans les journaux, “Telles personnes sont mortes aujourd’hui”, “Telle femme a été tuée chez elle”, “Telle fille fut spectatrice de la mort de sa mère par la fenêtre, mais n’a pas pu aller chercher son corps”, tu lis ces informations mais tu ne comprends pas tant que tu ne les vois pas. Ce jour là, en écoutant ces gens, tout est devenu encore plus réel et j’en fus ébranlée. Diyarbakır est devenu un lieu très dangereux.
- As-tu de espoir concernant la Paix ?
Garder l’espoir est très difficile, mais nous sommes contraintEs d’espérer continuellement la Paix.
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