Voici une traduction de l’article de Marcel Cartier, publié sur Kurdish Question, en juin 2017. Il y compile ses découvertes, ses impressions, mais surtout aborde très longuement et détaille ce qui s’énonce autour du vocable “jinéologie”, et les réalités qui se vivent dans la fédération Nord Syrie.
Jinéologie : La science de la libération des femmes dans le mouvement kurde
par Marcel Cartier
Après avoir passé une semaine au nord de la Syrie, un ami à moi des USA m’a envoyé un message enjoué pour me demander des nouvelles : “Salut ! Comment ça va là-bas ??! Pas de risques là où t’es ??”.
La question était de savoir par où commencer. Il y a tellement de choses que je voulais lui dire à ce moment, à propos de ces sept ou huit premiers jours qui avaient déjà changé ma vie, mais je savais que je n’aurais pas été capable de transmettre grand-chose dans le temps limité que j’avais pour répondre (le wi-fi n’était pas toujours facile à trouver sur la route).
Et le fait qu’un texte ne soit pas tout à fait le meilleur moyen de communiquer des émotions profondes liées au fait d’avoir été témoin d’un changement social si monumental (il n’y a pas d’emojis assez forts pour représenter ces concepts révolutionnaires). Mon esprit s’est accéléré tandis que je repensais à ces derniers jours que j’avais ressenti comme des semaines, à cette semaine que j’ai ressentie comme une année. Puis, après avoir réfléchi pendant près de vingt secondes, j’ai simplement répondu : “Mec, c’est incroyable. Une profonde révolution sociale. Les femmes gèrent vraiment les choses ici”.
Bon, cela a peut être été un peu trop simplifié. Tout d’abord, je dénonce notre dépendance à la technologie, avec laquelle les idées doivent être grandement compactées, avec tout le réductionnisme que cela implique par rapport aux sentiments qu’on exprime. Les femmes ne “gèrent” évidemment pas “les choses” au Rojava. Ce n’est pas comme si la société s’était totalement renversée, encore moins du jour au lendemain, de façon à ce qu’une société profondément patriarcale soit désormais une société matriarcale (ça n’en est d’ailleurs pas le but). Aussi, je n’essayais pas de romancer la révolution, ni de tomber dans le piège (que j’essaierai un maximum d’éviter ici) d’être juste un autre homme occidental qui fétichise d’une manière ou d’une autre le rôle des femmes dans la lutte militaire kurde, comme l’a déjà tant fait notre presse dominante en portrayant les femmes des Unités de Protection des Femmes (YPJ). Toujours est-il que ce que j’essayais de dire à mon ami a ceci de vrai : la révolution du Rojava est fondamentalement, en son sein, à propos de la libération des femmes des chaînes de la dégradation patriarcale qui est enrobée dans le capitalisme et est inhérente à celui-ci.
Premières impressions du rôle central des femmes dans la lutte
Il n’a pas fallu longtemps après mon arrivée au Rojava pour voir ce concept en action. Le premier endroit où je suis arrivé en traversant la frontière de l’Irak vers la Syrie du Nord était un checkpoint militaire qui était gardé par des femmes de l’Asayish, ou sécurité de l’auto-administration démocratique. Il était difficile de comprendre qu’à juste quelques centaines de kilomètres de là, les forces fascistes de Daesh (ISIS) tenaient encore la ville de Raqqa et une certaine étendue de territoire sur lequel les femmes sont confinées à une vie d’esclavage et de corvées.
Quelques heures après être arrivé dans la ville de Qamishlo, on m’a dit que la première chose que nous allions faire, le groupe d’internationalistes et moi, c’était de suivre une série de cours éducatifs pour avoir une meilleure idée des fondations de la révolution qui avait débuté près de 5 ans plus tôt (mais, comme j’allais le découvrir, le processus a en réalité eu cours pendant plusieurs décennies). Ceux-ci se concentrent sur ce qu’illes considèrent être des concepts-clés, comprenant l’histoire du mouvement de libération kurde, l’internationalisme et la lutte des femmes. Les cours sur le mouvement des femmes étaient divisés en deux sessions, l’une se focalisant sur l’histoire du mouvement des femmes kurdes et l’autre sur la “science des femmes”, qu’on appelle en Kurmanji la “Jineoloji”.
