Il y a quelques années encore, presque per­son­ne n’aurait pu situer le Roja­va sur une carte. Les ques­tions géopoli­tiques du Moyen-Ori­ent trans­mis­es par les médias occi­den­taux se con­cen­traient pour l’ensemble au con­flit israé­lo-pales­tinien et ses dérivés. Mais depuis l’invasion de l’Irak par les États-Unis et leurs alliés en 2003, puis les Print­emps arabes dès fin 2010, la région est sec­ouée par de nom­breux trem­ble­ments. Dans la foulée des révo­lu­tions en Tunisie et en Égypte, la Syrie s’est embrasée. Et elle brûle tou­jours. L’écroulement d’un pays, la guerre avec ses mil­liers de morts et ses mil­lions de déporté-e‑s, ne sont pas des événe­ments dont on peut se réjouir. Mais de tels boule­verse­ments com­por­tent aus­si en eux les pos­si­bil­ités d’une recon­struc­tion sur d’autres bases, que l’on espère meilleurs. Et c’est à ce titre que l’on a com­mencé à s’intéresser à la province syri­enne kurde du Rojava.

En 2012, alors que la guerre civile fai­sait rage en Syrie, les autorités syri­ennes offi­cielles se sont retirées de cette province du nord du pays. Le gou­verne­ment, mis en dif­fi­culté par les rebelles syriens, a fait le choix de ne pas se créer un enne­mi sup­plé­men­taire et, placé devant un ulti­ma­tum, a lais­sé champ libre aux Kur­des (ou plus pré­cisé­ment au PYD, le Par­ti de l’union démoc­ra­tique kurde, qui demeure le groupe le plus influ­ent sur place). Il y a con­ver­gence d’intérêts : les Kur­des – qui représen­tent 10 à 14 % de la pop­u­la­tion syri­enne – revendiquent l’autodétermination. Ils pro­tè­gent leur ter­ri­toire et n’ont guère de rai­son de se ral­li­er à des rebelles qui ne défend­ent pas leur cause. Leur but est ailleurs : la réal­i­sa­tion d’un gou­verne­ment libre et autonome. A ce titre, les Kur­des créent de nou­velles autorités locales offi­cielles dans la province du Roja­va, posant les pre­mières pier­res de la con­struc­tion d’une forme de société.

Le confédéralisme démocratique

Au-delà de la reven­di­ca­tion d’autonomie, la par­tic­u­lar­ité du pro­jet poli­tique kurde est de n’avoir pas cher­ché à créer un État-nation kurde, ce qui avait été la reven­di­ca­tion du PKK (le Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan, et proche par­ent turc du PYD) durant ses pre­mières décen­nies d’existence. Le nou­veau par­a­digme poli­tique dont ils se revendiquent se nomme « con­fédéral­isme démocratique » :

« Le Con­fédéral­isme Démoc­ra­tique n’est pas un État mais un sys­tème démoc­ra­tique pop­u­laire dans lequel chaque par­tie de la pop­u­la­tion, à com­mencer par les femmes et les jeunes, pos­sède au niveau local sa pro­pre organ­i­sa­tion démoc­ra­tique qui lui per­met de par­ticiper directe­ment à la vie poli­tique des assem­blées en tant que citoyens libres et égaux de la Con­fédéra­tion. Par con­séquent, prenant essence dans le peu­ple, sa réus­site repose sur l’autogestion et auto­suff­i­sance, y com­pris d’un point de vue économique. »1

Le con­fédéral­isme démoc­ra­tique élaboré par les Kur­des con­siste en la créa­tion de con­seils et d’assemblées démoc­ra­tiques locales, fédérées entre elles, fonc­tion­nant en démoc­ra­tie directe et à dif­férents niveaux : d’un côté des con­seils thé­ma­tiques (sur l’écologie, les femmes, l’économie, la loi, la langue kurde, etc.), avec des réu­nions heb­do­madaires,2et de l’autre, des assem­blées liées au lieu de vie, comme les con­seils de rues, de quartiers, de com­munes, de can­tons. A tra­vers eux, on vise à « libér­er et à démoc­ra­tis­er »3la société entière et non à créer une nou­velle admin­is­tra­tion publique chargée de la ges­tion des affaires politiques.

