Un arti­cle de Mar­ti Blancho :

La Turquie — tout comme l’ensemble de la com­mu­nauté inter­na­tionale — doit pren­dre con­science du rôle cru­cial qu’ont les Kur­des dans la lutte con­tre Daech, Al-Qai­da et tous les inté­grismes religieux ain­si que les poussées nation­al­istes.Alors que Recep Tayyip Erdo­gan affirme que deux par­tis poli­tiques kur­des (PYD et PKK) ont plan­i­fié, avec Daech et les ser­vices secrets syriens, l’attentat qui a déchiré Ankara le 10 octo­bre, il est néces­saire de clar­i­fi­er la sit­u­a­tion. Car pour com­par­er les Kur­des à une armée de bar­bares inté­gristes et aux ser­vices secrets d’un pays sun­nite, il faut être soit igno­rant soit dan­gereux. Pour­tant ce dis­cours stig­ma­ti­sant et hos­tile a trou­vé son pub­lic, ce qui a per­mis au par­ti d’Erdogan de retrou­ver la majorité absolue aux dernières élec­tions lég­isla­tives.

Une histoire ancienne, une persécution constante

Pour repren­dre dès le début, très briève­ment, les Kur­des descen­dent des Mèdes et seraient apparus au Kur­dis­tan vers la moitié du VIème mil­lé­naire avant J‑C. Grosse ellipse durant laque­lle le Kur­dis­tan a été envahi et con­trôlé par les Grecs, les Romains puis les Ayy­oubides (dynas­tie d’origine kurde), les turcs, les mon­gols et enfin les occi­den­taux. On arrive donc en 1923, avec le traité de Lau­sanne qui, en posant les fron­tières de la Turquie, oublie com­plète­ment l’existence du Kur­dis­tan. Depuis ce traité, les kur­des se bat­tent pour que soit recon­nue leur indépen­dance et sont per­sé­cutés du fait de cette lutte : la néga­tion offi­cielle d’une eth­nie dis­tincte, l’interdiction de par­ler leur langue jusqu’en 1991, l’évacuation de force de leurs vil­lages par l’armée turque, … Et surtout, l’Anfal, géno­cide kurde per­pétré par le gou­verne­ment irakien en 1988.

Aujourd’hui les kur­des sont env­i­ron 35 mil­lions et le Kur­dis­tan est éclaté entre le sud-est de la Turquie, une par­tie du nord-est de la Syrie, le nord-est de l’Irak et le nord-ouest de l’Iran. De ces qua­tre régions, seul le nord-est de l’Irak béné­fi­cie d’une autonomie : le Gou­verne­ment Région­al du Kur­dis­tan y est en place, avec une force armée pro­pre (les pershmergas).

Récem­ment, l’actualité inter­na­tionale s’est penchée sur les Kur­des en rai­son de leur impli­ca­tion dans la lutte con­tre Daech. Au Kur­dis­tan irakien, ce sont les pesh­mer­gas qui affron­tent les salafistes dji­hadistes, avec le sou­tien de frappes aéri­ennes améri­caines. Pour la petite his­toire, les améri­cains n’auraient sûre­ment pas pu cap­tur­er Ben Laden sans l’aide des pesh­mer­gas.

Le nord-est de la Syrie est défendu par l’YPG et l’YPJ (brigade fémi­nine), forces armées du PYD (par­ti kurde syrien). Dans cette zone, ils pro­tè­gent le Roja­va : la par­tie ouest du Kur­dis­tan qui a gag­né une autonomie de fait en novem­bre 2013, durant la guerre civile syrienne.

Rojava, un système “utopique” qui fonctionne

Gros point noir entre les gou­verne­ments insta­bles, tyran­niques ou déchirés de la région,Roja­va est une lueur d’espoir. Cette com­mu­nauté se fonde sur le con­fédéral­isme démoc­ra­tique et le com­mu­nal­isme, c’est-à-dire un fonc­tion­nement très proche de la démoc­ra­tie directe et inspiré par les principes anar­chistes. Les com­munes sont auto­gérées par leurs habi­tants qui pren­nent toutes les déci­sions rel­a­tives à la vie de la com­mune, que ce soit l’économie, l’éducation ou leur pro­tec­tion; ces derniers ont un total con­trôle au niveau local. En fait, cela ressem­ble beau­coup au mod­èle démoc­ra­tique athénien (les esclaves en moins). Au niveau ter­ri­to­r­i­al, le gou­verne­ment part réelle­ment de la base : les com­munes déci­dent col­lec­tive­ment de la marche à suiv­re. Mais ce sys­tème n’est pas exclusif; tous les habi­tants par­ticipent, qu’ils soient Kur­des, Arabes, Turk­mènes ou Assyriens, musul­mans, chré­tiens ou yézidis. Le Roja­va est donc con­stru­it sur un fédéral­isme com­mu­nal et collectiviste.