Le sérieux avec lequel les camarades présentèrent l’éducation sur le rôle fondamental des femmes dans la transformation de la société, dans les quatres parties du Kurdistan (qui s’est maintenant étendu aux villes et villages arabes qui ont été libérés par les Forces Démocratiques Kurdes menées par les YPG/J), m’a montré très clairement que, dans cette lutte, l’émancipation des femmes n’est pas une simple note de bas-de-page, ni quelque chose qui avait été évoqué puis remis à plus tard dans la pratique derrière. Je savais avant de venir en Syrie que le mouvement kurde en Turquie (ou plutôt, tel que sont appelées les régions kurdes, au Bakur) ainsi qu’au Rojava mettait en pratique un système de co-présidence, dans lequel pour chaque homme élu à un poste, une femme doit aussi être élue. Je savais qu’il y avait un système d’organisation autonome des femmes, dont les YPJ ne sont qu’un exemple. Mais j’étais curieux de me plonger réellement dans la compréhension de ce qu’est au juste cette structure organisationnelle, en termes concrets. Avant de la voir en pratique, cependant, les cours m’ont fourni le cadre nécessaire pour comprendre déjà comment est-ce que cette révolution était possible, pour commencer.
Faire de la libération des femmes une priorité dans le mouvement de libération kurde
Si les seules informations que vous obtenez sur le monde proviennent des médias occidentaux dominants, on vous pardonnera de croire que la raison pour laquelle la révolution au Rojava a pu voir les femmes combattre activement sur les lignes de front contre le soi-disant Etat Islamique est que “les Kurdes” ont quelque chose qui leur est inhérent et qui leur permet de rendre cela possible. Les récits dominants semblent colporter l’idée, si ce n’est en la donnant comme argument principal, que “les Kurdes” sont, par nature, plus disposés à l’égalité de genre que les autres dans la région, surtout les Arabes. Bien sûr, un autre élément de la presse occidentale dominante, quand elle donne du temps d’antenne au rôle des YPJ dans la guerre syrienne, c’est qu’elle joue bien de l’islamophobie sous-jacente de l’establishment, surtout quand il s’agit de rendre Daesh égal à l’islam, et de dépeindre faussement “les Kurdes” et les YPJ comme l’avant-garde d’un laïcisme d’orientation “occidentale” (vous aurez du mal à trouver des reportages mentionnant le fait que la majorité des Kurdes sont des musulmans sunnites).
La raison pour laquelle une série de cours sur l’histoire des femmes kurdes est si essentielle pour les internationalistes arrivant au Rojava, c’est de fournir un correctif aux idées fausses mises en avant par nos dispensaires de nouvelles officielles bien-aimés. La réalité est loin de “les Kurdes ont l’égalité de genre dans les gènes” (il suffit de regarder le Kurdistan irakien aujourd’hui pour contrer cet argument). La base pour les YPJ est pour toutes les organisations de femmes au nord de la Syrie de nos jours a été posée pendant plus de 40 ans par le mouvement de libération kurde, en organisant le peuple.
La perspective longue de l’histoire
Les “hevals” (camarades) ont tenu à préciser que, si l’on regarde l’histoire dans une perspective de longue durée, le système d’oppression patriarcale n’en représente que 2%. En effet, une variété d’exemples d’organisation sociale et de modes de vie ont précédé les “ruptures sexuelles” qui ont fait surgir la position dominante des hommes dans la société, que l’on pense souvent comme plus ou moins naturelle. Même à ce jour, des preuves de ces précédentes sociétés en Mésopotamie, matriarcales pour certaines d’entre elles, peuvent encore être vues dans de nombreuses régions montagneuses du Kurdistan qui étaient moins susceptibles aux invasions étrangères, permettant ainsi aux communautés de maintenir leurs croyances “naturelles” (les YézidiEs en sont un exemple).
Pour les révolutionnaires du Kurdistan, il est insuffisant de simplement parler des héroïnes d’aujourd’hui ou même des quatre dernières décennies. Les exemples de femmes résistant au patriarcat au Moyen-Orient commencent bien avant ce qu’on pourrait croire. La résistance de Nefertiti aux prêtres et au pharaon en 300 av. J‑C est donnée comme exemple parmi d’autres, tels que le refus par la reine Zenobia de suivre le dictat romain à Palmyre au troisième siècle. Après la première division du Kurdistan, Xanimzade a mené la résistance tribale contre les massacres commis par l’empire perse, et elle fut suivie de noms comme Halime Xanim qui avait résisté au régime de l’empire ottoman.