Le sys­tème, décen­tral­isé, ne se fonde pas non plus sur une iden­tité cul­turelle kurde, mais se veut ouvert à toutes les pop­u­la­tions et minorités (religieuses, eth­niques, etc.) présentes dans la région. De fait, sur le papi­er, sa voca­tion non homogène en fait sans doute un des rares mod­èles poli­tiques capa­bles de les rassem­bler de manière non con­flictuelle, en don­nant une juste place et une lib­erté d’expression à tout-un-chacun.

Une révolution sociale

Con­crète­ment, des com­munes ont été créées pro­gres­sive­ment un peu partout sur le ter­ri­toire kurde de Syrie, comme unité de base de la nou­velle poli­tique. Leur rôle con­siste à « [diriger] leurs travaux avec la par­tic­i­pa­tion directe des vil­lages et des quartiers. [La com­mune] est le lieu où le citoyen s’organise, crée sa pro­pre volon­té, innove une poli­tique effi­cace. Elles lais­sent la porte ouverte pour dis­cuter toutes les ques­tions et d’en trou­ver des solu­tions. »4

Si on manque de recul et d’accès aux infor­ma­tions sur place pour com­pren­dre dans le détail le fonc­tion­nement de ces insti­tu­tions (avec, out­re le con­flit armé, tout le prob­lème de la bar­rière de la langue),5on se rend bien compte qu’on se trou­ve en face d’une révo­lu­tion poli­tique et sociale très pro­gres­siste. Les con­fédéral­isme démoc­ra­tique s’oppose à l’État-nation aus­si bien qu’au cap­i­tal­isme et au patri­ar­cat. La lutte con­tre le sex­isme se retrou­ve au pre­mier plan du pro­jet de libéra­tion de la société, où les femmes sont à juste titre vues comme une autre forme de nation à libér­er de l’exploitation.6Par l’instauration de quo­tas, la présence général­isée d’une co-direc­tion (homme/femme) des con­seils et comités, la créa­tion de con­seils de médi­a­tion pour traiter les cas de vio­lences domes­tiques, les femmes trou­vent une place prépondérante et le patri­ar­cat se voit con­fron­té frontale­ment. Pre­mières cibles de l’État islamique (EI), elles for­meront égale­ment des mil­ices entière­ment féminines, les YPJ, les Unités de pro­tec­tion de la femme, pour se défendre et défendre leurs ter­res et leurs familles – au même titre que leurs com­pars­es mas­culins des brigades YPG, les Unités de pro­tec­tion du peuple.

Le mod­èle de démoc­ra­tie directe et directe­ment liée à la vie quo­ti­di­enne dévelop­pée par les Kur­des du Roja­va rap­pelle quelques exem­ples his­toriques con­nus, notam­ment celui des sec­tions parisi­ennes de 1793 et de la Com­mune de Paris. Mais si ce mod­èle poli­tique ressur­git au Kur­dis­tan aujourd’hui, c’est qu’il fut théorisé en détails et pro­mu dès les années 70 mais surtout au début des années 90 par un anar­chiste-écol­o­giste améri­cain du nom de Mur­ray Bookchin (1921–2006), comme mod­èle poli­tique de son écolo­gie sociale. Son « munic­i­pal­isme lib­er­taire », comme il l’appelle, fai­sait de la réal­i­sa­tion d’une con­fédéra­tion de com­munes libres et autonomes poli­tique­ment une poli­tique alter­na­tive réelle­ment démoc­ra­tique, plaçant le pou­voir de déci­sion au sein d’assemblées citoyennes locales, ren­dant aux citoyens le rôle d’acteurs majeurs de la vie poli­tique, dans son sens le plus noble. Mais ses idées, peu suiv­ies et large­ment tombées dans l’oubli, n’avaient guère trou­vé d’expériences con­crètes pour s’exprimer.

