Une des rares bonnes nouvelles de Turquie concerne les quatre universitaires signataires du texte « Nous ne serons pas complices de crimes » accusés de « propagande pour organisation terroriste ».
Esra Mungan, Kıvanç Ersoy, Meral Camcı et Muzaffer Kaya sont libérés.
Suite à la conférence de presse du 10 mars, où ils avait lu un deuxième texte, en insistant sur leur revendication de Paix, arrêtés le 16 mars 2016, les universitaires avaient été envoyés derrière les barreaux.
Le 22 avril, ils repassaient devant le juge. Leurs soutiens ne les ont pas laissés seuls. Un rassemblement était organisé devant Istanbul Adalet Sarayı, Palais de Justice d’Istanbul. Can Dündar dont le procès avec son collègue Erdem Gül s’était déroulé dans la matinée, était présent lui aussi dans la salle, pour suivre l’audience des universitaires, en solidarité.
Le Procureur a, dans un premier temps, demandé le maintien des accusés en détention et une autorisation du Ministère de la Justice afin de juger les universitaires au titre de l’article 301 du Code Pénal. Après une suspension de séance, le Procureur a changé d’avis… Il a demandé l’autorisation du Ministère de la Justice pour qu’ils soient jugés en liberté. Quant aux avocats des accusés, ils ont souligné que leurs clients devraient être acquittés.
Le tribunal a donc décidé, suite au délibéré du Procureur, la libération des universitaires et la suspension du procès, ainsi que formulé une demande d’autorisation afin de juger les « suspects », sous l’article 301, adressée au Ministère de Justice.
La décision de la libération a été accueillie avec beaucoup de joie, par les soutiens rassemblés devant le Palais de Justice.
Tahliye duyulduğu anda Çağlayan Adliyesi’nin önü #Barışİçin #TahliyeYetmezBeraat #KalemlereÖzgürlük @BarisAkademik pic.twitter.com/bBbXec8xoD
— Gülsin Harman (@gulsinharman) 22 avril 2016
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“L’article 301”, qu’est-ce que c’est ?
Cet article concerne “Les délits contre les signes de la souveraineté de l’Etat et la respectabilité de ses institutions”
Il est entré en application en 2005. Il a été introduit ensuite dans une réforme de la loi pénale en 2008, en vue de l’adhésion de la Turquie à l’UE pour “amener la Turquie au niveau des standards européens”.
Human Rights Watch, avait publié déjà en 2008, un rapport soulignant que bien qu’il ne soit pas le seul, cet article de loi allait à l’encontre de la liberté d’expression.
Selon le texte du 2008 :
- Le dénigrement public de la nation turque, de l’Etat de la République Turque ou de la Grande Assemblée Nationale Turque et des institutions juridiques de l’Etat sera puni de six mois à deux ans d’emprisonnement.
- Le dénigrement de l’armée et des organisations de police de l’Etat recevra la même peine.
- L’expression d’une pensée à visée critique ne constitue pas un délit.
- Les inculpations au nom de cet article doivent recevoir l’approbation du Ministre de la Justice.
Cet article a été utilisé à l’encontre de centaines d’auteurs, journalistes et intellectuels, dont certains ont écopé de peines de prison. Hrant Dink, journaliste arménien, assassiné en 2007 faisait partie des personnes condamnées. Orhan Pamuk, Hasan Cemal, Murat Belge, Ilhan Selçuk, Elif Şafak font partie des quelques un(e)s dont le procès s’est terminé par un acquittement. De nombreux dossiers sont encore en cours. Visiblement le Procureur souhaite en ajouter quatre de plus…
Les défenses prononcées par les universitaires eux mêmes, avant le délibéré du Procureur, étaient selon les témoins à la hauteur d’un excellent « cours ».
Voici quelques extraits.
Meral Camcı, cite İsmail Beşikçi auteur, sociologue, qui a été emprisonné 8 fois, et passé 17 ans de sa vie derrière le barreaux, pour ses travaux sur le peuple kurde. Il avait dit lors d’un procès « votre réquisitoire est ma défense ».