Les exemples de femmes kurdes du 20ème siècle, qui ont servi de précuseures aux femmes dans les YPJ, sont sans fin. Adile Xanim a aidé à rassembler 56 tribus sous forme d’une confédération dans l’Iran actuel, avant sa mort en 1924. Zarife (1882–1937) était une dirigeante très connue parmi la population alévie qui fut exécutée à cause d’un traître qui l’a vendue aux autorités turques. La même année que le massacre de Kurdes à Dersim, une femme nommée Bese qui avait mené une révolte se jeta depuis une falaise pour éviter la capture. La décennie suivante, des femmes comme Gulazer et Mina Xanim ont joué un rôle majeur dans la mise en place du premier Etat socialiste kurde, l’éphémère République de Mahabad (1946).
Avant la création du Parti des Travailleurs Kurdes (PKK) en 1978, l’histoire de Leyla Qasim a été une source d’inspiration à la lutte des femmes. Leyla a démarré l’un des premiers syndicats d’étudiants kurdes à Baghdad, et elle avait planifié le détournement d’un avion pour mieux faire connaître la cause kurde (des comparaisons peuvent être dessinées ici avec Leila Khaled, la révolutionnaire palestinienne dont l’action politique de détournement pour le Front Populaire de Libération de la Palestine a aidé à promouvoir la lutte de libération nationale). Elle s’est faite arrêter avant que son plan puisse se matérialiser, et fut exécutée par l’Etat irakien en 1974.
Le Kurdistan comme colonie, les femmes comme colonie la plus ancienne
Après la création du PKK dans la région du Kurdistan occupée par la Turquie, le mouvement pour la libération kurde a été haussé d’un cran. Les fondateurs du PKK, dont Abdullah Öcalan, estimèrent nécessaire la création de l’organisation car la gauche turque existante avait vastement mal interprété la question kurde, en plaçant le chauvinisme nationale aux commandes. Cela entrait en conflit avec la thèse du parti nouvellement constitué, énonçant que le Kurdistan était une colonie, et que la lutte de libération nationale était une nécessité historique.
Parmi les fondateur.rices du parti se trouve Sakine Cansız, qui fut assassinée à Paris en 2013 en même temps que deux autres dirigeantes femmes, Fidan Doğan et Leyla Şaylemez. Sakine a joué un rôle central dans le développement et l’expansion de l’organisation ainsi que dans l’inclusion de l’égalité de genre dans la ligne politique du parti, comme premier élément de sa refonte. Son entrée en politique a été en soi un acte de rébellion contre la structure familiale traditionnelle qui visait à la maintenir dans une position de servitude. En repensant à sa décision de s’impliquer dans des activités politiques, elle dit : “En un sens, j’ai abandonné la famille. Je n’acceptais pas cette pression, insistant sur le programme révolutionnaire. C’est comme ça que je suis partie pour Ankara. En secret, bien sûr.”
La relation entre Sakine et Öcalan est importante, car les deux occupaient des positions de dirigeant.es dans l’organisation. C’est ce dernier qui, à travers une réflexion personnelle et de l’auto-critique sur ses propres relations avec les femmes, a commencé à questionner la structure familiale patriarcale au sein de laquelle les femmes étaient toujours considérées comme des objets. Il en a conclu qu’il devait passer par une transformation en “tuant le macho” au sein de lui-même, en analysant comment la société avait fait de lui ce qu’il était. Ces réflexions s’ajoutaient à d’autres observations qu’il avait faites dans sa vie de l’oppression et de la subjugation des femmes, par exemple une amie d’enfance qui fut forcée d’épouser un vieil homme, et de voir sa mère vivre dans ce qu’il percevait comme des conditions similaires à une prison au sein de sa propre maison. Toutefois, la raison la plus importante qui motiva sa décision de pousser le problème de la liberté des femmes à un cran au-dessus fut sa relation avec Fatma, une autre fondatrice du parti qu’il voyait comme quelqu’un dont il s’était servi pour ses propres intérêts.
Si Öcalan a fait la promotion du concept de “tuer le macho” et avancé des concepts théoriques relatifs à la libération des femmes, dont le fait que les femmes constituent la plus ancienne des colonies, il comprit aussi qu’il ne pouvait – et les hommes en général non plus – mener ce processus. Il est vu au sein du mouvement comme quelqu’un qui a donné sa force et sa pensée au processus, mais qui aussi activement encouragé les femmes à prendre les commandes de leur propre libération de façon autonome au sein du parti et d’autres organisations dans le mouvement au sens large.
