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La première partie

Piz­zas surgelées, plats à réchauf­fer et con­serves, sacs de fruits et légumes… La liste est inter­minable… J’ai surtout l’oblig­a­tion d’a­cheter des petites boules de graines pour oiseaux.

En effet, un pom­mi­er nain regarde fix­e­ment la porte, avec de petits filets de nour­ri­t­ure pour oiseaux, vides, sus­pendus à ses branch­es… Ce sont les derniers voisins de May­er, les derniers gazouil­lis, il se soucie plus des boules de graines que de lui-même, et com­plète sa liste avec.

Il me fau­dra réserv­er deux heures à cette liste. Il fau­dra aus­si pour­tant trou­ver une solu­tion pour cette odeur de moisi… Il reste à ouvrir toutes les fenêtres et, avec du grand air, à redonner vie à cette grande bâtisse esseulée.

J’ai ain­si déver­sé le con­tenu de la liste devant May­er, assis sur la seule chaise disponible, face à la porte, de cette grande table de douze per­son­nes. Puis, je l’ai rangé, arti­cle par arti­cle, un à un, où il me l’indiquait.

Les oiseaux, et les oiseaux…” insista-t-il.

Juchée sur un escalier escamotable, je décore alors le pom­mi­er, telle une jeune mar­iée, y sus­pen­dant les boules vertes.

May­er s’en réjouit, pareil à un enfant. Les oiseaux, bat­tant des ailes, comme pour applaudir, se sont rem­pli le gosier, pico­rant dans les boules…

Date : 11 septembre 1944

May­er est alors un garçon de 12 ans. Il vit avec sa mère et son grand-père. Son père est sol­dat. Envoyé com­bat­tre sur le front russe, dans les rangs nazis, il n’est jamais revenu.

C’est son grand-père qui lui trans­met tout son savoir-faire et ses con­nais­sances. Il place le petit May­er au rang de son fils dis­paru. D’une util­i­sa­tion d’arme à feu à la répa­ra­tion d’un toit, du jar­di­nage, à la fab­ri­ca­tion de meubles. May­er, petit-fils bien-aimé de son grand-père, acquiert ain­si, dès cet âge, la maîtrise en tout. A l’époque, son grand-père est employé à l’u­sine chim­ique Röhm, sec­tion pro­duc­tion de ver­res pare balles. Il y gagne bien sa vie.

Sa mère est une française. Comme elle est bonne cou­turière, elle a des clients dis­tin­gués. Elle a même caché un client juif et l’a amené ensuite à la fron­tière d’un autre pays, elle fut téméraire…

Dans la ville de Darm­stadt, détru­ite par les bom­barde­ments bri­tan­niques du 11 sep­tem­bre, ils se sont réfugiés, cette nuit-là, au sous-sol de leur mai­son. Le petit May­er est très malade. Il brûle de fièvre, envelop­pé dans une cou­ver­ture, il grelotte. Ils atten­dent que les sirènes se taisent et que les bombes larguées par les avions bri­tan­niques sur­volant la ville en pleine nuit s’épuisent.

Mais, dans un grand fra­cas, comme pour un trem­ble­ment de terre, leur mai­son s’ef­fon­dra sur le sous-sol, et tout fut recou­vert de pous­sière et de fumée. Ils tou­s­saient telle­ment qu’ils suf­fo­quaient. Mais, son grand-père, “si créatif, si intel­li­gent”, perça le mur du sous-sol avec une tige de fer. Ils parv­in­rent à s’en extraire, May­er dans les bras de son grand-père, puis sa mère.

Le jardin était en feu. May­er avait six lap­ins qu’il gar­dait dans des cages… Le feu se propageait si vite. “Les lap­ins”, dit May­er, “mes lap­ins”… Son grand-père le plaça en lieu sûr et, cou­rut vers les cages à lap­ins, mais le feu pro­gres­sait vite… De plus, les pro­duits incen­di­aires lancé des avions s’en­flam­maient rapi­de­ment et ali­men­taient les flammes tou­jours davan­tage. Devant les yeux de May­er, son grand-père brûla comme une torche, et fut réduit en cendres.

May­er n’eut qu’a se blot­tir dans les bras de sa mère et pleurer.

Depuis 78 ans, le grand-père de May­er brûle encore en sauvant des lap­ins. Cette image ne s’ef­fac­era jamais, le cri ne s’ar­rêtera jamais, May­er ne pour­ra pas non plus sauver son grand-père. Cette guerre est tou­jours en cours pour lui. Elle se pour­suiv­ra jusqu’à la mort de Mayer…

Ils fai­saient main­tenant par­tie des 60 000 sans-abri de la ville. Il y avait, dans les rues, pour majorité, des corps d’en­fants brûlés. La ville était  dev­enue un tas de décom­bres noirs.