De Bookchin à Öcalan en passant par Biehl

Com­ment les idées de Bookchin ont-elles pu ressur­gir subite­ment au Moyen-Ori­ent ? Et com­ment un tel change­ment poli­tique et social a‑t-il pu se faire dans cette région en si peu de temps ? Tout le monde s’est posé ces ques­tions. Pour y répon­dre, il faut pren­dre du recul, car le change­ment a en réal­ité débuté bien avant la révo­lu­tion syri­enne. Il a com­mencé par se répan­dre petit à petit au sein du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan sur une dizaine d’années. Abdul­lah Öcalan, le leader his­torique du PKK, est con­sid­éré comme l’investigateur de ce tour­nant. Con­damné à l’emprisonnement à vie par le gou­verne­ment turc en 1999, puis placé en réclu­sion sur l’île-prison d’Imrali, Öcalan a lu dans sa cel­lule les thès­es de Mur­ray Bookchin, notam­ment ses livres The Ecol­o­gy of Free­dom (1982) et Urban­iza­tion with­out Cities (1987/1992). Le revire­ment idéologique com­mence con­crète­ment en 2001, quand le PKK aban­donne la lutte armée, puis se dis­sout offi­cielle­ment pour for­mer le KADEK (aujourd’hui « Kon­gra-GEL », le Con­grès du peu­ple du Kur­dis­tan). Il adopte alors formelle­ment en 2005 le con­fédéral­isme démoc­ra­tique, ver­sion kurde du munic­i­pal­isme lib­er­taire de Bookchin.7

Janet Biehl, com­pagne et com­pagnon de route de Mur­ray Bookchin durant les 15 dernières années de sa vie, récente auteure de sa biogra­phie,8a racon­té dans une série d’articles en 2011 com­ment elle a décou­vert que les idées de Bookchin avaient trou­vé un large écho au sein des mil­i­tant-e‑s kur­des.9En 2004, une cor­re­spon­dance avait d’ailleurs eu lieu entre Mur­ray Bookchin, Janet Biehl et Abdul­lah Öcalan, par l’intermédiaire de ses avo­cats. Bookchin et Biehl appren­nent alors que « Öcalan a fait pass­er le mot par ses avo­cats que les Kur­des devaient lire Bookchin. A la suite de cela, un nom­bre crois­sant de Kur­des l’ont fait et ont adop­té son écolo­gie sociale à un degré très élevé. »10

La pen­sée de l’écologie sociale, restée en marge du monde mil­i­tant durant des décen­nies aurait trou­vé écho au Moyen-Ori­ent, auprès d’un groupe de marx­istes repen­tis. La nou­velle avait de quoi éton­ner ! Mais Bookchin, lui-même ancien marx­iste-lénin­iste recon­ver­ti dans l’anarchisme, ne pou­vait qu’acquiescer.

Cepen­dant, les con­tacts ne vont guère plus loin. Bookchin, alors âgé de 83 et en mau­vaise san­té, ne peut guère con­seiller Öcalan. « S’il vous plaît, trans­met­tez à M. Öcalan mes meilleurs vœux, con­clut-il dans sa réponse, du 9 mai 2004. Mon souhait est que les Kur­des puis­sent un jour être capa­bles d’établir une société libre et rationnelle qui per­me­tte à leur éclat de briller à nou­veau. »11

Le décès de l’écologiste améri­cain en 2006 met un terme au con­tact entre le Ver­mont de Bookchin et la Turquie d’Öcalan. Entre temps, Janet Biehl prend elle-même quelques dis­tances avec son engage­ment en faveur de l’écologie sociale et de ses idéaux poli­tiques.12On en reste là, avec pour l’écologie sociale une phase de marasme cer­tain. Suite à la perte de son men­tor, le mou­ve­ment vit une crise iden­ti­taire – une de plus après une longue suc­ces­sion de débats acerbes qui l’ont effleuré tout au long des années 1990. Et beau­coup enter­rent le pro­jet poli­tique du munic­i­pal­isme lib­er­taire en même temps que Bookchin.

