Il n’en est pas à sa pre­mière incul­pa­tion. Si le jour­nal­iste et romanci­er Ahmet Altan est aujour­d’hui der­rière les bar­reaux, c’est après avoir été mis en garde à vue, relâché puis arrêté une sec­onde fois le 22 sep­tem­bre 2016, avec de lour­des charges : lui et son frère Mehmet sont accusés d’avoir con­tribué à la ten­ta­tive de coup d’É­tat de juil­let dernier, et d’être mem­bres d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste – com­prenez FETÖ et la con­frérie Gülen.

Il faut dire que depuis des années, le pou­voir turc tente en vain de faire taire Ahmet Altan : une ving­taine d’ac­tions en jus­tice lui ont été inten­tées pour ses écrits, dont sept l’op­posant à l’actuel prési­dent Recep Tayyip Erdoğan. Alors l’oc­ca­sion était trop belle. Même si le pré­texte à l’ar­resta­tion des deux frères ne tient franche­ment pas la route : ils sont accusés d’avoir délivré des « mes­sages sub­lim­inaux annonçant la ten­ta­tive de coup d’É­tat », au cours d’une émis­sion télévisée qui avait eu lieu la veille, soit le 14 juil­let, et où ils étaient les invités de la jour­nal­iste Nazlı Ilı­cak, arrêtée elle dès le 29 juillet.

Ahmet Altan, lors de sa pre­mière libéra­tion, avant d’être arrêté une sec­onde fois.

Les arresta­tions, Ahmet Altan con­nait. Quant il n’é­tait qu’un enfant, c’est son père, jour­nal­iste et écrivain lui aus­si, que les sol­dats venaient chercher. Un temps élu d’un par­ti d’ex­trême gauche (le Par­ti des tra­vailleurs de Turquie), Çetin Altan (1927–2015) dut lui-même affron­ter les pro­cureurs pas moins de trois cent fois en rai­son de ses écrits, fut arrêté trois fois et pas­sa deux années en prison. Et c’est parce qu’il admi­rait son père qu’Ah­met Altan a voulu devenir jour­nal­iste et écrivain. L’écri­t­ure, il ne pou­vait la con­cevoir autrement que dans sa ver­sion la plus engagée. Une manière de se bat­tre pour défendre des idées, tout en exigeant que la vérité soit révélée.

La vérité est un enjeu essen­tiel à l’in­térieur de l’écri­t­ure d’Ah­met Altan. En tant que romanci­er, il est per­suadé qu’une nou­velle ou un roman sont les seuls out­ils capa­bles de rassem­bler tous les frag­ments d’une vérité insai­siss­able, éparse, illis­i­ble par ailleurs. « La vérité que vous ne pou­vez pas trou­ver dans la vie, vous la trou­verez dans la lit­téra­ture. Dans la vie, la vérité devient frag­men­tée. Dans la lit­téra­ture, la vérité devient entière », déclare-t-il en 2015, lors du fes­ti­val inter­na­tion­al du livre d’Ed­im­bourg. Or quand il devient jour­nal­iste, l’écrivain se révèle dan­gereux. Parce qu’il ne renonce pas à l’ex­i­gence de vérité, et s’en­gage tête bais­sée face au pou­voir turc, que ce soit pour défendre tous les opprimés ou pour « faire ren­tr­er l’ar­mée dans ses casernes ».

La réponse du pou­voir ne se fera pas atten­dre, et sera sans mer­ci. Dès 1985, les foudres de ce qu’on appelle, en Turquie, l’É­tat pro­fond, vont d’abord s’a­bat­tre sur Ahmet Altan l’écrivain, avant de per­sé­cuter le journaliste.