Les bases théoriques de la jinéologie
Aujourd’hui, le mouvement révolutionnaire, qui est regroupé dans le Groupe des Communautés Kurdes (KCK) dans les quatres parties du Kurdistan, établit la science des femmes, ou jinéologie, comme principe théorique et pratique faisant partie du processus révolutionnaire. Toutefois, ce concept, adopté en 2008, est l’aboutissement idéologique de décennies d’expériences en organisation.
En addition au concept d’Öcalan de “tuer le macho”, une autre idée fondamentale est celle de la “théorie de la séparation” (toutes deux avancées en 1996) qui définit que les femmes devraient avoir le contrôle de leurs propres organisations. S’il est considéré que la révolution ne peut être faite POUR le peuple, mais plutôt PAR le peuple, alors il faut considérer que la révolution ne peut simplement être faite POUR les femmes, mais doit être réalisée PAR les femmes. La théorie de la séparation implique aussi que les femmes devraient se retirer des relations basées sur la hiérarchie. On peut voir aujourd’hui le sérieux d’application de ceci, puisque les relations romantiques et mariages parmi les rangs des cadres au sein du mouvement sont inexistantes. Cela est également en partie fait pour empêcher les organisations d’adopter une approche libérale au travail et à la vie.
La recherche sur le rôle des femmes à travers l’histoire de la Mésopotomie est également devenu une partie essentielle du travail du mouvement vers la fin des années 90. Durant la même année où Öcalan fut capturé au Kenya par l’Etat turc, le PJKK (Parti des Femmes Travailleuses du Kurdistan) a été créé comme parti des femmes, bien qu’il fût plus tard remplacé par d’autres structures autonomes comme le PJA (Parti des Femmes Libres). Dans les années 2000, de nouvelles théories ont été développées, dont la « théorie de la rose » qui dit que les femmes peuvent “avoir l’air fragile mais disposer d’épines pour se protéger”. En 2003, durant la période de préparation au nouveau paradigme du confédéralisme démocratique adopté par le parti et par la plus vaste Union des Communautés Kurdes (KCK) en 2005, un “paradigme de société démocratique et écologique basé sur la liberté des femmes” a été prôné.
LIRE AUSSI Le document pdf mise à votre disposition par le Mouvement International des Femmes Kurdes sur la jinéologie
Pour l’auto-défense, contre le féminisme et l’orientalisme libéraux
Quand la première moitié du premier jour de mon éducation sur la liberté des femmes au Kurdistan vint à sa conclusion, je pouvais déjà comprendre pourquoi il était si important de commencer par ces cours plutôt que d’aller directement visiter les organisations responsables des problèmes et de l’organisation concrètes et quotidiennes. Les instructeur.rices disaient souvent comment la révolution ne consiste pas à prendre le pouvoir puis à construire quelque chose de nouveau, mais plutôt à lutter pour venir à bout de l’idéolologie du capitalisme tout en organisant, chose que le mouvement a fait depuis des décennies, avant même que le Rojava se fasse connaître en 2012 en établissant une auto-administration démocratique.
Une clé pour comprendre la jinéologie est que l’auto-défense ne signifie pas seulement prendre un pistolet, mais cela se manifeste en réalité plus souvent par la construction de structures et l’organisation. Comme me l’a dit une dirigeante du mouvement, avec un zèle révolutionnaire palpable : “L’auto-défense doit également commencer dans la tête. Si tu te vois comme une victime, tu ne peux pas surmonter l’oppression.”
Au deuxième jour de cours, il y eut un approfondissement sur l’histoire de la pensée féministe globale, incluant la première vague des 19ème et 20ème siècles qui se concentrait sur des campagnes pour le droit de vote, l’égalité des droits civiques et les droits des travailleuses, la seconde vague (1970–1990) qui était caractérisé par des slogans comme “le privé est politique” et “mon corps m’appartient”, et la troisième vague, depuis 1990, où la déconstruction des genres a pris une place centrale.
