Kedis­tan vous invite à pren­dre le dernier tabouret, juste dans l’ar­ron­di du bar, et à com­man­der un express. Dégustez tran­quille­ment ces quelques feuil­lets, un peu frois­sés, en regret­tant le goût du vrai café turc…


Kurdistan Français, été 2015

Jeu­di 16 juil­let 2015, dans le TGV Paris-Mar­seille, 11h24

Marie,

Je devais t’écrire du Kur­dis­tan de Turquie. Que s’est-il donc passé ?
Jusqu’à Istan­bul, rien de particulier.
L’esca­la­tor s’élève en diag­o­nale au tra­vers de son tube.
Dans un instant, nous ne nous ver­rons plus.

Env­i­ron 12h18, gare de Mar­seille St Charles

J’ai cray­on­né mon guide en cours de vol.
A l’ar­rivée, les voyageurs se répar­tis­sent entre Istan­bul et le reste du monde. Le trans­fert intérieur n’at­tire pas les foules à cette heure avancée. Je m’y repère à l’aide des pan­neaux lorsque deux types insignifi­ants m’adressent la parole en me mon­trant cha­cun leur badge.
L’in­ter­roga­toire a lieu dans une petite pièce rec­tan­gu­laire. Je suis assis sur un canapé assez bas. L’un a son cul sur le bureau, l’autre sur un tabouret de bar.

14h01, dans le TER en direc­tion d’Em­brun (Alpes du sud)

- Que venez-vous faire en Turquie ?
— Je suis touriste.
— Pourquoi allez-vous dans l’Est de la Turquie ?
— Il y a beau­coup de choses à voir…
— C’est la pre­mière fois que vous venez en Turquie ?
— Oui, c’est la pre­mière fois…
— Alors pourquoi ne restez-vous pas à Istan­bul, comme tout le monde ?
- Je préfère me réserv­er Istan­bul et l’ouest pour une autre fois…
- Vous avez de l’ar­gent liquide ?
- Euh… oui…
- Com­bi­en avez-vous ?
- 140 euros…
- Pou­vez-vous nous les montrer ?
- …
— Qu’avez-vous dans votre sac ? Voyons ça…
— C’est un dessin de votre fille ?
— Non, de ma nièce…

Après avoir inspec­té mon guide avec atten­tion, il déploie ma carte de la Turquie sur toute la largeur du canapé avant de l’ob­serv­er pen­dant cinq bonnes min­utes (il ne faut jamais man­quer une occa­sion de réviser !).

- Quel est votre métier ?
— Pro­fesseur de français.
— Pou­vez-vous nous mon­tr­er votre carte professionnelle ?
— Il n’ex­iste pas de telles cartes en France pour les enseignants.
— Où allez-vous résider à Diyarbakır ? Avez-vous une attes­ta­tion de réser­va­tion d’hôtel ?
— Non, je vais chez une connaissance…
— Com­ment s’appelle-t-elle ?
— Je n’ai que son prénom : Esma.
— Avez-vous son numéro de téléphone ?
— Atten­dez, je regarde… Euh, non, il n’est pas dans mon réper­toire… En fait, il est écrit là sur ce papier…
— Qui sont tous ces gens sur cette liste ?
— Ce sont mes amis en France et mes con­tacts en Turquie…
— Zehra Tuncer ? Qui est Zehra Tuncer?
— C’est mon amie…
— Kemal ? Elçin ? İnci ? Mehmet… ?… (pen­dant ce temps, l’autre essaye, en vain, de join­dre Elçin avec mon télé­phone qui n’a pas de réseau). Qu’y a‑t-il d’écrit entre par­en­thès­es après “Mehmet” ?
— “respon­s­able du HDP…”

A peu près à ce moment-là, un peu avant ou un peu après, au moins un autre flic se joint à nous. Il a une coupe de cheveux trans­génique. On m’in­vite enfin à ranger mes affaires.
- “Quick” me dit l’asticot…

Je suis à présent dans ce que j’ap­pellerais le com­mis­sari­at de l’aéro­port. Les employé(e)s tra­vail­lent der­rière le comp­toir sous l’œil de Kemal Atatürk, en image fixe, et d’Er­doğan, en por­trait mobile.
Je suis assis à une petite table, du côté du comp­toir réservé au pub­lic. Face à moi, un homme aux épaules enneigées de pel­licules me fixe à tra­vers ses lunettes.