L’évolution politique au Kurdistan

Quand Janet Biehl reprend con­tact avec des groupes turcs en 2011, les choses ont pass­able­ment évolué. Sous l’impulsion d’Öcalan, la démoc­ra­ti­sa­tion des com­mu­nautés kur­des a com­mencé. On ne par­le alors pas encore du Roja­va syrien, mais bien de la Turquie voi­sine. Des con­seils s’instaurent dans les com­mu­nautés kur­des de Turquie à par­tir de 2005–2006, suite notam­ment à la pub­li­ca­tion de la Déc­la­ra­tion du Con­fédéral­isme Démoc­ra­tique rédigée par Öcalan.13Le DTK (Demokratik Toplum Kon­gre­si), le Con­grès pour une société démoc­ra­tique, est fondé en 2005 à Dyarbakir, en Turquie. Il a pour voca­tion de réu­nir les dif­férents mou­ve­ments poli­tiques et asso­ci­a­tions œuvrant pour la mise sur pied dans ce pays d’un con­fédéral­isme démoc­ra­tique, adop­té alors offi­cielle­ment comme nou­veau par­a­digme poli­tique du mou­ve­ment kurde. Fort de 501 mem­bres, avec une co-direc­tion (tou­jours un homme et une femme), le DTK forme une sorte de par­lement con­fédéral auquel par­ticipe l’ensemble des struc­tures locales. Cha­cune y envoie des représen­tants (révo­ca­bles et dont le rôle con­siste à relay­er la posi­tion de l’assemblée locale, donc sans prise de posi­tion per­son­nelle). Il se réu­nit tous les trois mois en assem­blée générale et tous les deux ans en con­grès.14

En juil­let 2011, le con­grès du DTK a rassem­blé plus de 8’000 per­son­nes avec à la clé un appel à l’autonomie démoc­ra­tique en Turquie – appel renou­velé en 2015 et sévère­ment con­damné par la Turquie. La démoc­ra­ti­sa­tion de la société com­mence, mais les insti­tu­tions sont oblig­ées de se créer en marge des représen­tants offi­ciels, instau­rant un pou­voir de fait, mais anti­con­sti­tu­tion­nel, pour ne pas dire clan­des­tin. D’autres organes sont encore insti­tués en 2005, comme le KKK, qui devient en 2007 le KCK, le réseau des com­mu­nautés du Kur­dis­tan, qui réu­nit les villes, vil­lages et régions d’Iran, d’Irak, de Syrie et de Turquie ayant mis en place des insti­tu­tions con­fédérales démoc­ra­tiques (offi­cielle­ment ou en par­al­lèle au pou­voir exis­tant). Pro­posé et cha­peauté par le PKK/Kon­gra-GEL, il est le pont inter­na­tion­al entre lui et les groupes alliés en Syrie (le PYD, le Par­ti de l’union démoc­ra­tique kurde, à l’origine de la révo­lu­tion au Roja­va), mais aus­si ceux exis­tants en Irak (le PÇDK) et en Iran (le PJAK), bien que de moin­dre impor­tance.15

Car la ques­tion kurde est bien inter­na­tionale. En Syrie, et tou­jours en 2005, le PYD pub­lie un « ‘Pro­jet d’auto-gouvernance démoc­ra­tique dans le Kur­dis­tan occi­den­tal’ et com­mence à s’organiser clan­des­tine­ment dans ce sens ».16On fonde le TEV-DEM, le « mou­ve­ment pour une société démoc­ra­tique », qui à l’instar du DTK rassem­ble les mem­bres de la société civile, des par­tis poli­tiques et des groupes religieux, sous la forme d’un par­lement con­fédéral. Il fait le lien entre le local et le région­al.17