Erdogan, bourreau de la cause kurde

Mal­heureuse­ment, l’Etat turc est tout aus­si ent­hou­si­aste de la créa­tion d’une société libre et indépen­dante que Daech et le front al-Nos­ra. Pour­tant, un Kur­dis­tan libre et indépen­dant béné­ficierait grande­ment à installer une réelle sta­bil­ité au Moyen-Ori­ent. Mais Erdo­gan ne sem­ble pas partager cet opti­misme et voit quel­conque reven­di­ca­tion d’une iden­tité kurde comme une attaque dan­gereuse à la Turquie. Les Kur­des dérangent Erdo­gan, son par­ti (AKP) et une por­tion de la pop­u­la­tion turque. Tous les Kur­des pâtis­sent de la poli­tique de répres­sion en place. Prenez le beau frère d’un député du HDP (par­ti turc pro-kurde qui a per­cé aux avant-dernières élec­tions lég­isla­tives) : assas­s­iné en pleine rue par la police. Qu’ils soient mil­i­tants du HDP ou tout juste apoli­tiques, les Kur­des ont peur; peur de par­ler leur pro­pre langue en pub­lic, peur de se mon­tr­er, peur d’un véri­ta­ble pogrom.

La bêtise du gou­verne­ment turc est de con­sid­ér­er chaque Kurde comme un dan­gereux indépen­dan­tiste, et chaque indépen­dan­tiste comme un dan­gereux ter­ror­iste du PKK. Le PKK est une organ­i­sa­tion poli­tique kurde qui prône le con­fédéral­isme démoc­ra­tique; il est con­sid­éré comme une organ­i­sa­tion ter­ror­iste par l’Union Européenne, les Etats-Unis et la Turquie. Il ne s’agit pas ici de dis­cuter de la nature du PKK mais seule­ment de soulign­er leur rôle clef dans la lutte con­tre Daech par leur forte col­lab­o­ra­tion avec l’YPG et l’YPJ (notam­ment dans la libéra­tion de Kobané et de 20 000 yézidis). YPG qui n’est pas con­sid­éré comme une organ­i­sa­tion ter­ror­iste par les Etats-Unis, alors qu’ils tra­vail­lent main dans la main avec le PKK. Pour­tant la Turquie con­tin­ue de s’acharner sur le PKK, notam­ment en bom­bar­dant leurs posi­tions … en Irak. C’est ce con­flit ouvert entre les indépen­dan­tistes kur­des et le gou­verne­ment qui enven­ime la sit­u­a­tion des citoyens turcs kur­des, harcelés, men­acés, bat­tus, … soit par les autorités soit par les nation­al­istes turcs.

Au final, la Turquie — tout comme l’ensemble de la com­mu­nauté inter­na­tionale — doit pren­dre con­science du rôle cru­cial qu’ont les Kur­des dans la lutte con­tre Daech, Al-Qai­da et tous les inté­grismes religieux ain­si que les poussées nation­al­istes. Car la cul­ture kurde est fondée sur le pro­fond respect de l’être humain, de sa lib­erté et de l’é­gal­ité avec ses sem­blables. C’est pourquoi une aide réelle aux com­bat­tants kur­des dou­blée de la recon­nais­sance de leur indépen­dance est une des clefs qui per­me­t­tra de désamorcer la sit­u­a­tion dans la région. De toutes les par­ties d’Irak, seul le Kur­dis­tan irakien a su garder une sta­bil­ité depuis qu’il a gag­né son autonomie. Alors pourquoi ne pas s’inspirer de cet exem­ple et faire de même avec le Roja­va en Syrie ? Certes le mod­èle poli­tique du Roja­va est une excep­tion. Mais jusqu’à main­tenant cette excep­tion s’est mon­trée être tout sauf négative.

Mar­ti Blancho 

Pour aller plus loin :
L’alliance biaisée des Etats-Unis et de la Turquie
Une analyse politique et historique de la résistance kurde
Une jolie petite carte du conflit en Syrie et en Irak
Une carte très détaillée du conflit en Syrie et en Irak
La page wikipédia de l’Histoire du peuple kurde
Les tensions entre le Kurdistan irakien et le PKK
Des élections législatives truquées ?
La poursuite de la répression des opposants et des “rebelles kurdes”

Paru sur le blog La Plume de Ceryx : Le rôle majeur des kurdes dans la stabilité au Moyen-Orient et la lutte contre Daech
Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…