- You’re not suit­able for Turkey. It is the gov­ern­men­t’s right to refuse some­body’s pres­ence if he thinks it’s not suit­able. You take the first plane to France tomor­row morn­ing. Every­thing is explained in this paper…1

Le “paper” n’ex­plique rien du tout.

On m’emmène au-delà de la porte, au fond du bureau.
Enfin. Des Irakiens et des Syriens qui ont fuit DAESH ou qui, peut-être, y ont par­ticipé. C’est un sujet de plaisan­terie entre eux, apparem­ment, alors, quand l’un d’eux m’est présen­té comme un mem­bre de DAESH par un jeune bar­bu syrien gogue­nard,2 je ne sais pas trop si c’est du lard ou du cochon.

Aupar­a­vant, j’ai sym­pa­thisé avec un Camer­ounais. C’est l’un des deux fran­coph­o­nes, avec le con­go­lais de RDC. Il est là depuis qua­tre mois !

En même temps que moi est arrivé un Irakien légère­ment bar­bu. Il pleu­rait presque dans le bureau en expli­quant qu’il serait tué si on le ren­voy­ait en Irak.
Avec un Gam­bi­en, on échange nos noms, nos mains et nos sourires.
Par­mi les Irakiens, il y a au moins qua­tre Kur­des. L’un deux voulait aller pour­suiv­re ses études en Russie. Il y a aus­si un Kurde syrien.L’histoire que me racon­te le Con­go­lais est extrême­ment compliquée.
De mémoire, il y a qua­tre rangées de cinq lits cha­cune. A droite, la porte ouvre sur les douch­es et les toi­lettes. Devant se trou­ve l’e­space de vie : on y mange, prie, télé­phone, cause… On entend des voix de l’autre côté du mur : c’est le dor­toir des femmes ! La cloi­son est si légère qu’il est même pos­si­ble de com­mu­ni­quer au travers !
Pour utilis­er la cab­ine télé­phonique, il faut une carte. Le Camer­ounais m’ar­naque en m’en ven­dant une à 5 euros alors qu’elle ne con­tient que 8TKL (env­i­ron 2,50€).

Same­di 18 juil­let, 15h42, sur un banc devant la cathé­drale d’Embrun

Il doit être minu­it en Turquie. En France, je ne sais pas. J’es­saye d’ap­pel­er ma cama­rade de l’As­so­ci­a­tion des Amis du vieux Monchy. Pen­dant que je com­pose son numéro, les musul­mans se sont instal­lés pour la prière, juste der­rière moi. Leur psalmodie s’in­vite avec mes mots sur le répon­deur de Noëlle .

Par mir­a­cle, Jean Dubois, le prési­dent de l’as­so­ci­a­tion, répond au télé­phone. Il est juste­ment en com­pag­nie de Barn­abe , qui tra­vaille au cen­tre cul­turel cau­chois, à Monchy.
Je dois ensuite rester à côté du télé­phone pour qu’il puisse me rap­pel­er. Mais une fois sur deux, ce n’est pas pour moi mais pour Badiou, le Con­go­lais. (…) Finale­ment, Jean me con­seille de me laiss­er recon­duire en France, plutôt que de croupir ici pour une durée indéterminée.
Il est l’heure de se met­tre à table !
On est servi un peu comme dans l’avion, dans un plat cou­vert en plas­tique, mais seule­ment pour le plat du jour. Cer­tains ont de la mous­sa­ka. Moi, j’ai du bœuf-riz. C’est sym­pa de manger tous ensem­ble. A la fin, comme il y a du rab, les autres insis­tent pour que je finisse tout !