En Syrie, le mou­ve­ment pour l’instauration du con­fédéral­isme démoc­ra­tique pren­dra de l’ampleur avec le début du con­flit mil­i­taire. Trois can­tons du Roja­va syrien (Cizîrê, Kobanê et Afrin) organ­isent la démoc­ra­ti­sa­tion de la société et procla­ment offi­cielle­ment leur autonomie en 2014, en s’appuyant sur un « con­trat social », une véri­ta­ble con­sti­tu­tion, bien qu’officiellement encore « pro­vi­soire ».18Elle se mon­tre en par­tie pro­gres­siste, affir­mant notam­ment que toutes les régions « ont le droit d’être représen­tées par leur pro­pre dra­peau, emblème et hymne », que « toute per­son­ne a le droit d’exprimer son iden­tité eth­nique, cul­turelle, lin­guis­tique ain­si que les droits dus à l’égalité des sex­es », que « les ressources naturelles, situées au-dessus et en dessous du sol, sont la richesse publique de la société » et que « l’Assemblée lég­isla­tive doit être com­posée d’au moins quar­ante pour cent (40%) de chaque sexe selon les lois électorales ».

En revanche, sur le fonc­tion­nement des insti­tu­tions, elle va moins loin que les idéaux du con­fédéral­isme démoc­ra­tique. La co-prési­dence vis­i­ble­ment ne s’applique pas, de même que la révo­ca­bil­ité des élus. J’en ignore la rai­son offi­cielle. Cela s’explique peut-être par le fait que le texte est le résul­tat d’un com­pro­mis opéré avec le KNC, le con­seil nation­al kurde, branche minori­taire du mou­ve­ment kurde en Syrie et liée au gou­verne­ment kurde irakien de Mas­soud Barzani, his­torique­ment opposé au PKK et défa­vor­able au con­fédéral­isme démoc­ra­tique.19

Sans pour autant rompre avec la Syrie, dont l’attachement est écrit noir sur blanc, cette con­sti­tu­tion mon­tre une cer­taine avancée et affir­ma­tion du mou­ve­ment. On ne cherche plus à se cacher der­rière le masque du gou­verne­ment offi­ciel : le dra­peau kurde peut flot­ter au grand jour et ses pro­jets poli­tiques et soci­aux égale­ment. Le vaste pro­jet d’apprentissage et d’organisation s’intensifie et se con­cré­tise, en par­al­lèle d’ailleurs au besoin de pro­tec­tion armée du ter­ri­toire. La défense de sa vie et de sa région passe ain­si autant par les armes que par cette révo­lu­tion poli­tique et sociale.

Un renouveau pour l’écologie sociale

Quand les pre­miers arti­cles de Janet Biehl sur le Kur­dis­tan sont pub­liés, la tran­si­tion au Roja­va ne fait que débuter. Les infor­ma­tions à son sujet seront ali­men­tées et pré­cisées, par elle et par de nom­breuses autres voix, au fil des vis­ites sur place de délé­ga­tions de mil­i­tant-e‑s et des tra­duc­tions. On com­mence alors vrai­ment à enten­dre par­ler de révo­lu­tion sociale au Roja­va. Mais l’accueil faite à cette annonce se mon­tre tout d’abord scep­tique : le retourne­ment idéologique du PKK peine à con­va­in­cre. Le réc­it de la con­ver­sion d’Öcalan aux idées de Bookchin, relayé par celle qui fut son plus fidèle lieu­tenant, fleure bon la récupéra­tion pour servir la cause d’une pen­sée sur le déclin. En fait, l’histoire d’une nou­velle révo­lu­tion sociale, tant atten­due par la gauche rad­i­cale et presque incon­nue depuis la Guerre civile espag­nole de 1936 et le soulève­ment de 1994 au Chi­a­pas (avec lesquels on pour­rait dress­er beau­coup de com­para­isons), qui se tiendrait aux portes de l’Europe paraît en somme trop belle pour être vraie.