Meral s’exprime :
Moi aussi, je dis que ces deux textes sont ma défense.
Pour une personne de sciences, l’essentiel est de produire de la pensée. Il n’est pas dans ma nature, ni dans ma morale de scientifique, de rester indifférent à l’angle de l’autre. Je ne prends pas d’ordre, la seule initiative que je reconnais, est ma propre initiative. Je prends les initiatives du côté du travail et de l’égalité. Je n’ai jamais reçu d’ordre d’une quelconque institution, et je n’en prends pas.
Le fait de déclarer son opinion d’opposant à travers la presse n’est pas un délit, ne peut pas l’être. L’intellectuel est responsable envers la société dont il fait partie. J’ai une dette au travail qui m’a porté là où je suis. La demande de la Paix, comme l’appel des intellectuels a été mal accueillie par certains milieux et l’Etat. L’Université ne prête pas serment pour rentrer dans les ordres, et ne doit pas le faire, parce que l’Université est la patrie. Nous sommes arrachés à nos étudiants que nous chérissons. Mais personne ne peut nous enlever notre droit d’enseigner à la société.
Kıvanç Ersoy, souligne qu’“ils ne regrettent pas d’avoir signé l’appel” :
“La défense de la Constitution face au Tribunal, nous revient . La défense la Paix est un droit constitutionnel et en tant qu’intellectuel, elle est de notre devoir.
Le réquisitoire nous appelle « des intellectuels ». Prenons cela comme une preuve positive pour nous. Mais le terme est utilisé sans être compris. Le fait de dire « S’ils sont coupables, ils seront bien sûr jugés en détention » [SIC Erdogan], est aussi absurde que les affirmations telles que « S’il est mort, bien sûr qu’il sentira bon », « S’il est bleu, bien sur qu’il sera rouge ». Pendant que ceux qui annoncent « Nous allons nous doucher avec leur sang » sont en liberté et que nous sommes arrêtés. On déclare que nous avons perturbé le travail des forces de sécurité, mais en réalité, c’est le travail des forces de la science qui a été perturbé.
Ce que j’attends de vous, c’est de ne pas être complice de ce délit. Le Procureur qui a préparé ce réquisitoire, commet le délit de déshonorer le pays. Ce réquisitoire, a fait des universitaires ordinaires comme nous, des héros. Tout le monde dit « Nous sommes les équations du Prof Kıvanç* », je ne pense pas que qui que ce soit dise « Nous sommes les propos du Procureur Irfan Fidan ». Il n’existe pas de délit appelé « défier l’Etat ». Ce réquisitoire ne reconnait pas les droits des citoyens. Les universitaires sont des individus indépendants, personne ne peut les forcer à signer ou retirer leur signature. Je considère le « soupçon de volonté de me soustraire » à mon encontre comme une insulte.”
[allusion aux slogans des kémalistes « Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal » (Mustafa Kemal’in askerleriyiz), ensuite conjugué à toutes les sauces, « Nous sommes des soldats de Türkeş », fondateur des « Loups-Gris » ultra nationalistes, ou « Nous sommes les soldats d’Erdoğan » scandé par des manifestants pro-AKP, habillés de linceuil, qui d’ailleurs lors de la résistance Gezi en 2013, décrédibilisé avec humour en déviant sur un chanteur populaire : “Nous sommes les soldats de Mustafa Keser ».]
Esra Mungan quant à elle, précise que “malgré le fait qu’ils soient allés de leur gré se présenter aux autorités, ils ont été immédiatement arrêtés” :
L’Objectif du réquisitoire était de museler tout le monde, mais c’est le contraire qui s’est passé. Nos soutiens se sont multipliés.
Le fait d’inviter l’Etat à la Paix, avec insistance est un droit que je possède. Nous sommes incarcérés depuis des semaines, injustement. Je revendique une Paix, réelle et permanente. Nous ne sommes pas les serviteurs de l’Etat, mais ses citoyens. Je revendique ce que les citoyens peuvent revendiquer de l’Etat.