Dans la cathédrale,

Pen­dant l’ayran, le thé, avant ou après, j’im­pres­sionne les Kur­des en leur mon­trant que je sais dire “rojbash”! Au kurde syrien, je glisse en cours de con­ver­sa­tion un “biji Kobanê”! Ça l’a­muse beau­coup! Je reste toute­fois assez évasif sur les raisons hypothé­tiques de ma déten­tion car je soupçonne la présence d’indic par­mi les con­vives. Il y a aus­si des caméras dans tous les coins de la pièce et des san­i­taires. Le camer­ounais m’avait expliqué qu’il voulait rejoin­dre l’Eu­rope à tra­vers la Turquie. Il me dit que Boko­haram com­met aus­si des exac­tions chez lui. Le con­go­lais me dresse un por­trait dithyra­m­bique de l’Eu­rope, terre des droits de l’Homme.
Pen­dant le repas, un homme noir très mince en djella­ba est demeuré triste. Je lui ai ensuite prêté ma carte pour qu’il puisse télé­phon­er avec les unités qu’il me restait (env­i­ron 2,5 TKL). Mal­heureuse­ment il n’a pas réus­si à join­dre la per­son­ne qu’il voulait ou celle-ci n’a pas pu le rap­pel­er, je ne sais trop.
Les détenus qui sont là depuis longtemps ont le droit de se promen­er, à cer­taines heures je sup­pose, dans un cer­tain périmètre de l’aéro­port. C’est ain­si que l’un d’eux a rap­porté des choco­lats pour tout le monde tout à l’heure. A mesure que la con­ver­sa­tion s’as­soupit, cha­cun va rejoin­dre son lit.
Nous restons qua­tre ou cinq sur­numéraires à comater sur les chais­es. Pas facile de trou­ver la bonne posi­tion. Il doit être trois heures du matin. Les lumières restent con­stam­ment allumées. Je suis tiré de ma som­no­lence pour une rai­son que je ne com­prends tout d’abord pas.
Toutes les chais­es sont écartées et empilées sur les côtés. On pose le tapis pour la prière.
La mélopée du maître de céré­monie est douce et apaisante. Je me demande dans quelle mesure elle est com­posée ou improvisée.
Je remar­que que le bar­bu syrien farceur reste au lit pen­dant la prière. Il est peut-être chré­tien ou autre chose. Le kurde syrien, en revanche, par­ticipe, de même que le sup­posé mem­bre de DAESH, l’homme noir triste en djella­ba, l’i­rakien en cra­vate, le camerounais…
Vers 6 heures du matin, j’ap­pelle la récep­tion de l’hô­tel pour savoir quand ils comptent venir me chercher. Dans env­i­ron quar­ante min­utes me dit-on.

Au moment de quit­ter les lieux, tout le monde a les yeux fer­més, hormis le con­go­lais à qui je fais signe en partant.
La télé est tou­jours allumée dans le bureau. On y voit tour à tour Erdoğan et Sela­hat­tin Demir­taş ! Je me retiens de rire !
Mon accom­pa­g­na­teur, lui, ne trou­ve pas ça drôle, à en juger par la tête qu’il fait et le ton de sa voix lorsqu’il com­mente ce qu’il voit et entend à l’at­ten­tion de la poli­cière assise de l’autre côté du comptoir.

La baie vit­rée de l’aéro­port accueille le lever du soleil.
Assis sur la chaise où m’a lais­sé mon accom­pa­g­na­teur, je vois pass­er au loin le kurde syrien qui fait son petit tour matinal.
On me laisse entre les mains d’hôt­esses qui me font asseoir juste der­rière le comp­toir de la grille d’embarquement.
Les employé(e)s qui s’oc­cu­pent de l’embarquement plaisan­tent entre eux en ne prê­tant aucune atten­tion à moi. Leur insou­ciance m’ir­rite, si bien que je deviens désagréable à la façon d’un client mécontent.
Je finis par com­pren­dre qu’elles attendaient la clô­ture de l’embarquement pour me men­er à l’avion et remet­tre mon passe­port à la per­son­ne respon­s­able qui devra le don­ner à la police française des fron­tières juste à la sor­tie pour que celle-ci me le remette enfin !