Même si on ne peut que la déplor­er, cette réac­tion était somme toute assez logique. Dés­in­téressés de cette par­tie du monde depuis près de 20 ans, les évo­lu­tions poli­tiques qui s’y sont déroulées étaient com­plète­ment incon­nues ici. Que savions-nous du PKK ou de la cause kurde depuis le tour­nant du mil­lé­naire ? A peu près rien. Pour ceux qui comme moi sont nés au début des années 80, le nom rap­pelait quelques vagues énon­cés des jour­naux d’informations radio­phoniques ou télévi­suels. Pour les plus ancien-ne‑s, il évo­quait les derniers reli­quats d’une organ­i­sa­tion con­sid­érée comme ter­ror­iste, con­nue comme étant de ten­dance marx­iste-lénin­iste pure et dure (« stal­in­iste » dans les ter­mes, sous-enten­du : autori­taire, cen­tral­isée, etc.). Rien de très engageant au pre­mier abord, même quand on y recon­naît un dis­cours fil­tré par les médias occi­den­taux. De plus, les désil­lu­sions des derniers mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, notam­ment com­mu­nistes, ou d’élans démoc­ra­tiques plus proches de nous, d’Occupy à Syriza, tendait plus à « atten­dre de voir » que de se lancer corps et âme dans le sou­tien du pre­mier soubre­saut révo­lu­tion­naire annoncé.

Le chat échaudé craint l’eau froide, au point d’ailleurs d’agacer cer­tains par­ti­sans de la pre­mière heure, comme l’anthropologue anar­chiste David Grae­ber : « C’est une véri­ta­ble révo­lu­tion. Mais d’une manière qui est pré­cisé­ment le prob­lème. Les grandes puis­sances se sont engagées elles-mêmes dans une idéolo­gie qui dit que les véri­ta­bles révo­lu­tions ne peu­vent plus arriv­er. Pen­dant ce temps, beau­coup de gens à gauche, même dans la gauche rad­i­cale, sem­blent avoir tacite­ment adop­té une poli­tique très sem­blable, même s’ils font encore croire super­fi­cielle­ment mais bruyam­ment qu’ils sont encore révo­lu­tion­naires. »20

J’avoue avoir fait par­tie de scep­tiques. Non tant par rap­port à la sincérité et la vérac­ité de la révo­lu­tion sur place, mais plus pour le lien avec Mur­ray Bookchin. Le doute s’est néan­moins dis­sipé assez vite. Mes recherch­es sur l’écologie sociale m’avaient bien fait décou­vrir qu’il exis­tait un véri­ta­ble nid mil­i­tant en Turquie. En 2014, une con­nais­sance anar­chiste qui avait passé du temps à Istan­bul me con­fir­mait égale­ment que « tout le monde con­naît Bookchin là-bas ». On voit d’ailleurs le livre The Ecol­o­gy of Free­dom présen­té par­mi d’autres par une com­bat­tante kurde dans le film de Mylène Sauloy.21Oui, il y a bien une révo­lu­tion sociale et une appli­ca­tion des idées de Bookchin (et d’autres sources égale­ment, bien enten­du) au Roja­va et dans l’ensemble du Kur­dis­tan. Un Bookchin d’ailleurs adap­té, avec plus de place faite aux con­seils thé­ma­tiques plutôt qu’à une ago­ra munic­i­pale plus général­iste, et avec un accent plus impor­tant mis sur la place des femmes (on peut y voir une inver­sion avec celui mis sur l’écologie par Bookchin – moins dévelop­pée à pre­mière vue par Öcalan, mais ici encore, la bar­rière de la langue rend ce point dif­fi­cile à juger objectivement).