A noter, et qui eut un intérêt critique pour ceux de ma classe qui venaient de sociétés occidentales, les réflexions sur comment l’Etat a essayé de libéraliser le mouvement radical des femmes en versant de l’argent à diverses organisations, ce qui eut pour effet de les ramener dans le cadre du système capitaliste. En supplément, les instructeur.rices parlèrent de la branche du féminisme libéral occidental qui est souvent de nature orientaliste, et illes firent allusion à des groupes comme les FEMEN qui font l’équivalence entre l’islam et l’oppression des femmes. De tels groupes font la promotion du récit des impérialistes qui vise à subordonner le Moyen-Orient à leur type de modernité capitaliste au nom de la liberté. Comme me le dit quelques jours plus tard une femme musulmane pieuse, qui était aussi dévouée à la révolution du Rojava, à travers son hijab : “Ce qui est sur ma tête n’importe pas. Ce qui est important c’est ce qu’il y a dans ma tête.”
Les composantes-clés de la jinéologie (la science des femmes)
L’approche flexible et non-dogmatique du mouvement de libération kurde aux idées de révolution et de libération des femmes m’a été rendue claire durant cet enseignement que j’ai reçu, sur ce que la jinéologie veut dire aujourd’hui en tant que science de la libération des femmes. Par exemple, nourrissant la confusion et la frustration initiales de certain.es des internationalistes, les instructeur.rices n’avaient souvent pas de réponses nettement tranchées à donner à certaines questions. Après tout, la jinéologie défend qu’il n’existe pas de vérité unique et immuable, mais plutôt que le travail effectué par les révolutionnaires en défense de l’humanité peut donner du sens à la vie et ainsi nous rapprocher de lacompréhension de la vérité. Cependant, illes étaient clair.es sur le fait que, juste parce qu’illes ne voient pas leur vérité comme étant « la vérité », cela ne veut pas dire pour autant qu’on doit tomber dans l’approche libérale de “ma vérité”, dans laquelle l’analyse subjective de la réalité de chacun a du mérite, même si elle est insensément rétrograde ou réactionnaire.
Une partie de l’analyse de la jinéologie est de voir que tout et tout le monde est vivant, et ainsi ne pas tomber dans la dichotomie du matériel contre l’immatériel. Cela peut sembler être une approche assez métaphysique pour les camarades de l’Ouest qui sont peut-être accoutumé.es à des approches beaucoup plus matérialistes, et souvent positivistes. L’idéologie reconnaît aussi l’unité dans la diversité, impliquant et comprenant que les avancées sont faites dans la solidarité et la coopération, mais sans pour autant détruire l’individualité (contrairement à l’individualisme).
La jinéologie reconnaît aussi le “Principe de l’Indéfini”, qui dit que, bien que le futur ne puisse être prédit, l’humanité peut analyser le fait qu’il y a différentes options et chemins qui peuvent être pris, et qu’il nous faut donc intervenir pour changer les développements à venir. La dualité a souvent été évoquée et discutée durant le cours, et c’est une idée qui a continuellement refait surface durant ma visite au Rojava. Comme on m’a dit à propos de la guerre qui continue de faire rage, et de la révolution qui fleurit en même temps : “En voyant qu’il y a de la lumière, on devient conscient.e de l’obscurité. L’un.e ne peut vivre sans l’autre. Ce sont des éléments contradictoires.” Parmi les autres aspects de l’idéologie, il y avait la non-séparation du sujet et de l’objet, ainsi que la création d’unité entre les intelligences émotionnelle et analytique. Comme le précisa l’instructeur.rice : “D’une part, on critique le rationalisme. L’intelligence émotionnelle a joué un rôle-clé pendant la période néolithique. On peut être les deux. On peut à la fois penser et ressentir.”
Cinq principes de l’idéologie de la libération des femmes
Ces concepts peuvent aider à illustrer le travail théorique majeur qu’a représenté la création de cette science des femmes, mais les principes mêmes de l’idéologie peuvent être explicités comme suit :
• Welatparezi
Rejeter l’aliénation, le colonialisme et l’assimilation imposée aux femmes.
• La liberté de pensée, d’opinion
Les femmes doivent prendre leurs propres décisions et faire une rupture mentale avec les structures qui dominent.
• L’organisation autonome des femmes
Le patriarcat sera vaincu seulement si les femmes ont la possibilité de s’organiser elles-mêmes.
• La lutte pour le changement
Ne pas seulement faire des demandes à l’oppresseur, mais prendre les droits à travers la lutte et créer des alternatives.