Je me suis placé à l’ar­rière, à côté du hublot. Je ne sais pas claire­ment ce que savent ou ne savent pas les hôt­esses à mon sujet.
J’abor­de franche­ment la ques­tion avec celle qui me sert le petit déj : “Do you know what hap­pened to me last night ?“3… Elle est “sor­ry”. Evidem­ment, ce n’est pas de sa faute.
Ma petite amie, qui est kurde de Turquie, m’avait dit que le per­son­nel de Turquish Air­lines avait été très act­if dans les mou­ve­ments du parc de Gezi et de la place Taksim.
Aupar­a­vant, j’avais demandé une bouteille d’eau, pen­sant que tout le monde était au courant de tout. J’ai pré­cisé que je n’avais pas eu d’eau potable pen­dant la nuit. L’hôtesse m’a apporté deux verres.
Nous pas­sons au-dessus de la carte en relief d’un monde vert et noir que bor­de l’Océan. C’est l’heure du p’tit déj’. L’hôtesse ne com­prend pas tout mais elle est gentille.
A la sor­tie de l’avion, on me présente la dame blonde de la police française des fron­tières. C’est à elle qu’on remet mon passeport.
Aupar­a­vant, j’ai dit au revoir à l’hôtesse en lui souhai­tant de décou­vrir la France, un jour, et d’y être mieux accueil­lie que moi en Turquie. Elle m’a red­it qu’elle était “sor­ry”. Je regrette de l’avoir fait cul­pa­bilis­er. Ce n’é­tait pas mon but.
Je ne me sou­viens plus si la blonde m’a remis mon passe­port tout de suite ou après l’ul­time interrogatoire.
Grâce à elle, j’ai resquil­lé toutes les queues comme un VIP !
Au poste, elle me fait atten­dre sur le banc devant le comptoir.
En chemin, j’avais déjà com­mencé à lui expli­quer ce qui m’é­tait arrivé. Elle me dit qu’elle veut seule­ment s’as­sur­er que je n’ai pas com­mis de délit, en Turquie ou ailleurs.
Je lui assure que je n’ai com­mis aucun délit nulle part et que, selon toute vraisem­blance, la Turquie m’a rejeté en rai­son de mon engage­ment poli­tique et de mes liens d’ami­tié avec des Kur­des mem­bres ou sym­pa­thisants du HDP.
A sa demande, j’ac­cepte volon­tiers de lui mon­tr­er ce que con­tient mon petit sac à dos. Quand elle me demande ensuite si je veux bien lui laiss­er mon­tr­er ma liste de con­tacts à son chef, je trou­ve qu’elle pousse un peu. Mais, je me suis lais­sé entraîné sur la pente de la con­fi­ance et je ne vois pas, sur le moment, com­ment ni même pourquoi refuser.
Par la suite, cette faib­lesse m’a été reprochée. En effet, le chef de la blonde a pu faire une pho­to­copie de la liste et fich­er à son tour tous mes con­tacts. Il ne faut pas oubli­er l’ac­cord de coopéra­tion qui lie les polices turque et française.
A mon grand éton­nement, je récupère vite mon gros sac à dos. En l’in­spec­tant, je com­prends qu’il n’a même pas été fouillé !

Zehra m’at­tend devant ma porte, encore toute essouf­flée des six étages.

Et main­tenant que faire ?

Par­tir en Grèce ? Descen­dre la Dor­dogne en canoë ? M’ini­ti­er à la spéléolo­gie ? Au parapente ?
Zehra m’ar­rache à mon rêve : la police a appelé ses par­ents en Turquie. Fausse alerte. Zehra avait mal com­pris. En fait, ses par­ents ont reçu une let­tre de l’U­ni­ver­sité à pro­pos de sa bourse…
Dans l’après-midi, je passe voir mes amis du Kebab. Selim, le père de famille, pense que ma mésaven­ture sera sans con­séquences pour mes con­tacts en Turquie.
Zehra, de son côté, a eu sa cou­sine à Diyarbakır. Elle lui a dit que de nom­breux européens s’é­taient retrou­vés comme moi sur la liste noire du gou­verne­ment turc mais qu’ils en étaient sor­tis par la suite.
Dans la rue, je croise mes jeunes cama­rades, Nino et Geof­frey, qui me chambrent…
Quelle bizarrerie ! En voy­age, j’ai déjà rêvé que je me retrou­vais de nou­veau chez moi au beau milieu de la route. Ça ne m’é­tait encore jamais arrivé pour de bon !
J’ap­pelle Jean-Luc F., mon maître en canoë. Il pense que c’est une très mau­vaise idée d’a­cheter un canoë gon­flable car je n’ar­riverai pas à le manœu­vr­er seul. Pour en faire l’es­sai, il m’in­vite dans sa mai­son de vacances à Embrun, dans les Alpes du Sud.
Et me voici dans le TGV Paris-Mar­seille, à 11h24, en train de t’écrire ma lettre…
Je pen­sais qu’il y aurait une fête à l’UNESCO, comme l’an passé, pour célébr­er la fin du géno­cide et la libéra­tion du Rwan­da, mais je n’ai reçu aucun mail à ce sujet, alors je ne sais pas…
Je t’embrasse,

Lionel C.


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