CAhmet Altaninq ans plus tôt, un coup d’E­tat mil­i­taire a plongé le pays dans une péri­ode d’in­tense répres­sion. Mais Ahmet Altan n’en exprime pas moins ses points de vue. Son sec­ond roman, Traces sur l’eau (Suda­ki iz), s’at­tire donc la cen­sure. Et pour répon­dre à ses exi­gences et en faire dis­paraître les par­ties trop « sex­uelles », l’édi­teur d’Al­tan, Can Yayın­ları a une idée géniale : il les cache, en les cou­vrant de noir, mais pub­lie en même temps que l’ou­vrage le rap­port de la cen­sure, où le lecteur avisé peut aller chercher toutes les par­ties manquantes.

Le roman décrit l’ac­tion de ter­ror­istes de gauche dans une intrigue située à la fin des années 60 et au début des années 70, mais ce sont les descrip­tions sex­uelles qui dérangent le pou­voir. D’où un aver­tisse­ment en forme d’au­todafé : tous les exem­plaires du livre devront être brûlés. « Mon roman n’é­tait pas très fameux, mais cela m’a fait de la peine », avouera l’écrivain bien des années plus tard. En ajoutant : « cela m’a sans aucun doute fait aus­si de la pub­lic­ité, et le livre est devenu un best-sell­er en Turquie. »

De ce pre­mier affron­te­ment avec la répres­sion, Ahmet Altan va tir­er une leçon : celle de ne plus laiss­er la poli­tique pren­dre le dessus dans ses romans, « parce que l’aspect lit­téraire serait relégué au sec­ond plan ». Cela ne sig­ni­fie pas qu’il va se taire. Bien au con­traire. Mais il va réserv­er son mil­i­tan­tisme à ses écrits de jour­nal­iste. Et là aus­si, il va être rapi­de­ment inquiété…

Ahmet AltanLes ennuis sérieux démar­rent en 1995, l’an­née où Ahmet Altan pub­lie Con­tes dan­gereux (Tehlike­li Masal­lar), qui sera ven­du à 250 000 exem­plaires. Alors gou­verné par Süley­man Demirel, le pays com­mence tout juste à révis­er sa Con­sti­tu­tion, pour sat­is­faire aux critères de la Com­mu­nauté économique européenne et être à même de pos­er sa can­di­da­ture. Mais la Con­sti­tu­tion affirme tou­jours la supéri­or­ité des Turcs sur les minorités kurde et arméni­enne. Ce con­tre quoi Ahmet Altan s’in­surge, dans un papi­er inti­t­ulé « Atakurde ».

Pub­lié dans le jour­nal Mil­liyet en avril 1995, ce texte courageux lui vau­dra non seule­ment d’être jugé indésir­able dans le quo­ti­di­en, mais aus­si d’être con­damné en octo­bre 1995 par la Cour de sûreté de l’É­tat à 20 mois de prison avec sur­sis et à une grosse amende – 500 000 lires turques de l’époque ! Que racon­te « Atakurde » pour val­oir à son auteur une telle condamnation ?

C’est une sim­ple fic­tion, mais une fic­tion explo­sive en Turquie. Où Ahmet Altan inverse sim­ple­ment le rap­port de forces entre Turcs et Kurdes :

« Et si Mustafa Kemal avait été un Pacha ottoman [Dans l’Empire ottoman, titre de haut rang don­né aux gou­verneurs et aux généraux], né, non pas à Thes­sa­lonique, mais à Mossoul, et si, après la guerre d’Indépendance, avec la par­tic­i­pa­tion des Kur­des et des Turcs, il avait nom­mé la République dont il aurait été l’initiateur, “La république de Kur­die”, et avait ensuite pris le nom d’«Atakurde», avec une réso­lu­tion par­lemen­taire. Si, puisque tous les citoyens de la “République de Kur­die” s’appelleraient “Kur­des”, nous étions con­sid­érés tous comme “Kur­des”. (…) Si, à Istan­bul, à Ankara, à Izmir, à Bur­sa, à Edirne, la police nous suiv­ait con­stam­ment. Si des “équipes spé­ciales” nous soupçon­naient d”être des séparatistes” qui veu­lent divis­er la “République de Kur­die” et nous traitaient con­tin­uelle­ment comme des “coupables”, et que nous subis­sions des insultes juste parce que nous sommes Turcs (…) »

