Ajout du 13 septembre : Dans cet article du 12 septembre, nous annoncions la levée du couvre feu à Cizre. Aujourd’hui la ville est de nouveau sous blocus à partir de 19h.
“Le couvre feu permanent” a été levé aujourd’hui à Cizre au bout de 8 jours de bombardements qui ont fait plus de 20 morts et de nombreux blessés civils.
Hier un médecin apportait son témoignage. Azad Karagöz est le Président de la Chambre des Médecins de Şırnak, et il est de Cizre de naissance.
Azad, venait de fuir de sa ville, avec ses deux enfants et sa compagne, enceinte. Le médecin expliquait que les conditions de survie y sont très difficiles. “Juste avant les affrontements, il y a avait eu la moisson du blé. Les gens font bouillir du blé pour se nourrir. Il n’y a plus d’eau potable. Le peu d’eau qui reste est donné aux bébés. Les habitants sont sur le point d’être décimés par la soif. La solidarité entre les maison est difficile. Parce que personne ne peut aller chez les un et les autres”. Soulignant qu’il y avait plus de 20 morts, Azad précisait : “Ce n’est pas une interdiction de sortir dans la rue, il est aussi interdit de sortir sur le balcon ou se montrer à la fenêtre.”.
“J’ai vécu les années 90 dans Cizre. Je n’ai pas vu autant de souffrances. Si ça continue comme ça, il va se passer des choses irréparables.”
“Ce n’est pas des affrontements, il y a des tirs au canon. Rien n’est comme c’est raconté à la télé. Faites entendre notre voix !”
Un autre témoignage émouvant venait d’un enseignant. Celui ci avait écrit une lettre depuis Cizre.
“Etant un enseignant qui travaille depuis 6 ans à Cizre, j’ai honte de mon humanité. Au septième jour du couvre feu qui a démarré le 4 septembre à 20h, soit disant pour ma propre sécurité de vie, j’ai honte de mon humanité. Dans le 21è siècle l’Etat attaque avec des canons les endroits où le peuple vit.
J’ai honte de mon humanité. Le monde utilise le 4G, 5G et ici les téléphones sont coupés.
J’ai honte de mon humanité. Les blessés ne peuvent pas être transportés à l’hôpital.
J’ai honte de mon humanité, les morts sont mis en attente dans des frigos.
J’ai honte de mon humanité. Toute la Turquie est sourde, aveugle et muette.
Il y a encore plein d’autre raisons qui me font honte, encore une grande explosion et l’électricité est coupée. Lequel de mes élèves ou un de ses proches est mort ou blessé encore ?
Mes élèves me demandent dans la rue : ‘Un tel est mort, la maison d’untel est détruite, vous le saviez ?’
Demain, l’Etat va dire aux enseignants, à nous, ‘Inculquez aux enfants l’amour de la patrie, de la nation, du drapeau, de la police’. Pourrais-je faire aimer quelque chose que les enfants pensent qu’elle a tué des amis, ses proches, sa soeur, son frère ? Pourriez-vous le faire ?
Il y a beaucoup de douleurs à écrire. Je suis dans le noir. Nous sommes dans l’obscurité. Ne demandez pas ‘y a quelqu’un ?’. Il y a 140 milles humains. Aidez les au nom de l’humanité…”
Les journalistes avaient réussi à contacter l’enseignant pour plus de détails
L’enseignant expliquait dans l’interview que le couvre feu qui avait commencé subitement, par des annonces effectuées dans les rues, n’a jamais été assoupli pour donner aux habitants, ne serait-ce que la possibilité de subvenir aux besoins quotidiens. Il précisait qu’il avait essayé de joindre les médias, et les journaux mais ce qui se passait à Cizre n’étaient pas relayé.
Il dénonçait les propos du Président de la République Erdoğan, et le Premier Ministre Davutoğlu qui communiquent que des arsenals sont cachés à Cizre. “Ici il n’y a pas d’arsenal, les civils sont tués. La population essaye de se protéger. Les jeunes ont installé des barricades pour la protection. Des enfants sont tués devant leur maison.”