Esra répond aux propos d’Erdogan « les universitaires perçoivent l’argent de l’Etat et font de la propagande d’organisation terroriste » par ces mots :
Ceux qui parlent du fait que nous percevons l’argent de l’Etat, je pense, ne savent pas ce que nous faisons exactement. En tant qu’universitaire, je passe 55, parfois 60 heures par semaine à l’Université. Je suis une personne qui essaye d’enseigner à de futurs scientifiques d’avenir, qui deviendront productifs, créatifs, honnêtes et rigoureux.
Nous avons fait appel à l’Etat car nous avons un seul interlocuteur légal. Nous avons appelé à reprendre place à cette table [de négociations] qui a été renversée en un coup de pied. Notre texte est le texte des personnes et des villes anéanties dans la région. Dans le texte ce ne sont pas des louanges à l’organisation, qui figure mais un appel à l’Etat pour la Paix. Je trouve nécessaire de le préciser.
« Je ne suis pas un professeur sévère, mais c’est tellement mal écrit, que je ne donnerais même pas 2 sur 10 » dit Muzaffer Kaya.
“A nos yeux, c’est la liberté d’expression et de pensée qui est jugée aujourd’hui. Le réquisitoire ne fait pas le lien entre le processus de résolution dont il parle, et le délit, objet du procès. Le Procureur a préparé la réquisition en se basant sur des mauvaises informations trouvées sur Wikipédia. Après la réunion à Dolmabahçe, Erdogan avait souligné qu’il trouvait cela erroné, et qu’il ne s’agissait pas de problème kurde.
Nous avons perçu les premiers signaux de la situation dans laquelle notre pays se trouve, lors de l’explosion dans le meeting de Diyarbakır, le 7 juin. Des centaines de nos concitoyens ont ensuite perdu la vie à Suruç et à Ankara. Notre pays est devenu un incendie. Dans la période où l’appel [des universitaires] avait été rédigé, le gouvernement était retourné aux concept des années 90. Des centaines de civils on été tués lors des opérations. Nous, les universitaires de ce pays, nous n’avons pas pu prendre sur notre dignité, et nous taire alors que tant de choses étaient vécues. Notre appel est un texte qui fait oeuvre d’avertissement et de revendication adressés au gouvernement. Nous avons souhaité que les graves violations de droits cessent.
Vous pouvez vous énerver contre nous, vous pouvez ne pas nous aimer, mais une quelconque propagande d’organisation terroriste ne figure pas dans notre appel. Le réquisitoire demande que nous soyons jugés, non pas pour ce que nous avons dit, mais pour ce que nous n’avons pas dit. Ceci légalement n’est pas possible. Point.
Le terme « autonomie » ne figure pas une seule fois dans le texte. Le réquisitoire énumère comme délits, des actions qui ne sont pas des délits. Il n’existe pas de délit comme « préparer le terrain pour des observateurs de l’ONU, envoi des délégués ». Dans son discours, où il nous insultait, Erdogan avait invité également Chomsky, en disant « Qu’il vient voir de lui même ». Quand il invite c’est bien, quand nous invitons, cela deviendrait-il un délit ?
Il est prétendu qu’avec notre deuxième appel, nous aurions essayé d’empêcher que les signataires retirent leurs signatures. Après le discours d’Erdogan, où il nous menaçait, le nombre de signataires a doublé. Les universitaires n’ont pas eu peur de lui, pensez-vous qu’ils auraient eu peur de moi ? Je vous demande, qui a le plus de potentiel dissuasif ?
J’ai été licencié parce que j’ai donné ma signature. Puisque j’était licencié, j’ai fait une déclaration, et j’ai été emprisonné. Il est prétendu [dans le réquisitoire] que nous démontrons que nous pouvons défier l’Etat. Est-ce un délit ? Nous ne sommes pas les serviteurs d’une quelconque dynastie, nous sommes des ressortissant d’une république démocratique. Il faut qu’ils se décident à la fin. Ici, c’est la Corée du Nord, ou non ?”
La libération n’est pas suffisante, vivement l’acquittement !
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— BarışAkademisyenleri (@BarisAkademik) 22 avril 2016
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