LISEZ AUSSI “Atakurde” (Texte intégral) 

Pour le pou­voir turc, de tels pro­pos visent claire­ment à sus­citer dans la pop­u­la­tion d’origine kurde haine et hos­til­ité envers le régime. La con­damna­tion pronon­cée par la Cour de sûreté de l’É­tat se veut donc exem­plaire. Seule­ment, c’est mal con­naître Ahmet Altan que de croire ain­si pou­voir le faire taire. Dans un pre­mier temps, le jour­nal­iste fait appel du juge­ment. La cour de cas­sa­tion con­firme alors l’ar­rêt de pre­mière instance. Du coup Ahmet Altan pousse l’af­fron­te­ment un cran plus loin, et dépose plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, pour atteinte au droit à la lib­erté d’expression : son arti­cle, explique-t-il, n’avait pas d’autre but que de sug­gér­er l’idée d’une solu­tion paci­fique au prob­lème kurde.

Ahmet Altan, 1986

L’af­faire ne sera évidem­ment pas réglée en quelques semaines. Il fau­dra atten­dre jan­vi­er 2001 pour que la requête soit jugée recev­able, et jan­vi­er 2002 pour que soit pronon­cé un arrêt de règle­ment ami­able… en faveur d’Ah­met Altan. Le gou­verne­ment turc s’en­gage alors à lui vers­er 4573 euros pour cou­vrir les frais et les dom­mages matériel et moral liés à l’ac­tion en jus­tice, mais aus­si à mod­i­fi­er le droit turc pour le met­tre en con­for­mité avec les exi­gences de la Con­ven­tion des droits de l’homme en matière de lib­erté d’ex­pres­sion. Seule­ment dans l’in­ter­valle, entre 1995 à 2007, des titres aux­quels le jour­nal­iste col­lab­o­rait vont refuser les papiers d’Ah­met Altan. Un pur­ga­toire imposé qui lui per­met de se plonger dans la rédac­tion d’un Quatuor ottoman, qua­tre romans dens­es et intens­es qui nous plon­gent dans les tour­mentes du long déclin de l’empire ottoman, à l’aube du XXème siècle.

Seuls les deux pre­miers opus seront traduits en français, pub­liés par Actes Sud : Comme une blessure de sabre, en 2000, et L’amour au temps des révoltes, en 2008. Deux romans qui sont avant tout d’im­menses fresques, ce que les pein­tres du XIXème siè­cle appelaient des « grandes machines ». Chargées d’ors et de col­oris chaleureux, de détails et de désirs, elles brossent un vaste spec­ta­cle de fas­ci­na­tions ori­en­tales pour racon­ter des des­tinées humaines aux pris­es avec tous les excès de la pas­sion et du pou­voir. Leurs prin­ci­paux décors sont les palais d’un empire Ottoman finis­sant sur les rives du Bospho­re. Leurs per­son­nages sont des pachas, des sul­tans et des espi­ons qui font d’Is­tan­bul un théâtre aus­si vio­lent que cap­ti­vant. Mais der­rière l’art de la fresque se devi­nent les mécaniques dan­gereuses d’un pou­voir qui rend fou, et l’ap­pari­tion d’un fémin­isme turc qui n’a jamais cessé de rassem­bler les femmes.