L’avenir du Rojava

Si cette résur­gence de la pen­sée poli­tique de Bookchin est impor­tante, elle est aus­si à dou­ble tran­chant. En le met­tant en pra­tique pour la pre­mière fois ou presque dans l’histoire con­tem­po­raine, il est pos­si­ble de prou­ver la fia­bil­ité de son mod­èle con­fédéral de démoc­ra­tie directe. Claire­ment, l’expérience kurde peut mon­tr­er que l’exercice du pou­voir en démoc­ra­tie directe décen­tral­isée sous la forme d’une con­fédéra­tion est viable et fonc­tion­nelle, sans pro­fes­sion­nels et sans admin­is­tra­tion cen­tral­isée. Cela pour­rait répon­dre à l’objection majeure qui a tou­jours été faite par les détracteurs de la démoc­ra­tie réelle : que le peu­ple n’est pas capa­ble de gou­vern­er. Le véri­ta­ble enjeu est là, plus que tout autre débat. La ques­tion est de savoir si le peu­ple kurde, de pair avec l’ensemble des minorités sur place, qu’elles soient arméni­ennes, yézidis, alévis, juifs ou chré­ti­ennes, peut réus­sir à faire vivre une poli­tique réelle­ment démoc­ra­tique, et à la main­tenir sur une longue péri­ode de temps et à grande échelle. Car sans exem­ple con­cret et fonc­tion­nel, l’idéologie com­mu­nal­iste con­fédérale pour­rait bien rester une utopie de papi­er. Et cela explique pourquoi les écol­o­gistes soci­aux, Janet Biehl, les mem­bres des édi­tions New Com­pass et plusieurs autres ont été dès les pre­mières heures en sou­tien aux Kur­des.22A con­trario, un échec de cette ten­ta­tive, que ce soit une récupéra­tion étatiste et nation­al­iste, une inca­pac­ité à fonc­tion­ner en temps réel, le repli vers un sys­tème représen­tatif com­mun ou des luttes de fac­tions pour le pou­voir, serait un rude coup porté à ces idéaux.

Ce ne sont pour­tant pas les scé­nar­ios d’échec les plus prob­a­bles. Le point cru­cial est sans doute à chercher à l’extérieur, dans la poli­tique étrangère. Les aléas de la guerre et les con­ver­gences d’intérêts stratégiques ont per­mis aux Kur­des du Roja­va de dévelop­per leur mod­èle, sans être tué dans l’œuf par les forces syri­ennes pro-gou­verne­men­tales,23sans avoir eu de bâtons dans les roues de la part de la com­mu­nauté inter­na­tionale (à l’exception notable de la Turquie, qui craint comme la peste une prop­a­ga­tion des poussées auton­o­mistes kur­des sur son pro­pre ter­ri­toire). Mais que se passera-t-il quand le con­flit cessera, à l’heure des négo­ci­a­tions de paix ou de red­di­tion ? Est-ce qu’on lais­sera aux Kur­des du Roja­va dévelop­per leur con­fédéral­isme démoc­ra­tique, ou se fer­ont-ils écras­er, mis de côté, voire trahis par leurs anciens parte­naires de com­bats une fois l’État islamique déman­telé et la Syrie recom­posée ? Les USA notam­ment, parte­naires sur le ter­rain avec leurs frappes aéri­ennes, ont déjà affir­mé, par la voix du pre­mier min­istre Joe Biden de pas­sage en Turquie, qu’ils ne sou­tiendraient pas la for­ma­tion d’une zone homogène kurde le long de la fron­tière turc. On peut donc légitime­ment douter que la com­mu­nauté inter­na­tionale, qui les a tolérés mais guère soutenus jusque-là, plaidera en leur faveur.

Pour l’instant, le temps joue en faveur des Kur­des. L’enlisement du con­flit, s’il est une tragédie humaine indé­ni­able, leur per­met jour après jour de dévelop­per des bases démoc­ra­tiques qui pour­ront leur être utiles dans la ges­tion de l’après-guerre. A ce moment-là, le scep­ti­cisme occi­den­tal ne devra plus être de mise, les Kur­des auront besoin de tout notre sou­tien, où que nous soyons, pour la recon­nais­sance de leurs droits. Nous leur souhaitons bonne chance, le monde les regarde.

Vin­cent Ger­ber, sep­tem­bre 2016

Arti­cle paru égale­ment dans une ver­sion papi­er dans la revue EcoRev’ N°44, de décem­bre 2016.
Site : Ecolo­gie sociale

La ver­sion en kurde > Ramanên Bûkşîn li Roja­va şîndibin

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