A la question des journalistes : si les forces de sécurité ont le même approche pour les fonctionnaires, il répondait “Ici, il n’y a pas de fonctionnaire, ou peuple, ou PKK, ou jeunes… Ils n’envoient pas les balles en mettant l’adresse du destinataire dessus.” et ajoutait “L’Etat déclare, via les médias, qu’il s’affronte avec le PKK. Si toute la population de Cizre est PKK, dans ce cas, oui, ils affrontent le PKK.”
“Nous vivons actuellement comme une commune. Chacun essaye de partager avec tout le monde la moindre chose qu’il possède. Nous restons durant la nuit, dans les sous-sol. A cause des bruits de tirs à canon, je couche mes trois enfants en mettant du coton dans leurs oreilles.”
L’enseignant s’inquiétait pour le quartier Nur, dont il n’y a aucune nouvelle, sans électricité. Il disait avoir entendu parler de la mort d’un enfant tué par les tirs des snipers, et qu’il y aurait 5 corps mis dans un entrepôt réfrigéré.
En effet, une fillette de 10 ans, sortie en panique de chez elle, afin de demander de l’aide pour sont père tué par une explosion, a été tuée par les snipers. Une femme essayant de sauver sa belle fille, morte lors d’un attaque, a retrouvé également la mort. Dans ces derniers 8 jours le nombre de civils tués monte à 23.
Un cortège constitué de divers délégations et des députés du HDP qui souhaitait se rendre à Cizre avait été bloqué le 9 septembre à la sortie de Midyat (Mardin). Le cortège avait repris la route à pied et avait de nouveau été arrêté à quelques km de Cizre. Aujourd’hui, le 12 septembre le couvre feu a été levé et le cortège a pu enfin entrer dans la ville.
La population Cizre sort pour se ravitailler, pour retrouver les proches. Certains quartiers de la ville offrent un paysage dévasté d’après guerre. Il y a beaucoup de blessures à panser, de familles à consoler, d’enfants terrorisés à rassurer.
Après la levée du couvre feu, explosion pendant un reportage en direct.
La police avait laissé des pièges explosifs qui ont fait des victimes, dont un enfant qui a perdu sa main.
(Attention — images violentes)
Erdoğan, suite à l’attentat organisé par le PKK qui a tué un nombre important de militaires, a tenu à faire un exemple, des représailles, sur cette ville martyr.
C’est à la fois pour démontrer que le PKK ne défend pas les populations qu’il dit protéger, et franchir un cran dans la terreur contre les populations kurdes, en écho aux exactions ultra nationalistes des jours passés qu’il a laissé faire, et sans doute fait orchestrer .
La paix civile semble loin désormais, et des voix s’élèvent déjà pour questionner aussi la stratégie militaire de guerre ouverte du PKK, retour des années en arrière, alors que la société turque trouvait son unité contre l’AKP, sur la condamnation des actions armées, de la guerre d’Erdoğan, et des fils tués “pour rien”. Cette stratégie, qui est loin de l’autodéfense, et laisse des populations entre deux feux, est de moins en moins comprise et Erdoğan marque des points dans le jeu de division et de manipulation, secondé par les nationalistes.
La guerre contre les civils en Turquie ne peut que déboucher sur un renforcement du pouvoir Erdoğan à terme, puisqu’elle justifiera tous les états de siège, dont Cizre est une répétition à l’échelle locale, une démonstration grandeur nature.
Face à l’armée turque, aux soutiens extérieurs qu’elle a aujourd’hui, des forces de l’Otan et des gouvernements européens, compte tenu de la diaspora kurde présente dans toutes les métropoles, compte tenu de la supériorité numérique et militaire du gouvernement central (démontrée déjà depuis 10 ans et qui avait amené Öcalan à miser sur la paix), miser sur des actions armées de guérilla est suicidaire, alors que le rapport de force politique pouvait basculer en Turquie.
C’est mettre aussi en danger le Rojava, contre qui ne manqueront pas de se retourner le gouvernement encore davantage, cette fois au nom de la “zone tampon” de l’Otan.
Il n’y a pas là un pacifisme bêlant, juste une très forte interrogation sur la logique de guerre entre nationalismes qui refait surface.