L’in­ten­tion du romanci­er est on ne peut plus claire : « C’est depuis ce moment là que le pou­voir est asso­cié aux forces armées… Si un pou­voir est asso­cié à la force mil­i­taire, pour garder le pou­voir, pour garder une apparence de légitim­ité, il doit se créer un enne­mi. Depuis cette époque, les pou­voirs se sont tou­jours asso­ciés aux forces armées, en sou­tenant qu’il y a une insur­rec­tion : cette époque charnière de 1909 ressem­ble beau­coup à notre époque, le sché­ma n’a pas changé, les rela­tions entre la poli­tique et la reli­gion, l’ar­mée et la reli­gion, n’ont pas changé. » Un pou­voir dont Ahmet Altan ne manque jamais de dénon­cer les exactions…

Alors que l’af­faire Atakurde est encore entre les mains de la Cour européenne des droits de l’homme, en octo­bre 1999, il se joint à trois autres écrivains turcs et à un musi­cien pour lancer un Appel inter­na­tion­al pour les droits fon­da­men­taux des Kur­des en Turquie. Au total, 45 écrivains et artistes du monde entier signeront l’ap­pel, qui sera cen­suré par la presse turque. Et deux ans plus tard, en octo­bre 2001, le dossier Atakurde n’é­tant pas encore bouclé, Ahmet Altan le jour­nal­iste se retrou­ve devant les tri­bunaux avec le rédac­teur en chef d’Ak­tüel, Murat Tunalı.

Tous deux sont alors accusés de « moquerie et insultes envers les forces armées turques » pour avoir respec­tive­ment écrit et pub­lié deux édi­to­ri­aux « Jugez ces généraux » et « Les généraux de toute la Turquie, à vos casernes » parus en novem­bre 2000. Pas­si­bles d’un an à six ans de prison en ver­tu de l’article 159 du code pénal, ils seront finale­ment acquit­tés. Mais Ahmet Altan ne cessera plus jamais d’être harcelé par la jus­tice, pour ses cri­tiques à l’é­gard du pouvoir…

Lis­ter les procès qui lui ont été inten­tés serait trop fas­ti­dieux. Il en est un, cepen­dant, qui va lour­de­ment peser sur sa vie pro­fes­sion­nelle. En 2007, Ahmet Altan devient en effet le rédac­teur en chef d’un tout nou­veau jour­nal d’op­po­si­tion : Taraf. Pro­priété de l’homme d’af­faires Başar Aslan, qui détient une chaine de librairies, le quo­ti­di­en s’en­gage à pren­dre la défense des opprimés, quels qu’ils soient. Alors en sep­tem­bre 2008, Ahmet Altan n’hésite pas à enfrein­dre la loi, en reprenant le com­bat d’un célèbre jour­nal­iste arméno-turc, Hrant Dink, assas­s­iné vingt mois plus tôt pour ses écrits.

Dans un arti­cle inti­t­ulé « Ah Ahparik ! » (Oh mon petit frère ! en arménien), il évoque le sort des arméniens en osant utilis­er le mot « Géno­cide » (en turc, Soykırım). Il le sait, c’est inter­dit par la loi : rap­pel­er qu’un géno­cide arménien a eu lieu est d’ailleurs tou­jours pas­si­ble de pour­suites pénales en Turquie. Qu’im­porte. Comme il le con­fiera plus tard, il estime que « l’É­tat (turc) est fondé sur un immense men­songe ini­tial: on ment sur la fon­da­tion de la République, sur Mustafa Kemal, sur les Turcs, sur les Kur­des, sur les Arméniens. Il est défendu en Turquie de débat­tre de ces sujets ». Or en tant que jour­nal­iste, il entend révéler la vérité, et toute la vérité. Mais aus­si inviter ses com­pa­tri­otes à se désol­i­daris­er des crim­inels du passé…

« Chaque fois que j’écris sur les Arméniens, ma main, bizarrement, cherche un disque d’une mélodie qui fait souf­frir l’âme de son audi­teur. J’ai envie d’écouter le son poignant du vio­lon ou bien le son étouf­fant et triste du doudouk. Je sais que dans ce pays on n’aime pas qu’on dise cela, mais ils ont con­nu l’une des plus grandes souf­frances que la terre n’a jamais con­nue. Ne dites surtout pas que « eux aus­si nous ont tués ». Il faut vrai­ment avoir honte de dire cela. Quel est le rap­port entre un maquis­ard à la fron­tière russe et une femme arméni­enne de Bur­sa, un vieil­lard d’Adana, un bébé de Sivas… En dehors d’être Arménien? Les union­istes ont per­pétré un géno­cide cru­el. Très cru­el. Arrêtez-vous un instant… S’il vous plait, arrêtez-vous un instant. Et, réfléchissez… (…) Lais­sez tomber les Union­istes, les assas­sins, les tireurs des organ­i­sa­tions secrètes. Vous n’êtes pas proches de ces gens-là, vous êtes proches de ceux qui ont été assas­s­inés. Vous êtes des être humains. »