• Esthétique et éthique
Les femmes ne devraient pas rester fidèles aux canons de beauté dictés par la société ou par les hommes.
De la théorie à la pratique
Bien sûr, la théorie sans aucune forme d’application pratique n’a aucun sens, et le Mouvement de Libération Kurde est passé par un processus de redéfinition et de développement constants de ses théories vis-à-vis l’émancipation de la moitié de la race humaine. Au sein du mouvement-même, les incidents n’ont pas manqué – dont certains impliquant le commandement – ce qui a montré que les organisations révolutionnaires elles-mêmes ne sont pas immunisées contre les attitudes patriarcales. Par exemple, quand les femmes commencèrent à participer à la lutte armée à Bakur, beaucoup d’hommes du PKK avaient une attitude sous-entendant que les femmes étaient incapables d’accomplir certaines tâches qu’ils jugeaient “viriles”. L’argument de certains des hommes du commandement était que les femmes étaient trop émotives et trop douces pour faire la guerre, et qu’il valait mieux, par conséquent, les placer dans des rôles en dehors de la guérilla. Certains commandants voulaient que leurs camarades femmes qui étaient devenus guérillerras portent des écharpes. Une jeune combattante femme, Heval Beritan, entendit cela et suggéra que les femmes créent leurs propres forces de guérilla. La séparation avec les hommes et l’organisation autonome qui suivirent dans les guérillas de femmes eurent pour effet d’impliquer que les hommes et les femmes devaient se charger de toutes les tâches à partir de maintenant (par exemple, les hommes étaient désormais complètement responsables de la cuisine).
L’histoire d’Heval Beritan illustre clairement le fait que les femmes sont, pour le moins, les égales des hommes pour ce qui est de pouvoir accomplir n’importe quelle tâche révolutionnaire et de jouer n’importe quel rôle. Elle était journaliste, à l’origine, mais elle se retrouva commandante en guerre car elle voulait jouer un rôle plus direct dans la lutte. En 1992, durant la Guerre du Sud, elle se battit jusqu’à sa dernière balle et, plutôt que de se soumettre à la capture par les forces réactionnaires du Parti Démocratique Kurde (KDP), elle se jeta d’une montagne, commettant un suicide révolutionnaire, dans la même veine que Bese plus de 50 ans plus tôt, pendant la bataille de Dersim.
Les vies des Beritan, des Sakine et d’innombrables autres femmes révolutionnaires au Kurdistan ont fourni un exemple pratique pour les femmes qui allaient former les YPJ. La révolution des femmes aujourd’hui au Rojava serait restée un rêve in-atteignable sans les exemples de ces “shehids” qui ont donné leur vie pour la cause, non seulement celle de la liberté des Kurdes, mais des femmes du monde entier. Chaque jour, le sol du Rojava est nourri du sang des femmes qui tombent au combat, côte à côte avec leurs camarades masculins, comme pairs. Le sacrifice de soi de personnes comme Arin Markin, qui s’est donné la mort durant la bataille de Kobanê plutôt que de se faire prendre comme prisonnière par Daesh, illumine le chemin des femmes, tout comme le fait Rojda Felat, commandante des YPJ/SDF, à l’avant-garde de l’opération en cours sur Raqqa. Leurs exemples sont la manifestation pratique de l’idéologie développée durant des décennies de lutte, une lutte dont le mouvement croît qu’elle a le potentiel de libérer non seulement le Moyen-Orient, mais l’humanité entière.
Marcel Cartier
Journaliste révolutionnaire et artiste Hip-Hop, Londres
Note de Kedistan
Fort heureusement, le combat des femmes au Rojava ne se résume pas au “martyre”, voire, comme ce fut longtemps le cas dans les Etats occidentaux, à l’égérie en uniforme, belle et sexy de préférence. Nous souhaitons pour le Rojava et la région toute entière un avenir de paix. Mais nous comprenons que si, dans ces conditions matérielles de la guerre, la lutte contre le patriarcat passe aussi par la participation pleine et entière à la défense de cet avenir, en prenant place égale dans une sphère traditionnellement réservée au virilisme combattant, c’est cet avenir de co-construction de la société civile qui l’emportera. Les femmes en seront la colonne vertébrale.
Traduit de l’anglais “Jineoloji: The science of women’s liberation in the Kurdish movement” publié sur Kurdish Question le 2 juin 2017