 "Ah Ahparik !" (Texte intégral) 

La jus­tice turque est par­ti­c­ulière­ment lente et tenace, directe­ment soumise aux ordres d’un gou­verne­ment qui entend se venger de la moin­dre offense. L’ar­ti­cle « Ah Ahparik ! » va donc val­oir à son auteur de nou­velles pour­suites, cette fois pour avoir « dén­i­gré la « turcité », la république, les insti­tu­tions et les organes de l’E­tat. » Ahmet Altan est alors mis sur écoute, de même que la jour­nal­iste et écrivaine Yasemin Çon­gar. Pour­tant Taraf ne baisse pas les bras, sig­nant même un con­trat avec Wik­ileaks en s’en­gageant, comme l’a fait Le Monde en France, El Païs en Espagne ou The New York Times aux Etats Unis à pub­li­er les 11000 doc­u­ments reçus en pre­mière main par le site et con­cer­nant la Turquie.

Ces doc­u­ments con­cer­nent aus­si bien Fethul­lah Gülen que le pre­mier min­istre Erdoğan, l’as­sas­si­nat du jour­nal­iste Hrant Dink, le sup­posé réseau crim­inel « Ergenekon », l’opéra­tion Sledge­ham­mer (un com­plot pré­sumé con­tre le gou­verne­ment Erdoğan), le Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (PKK), les « con­flits entre généraux » ou encore les « négo­ci­a­tions secrètes de guerre des milieux d’af­faires ». On com­prend aisé­ment que le jour­nal soit dans le col­li­ma­teur du pou­voir et que son pro­prié­taire subisse des pres­sion de toutes parts.

Cela finit peut-être par pay­er. Car en 2012, Başar Arslan demande à Ahmet Altan de chang­er de ton. Aus­si sec, le jour­nal­iste décide de démis­sion­ner. Il ne par­ti­ra pas seul : comme lui, Yasemin Çon­gar claque la porte. Et de fait, le jour­nal n’y sur­vivra pas longtemps, car au lende­main du coup d’É­tat de juil­let dernier, il est fer­mé par décret, accusé d’al­légeance à la con­frérie Gülen.

Ahmet Altan peut être fier de son intégrité. Par­ti la tête haute, il avait reçu deux prix à l’é­tranger pour son tra­vail de jour­nal­iste : le Prix pour la lib­erté et l’avenir des médias, décerné en 2009 par la Fon­da­tion des médias de la Sparkasse, à Leipzig, et le Prix inter­na­tion­al Hrant Dink, reçu en 2011 et récom­pen­sant ceux qui pren­nent des risques pour faire pro­gress­er la tolérance, comme le juge Balt­haz­ar Gar­zon en 2010.

Ahmet AltanSa démis­sion lui per­met de repren­dre un tra­vail d’écrivain délais­sé faute de temps. Et de pub­li­er un roman qui évoque à plus d’un titre la sit­u­a­tion présente : Son Oyun, paru en 2013 en Turquie et traduit deux ans plus tard en anglais sous le titre Endgame.

Sous l’ap­parence d’un roman noir, c’est une his­toire d’amour et d’ex­il cam­ou­flée, un thriller exis­ten­tiel. Le nar­ra­teur, un auteur de romans devenu assas­sin et con­fron­té à « l’hu­mour sauvage de Dieu », passe son temps à frap­per à des portes der­rière lesquelles on lui répond qu’il dérange. Bien sûr, tous les arché­types du genre sont ironique­ment rassem­blés à l’in­térieur du réc­it : une his­toire de tré­sor enter­ré dans une église aban­don­née, un maire cor­rompu, une pros­ti­tuée au grand cœur et l’om­bre de la mafia qui men­ace. Mais la portée du livre est aus­si haute­ment poli­tique. Le maire cor­rompu d’Endgame évoque l’an­cien maire d’Is­tan­bul qui fut jeté en prison, avant de devenir l’actuel prési­dent de la Turquie. Autant d’apho­rismes sur la tragédie poli­tique en Turquie : « Nous devons décider si nous voulons vivre dans la réal­ité ou bien rester dans le monde des rêves. »

Ce choix exis­ten­tiel est aus­si celui de l’écrivain, qui doit choisir entre le jour­nal­isme et le roman, en sachant que le pre­mier n’at­tire que des ennuis judi­ci­aires quand le sec­ond apporte avant tout l’ar­gent et la recon­nais­sance. Mais c’est bien de la Turquie d’au­jour­d’hui dont il est ques­tion à chaque page : « La peur est dev­enue un virus qui se dif­fuse à chaque échange. » Et aujour­d’hui, bien qu’ayant aban­don­né le méti­er de jour­nal­iste pour retourn­er à l’écri­t­ure de ses romans, Ahmet Altan con­tin­ue de pay­er cher ses engage­ments passés : « J’ai un tas de procès sur les bras et on est en train de m’en inten­ter qua­tre nou­veaux. Au total ils ont req­uis 35 ans de prison con­tre moi. A peine j’écris un arti­cle sur les rela­tions entre l’ar­mée et la poli­tique, on m’in­tente un procès, alors que c’est le sujet pri­mor­dial. » Le 2 sep­tem­bre 2016, il com­para­is­sait devant un tri­bunal avec Yasemin Çon­gar, Yıldıray Oğur et Mehmet Baran­su pour avoir obtenu et pub­lié dans Taraf des doc­u­ments se rap­por­tant à l’opéra­tion Sledge­ham­mer. Quelques jours seule­ment avant une mise en garde à vue pour les mes­sages sub­lim­inaux qui lui valent d’être actuelle­ment der­rière les barreaux…

Mal­heureuse­ment pour Ahmet Altan, son empris­on­nement n’a pas sus­cité le même mou­ve­ment de sol­i­dar­ité inter­na­tionale que pour Aslı Erdoğan. Les édi­teurs d’Al­tan à l’é­tranger, pour­tant nom­breux, n’ont pas ten­té de mobilis­er l’opin­ion sur le sort d’un écrivain tout aus­si recon­nu, auteur de nom­breux best-sell­ers en Turquie. Peut-être ne cor­re­spond-t-il pas suff­isam­ment à la fig­ure de l’écrivain dis­si­dent. Les opin­ions poli­tiques d’Ah­met Altan sont plutôt celles d’un libéral et manque de chance, il n’y a jamais eu en Turquie de par­ti libéral qui aurait pu pren­dre sa défense. Aujour­d’hui, plus que jamais, il sem­ble donc isolé face à ses juges. Rai­son de plus, à notre avis, pour dif­fuser ses arti­cles et don­ner ses livres à lire. L’en­gage­ment de Kedis­tan aujour­d’hui, répon­dant à l’ap­pel qu’Aslı Erdoğan avait lancé depuis la prison des femmes de Bakırköy, c’est de défendre tous les écrivains et jour­nal­istes empris­on­nés ou men­acés de l’être en Turquie. En France, aux côtés du col­lec­tif Free Aslı Erdoğan, et en Europe aux côtés du Pen Club Inter­na­tion­al, d’Amnesty Inter­na­tion­al et de tout un réseau d’ONG et de col­lec­tifs qui ont déjà mon­tré leur déter­mi­na­tion à dénon­cer la guerre que le gou­verne­ment de l’AKP mène actuelle­ment con­tre ceux qui écrivent.

 

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