Voilà, la guerre était l’aboutisse­ment du mal, un amas de maux, comme les mail­lons d’une chaîne de toutes ces destruc­tions qui s’étirent jusqu’à aujour­d’hui, et qui gag­nent la porte de Mayer…

Les oiseaux picorent les boules accrochées aux pom­miers. May­er con­naît tous les oiseaux, les oiseaux sans cage, qui s’en­v­oleront au moin­dre dan­ger… Ils sont devenus les amis les plus fidèles et les plus libres de May­er. Depuis com­bi­en d’an­nées c’est comme ça ? Il ne s’en sou­vient même plus…

May­er et sa mère furent accueil­lis, à la fin de la guerre, dans un apparte­ment. Lui débu­ta une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle à l’u­sine chim­ique Röhm et devint rapi­de­ment maître du mica, ce qui était d’ailleurs le méti­er de son grand-père. May­er en avait appris tous les détails et secrets du méti­er dans l’ate­lier de ce grand-père, au sous-sol de la mai­son, et était devenu un maître, dès son jeune âge.

Sa mère était une jeune et belle femme, et elle reprit son tra­vail en peu de temps. Elle cou­sait, mal­gré les destruc­tions de la guerre, des robes fleuries. Elle essayait lente­ment de se rac­crocher à la vie. Elle se remaria, avec un sol­dat qui avait réus­si à revenir du front.

May­er détes­ta son beau-père. Tout ce que May­er fai­sait, le fait qu’il marche, qu’il boive de l’eau, le tin­te­ment des cou­verts sur l’assi­ette lorsqu’il mange, dérangeait son beau-père. Et May­er fut exas­péré du fait que son beau-père écoutait les infor­ma­tions à la radio toute la journée, du fait qu’il enlaçait sa mère durant plusieurs min­utes, en pas­sant ses bras autour de sa taille, du fait qu’il pique des crises de larmes et qu’il san­glote durant des heures…

May­er a même envis­agé de tuer cet homme, revenu vivant à la place de son père.

Par­fois, la nuit, je rêve que je plante un couteau dans son ven­tre osseux, puis le sang com­mence à gicler comme d’un éléphant, et je me réveille sur­pris que tant de sang puisse se dévers­er de ce corps chétif. J’au­rais dû le tuer, ma mère l’a tou­jours soutenu, tou­jours défendu, elle l’a tou­jours aimé, lui. Je déteste ma mère, je ne l’aime pas, je ne l’aime pas, je n’aime pas du tout…”

Les hublots d’avion à l’épreuve des balles, les étagères de meubles, les moules de trans­port et tout ce qui doit être pro­duit avec du mica prirent vie grâce aux mains habiles de May­er. A cette époque, le salaire de May­er était de quinze mille Marks.

Il quit­ta la mai­son en peu de temps, se réfu­gia dans un apparte­ment. Son seul rêve était alors d’avoir une mai­son, avec un grand jardin, toute sem­blable à celle qu’il habitait avec son grand-père. Il con­stru­isit alors cette immense vil­la de trois étages, au bord d’un lac arti­fi­ciel. Sa rela­tion avec sa mère res­ta superficielle.

Tout comme son grand-père, il trans­for­ma le sous-sol de la mai­son en ate­lier. Il con­tin­ua à fab­ri­quer des pro­duits en mica de pre­mière main, des pro­duits anti-rayures, résis­tants à l’usure et durables.

May­er repris pied dans le monde en un rien de temps. Il don­na bien­tôt des récep­tions et fêtes dans la grande salle de la vil­la. C’est lors d’une de ces journées de récep­tion, qu’il ren­con­tra sa femme, Mathilde, sous ce toit. Mati est alors une grande femme élé­gante, blonde, très belle.Elle joue bien du piano, danse sans se fatiguer durant des heures. Mati, celle pour qui tous les hommes n’ont d’yeux que pour elle… Elle accepte la demande en mariage de May­er, qui est beau­coup plus petit qu’elle. Cette union mit deux enfants au monde. Rosa et Jean. Est-ce que le nom de Rosa viendrait de Rosa Lux­em­burg ? Je n’ose lui demander…

Mathilde n’a jamais vrai­ment été à moi”, dit May­er, et ils se séparèrent en effet plus tard, comme “le silence après la tem­pête”. Où sont les clameurs qui rem­plis­saient autre­fois cette table de douze ? Comme la nappe est sale, comme elle est tachée…

Je lui dis, “s’il y a une nappe de rechange, je vais la rem­plac­er”. Il m’indique un plac­ard, en face. Voici bien­tôt une nappe grise, avec en plus, le qua­train d“un poème, qui est brodé en plein milieu. Lorsque je décou­vre la sig­na­ture, à la fin du poème, je ne peux m’empêcher d’être surprise.

Hoff­nung — Vladimir Maïakovski

Je demande, “Qui a brodé sur ce lin gris ? Qui a brodé ‘L’e­spoir’ ?”

Ire­na était de Biélorussie”, dit-il, et il ajoute : “Je l’ai ren­con­trée par une annonce de jour­nal.  Elle s’est pointée ici avec un fils de 7 ans. C’é­tait une belle femme, et très jeune. Son fils était assez prob­lé­ma­tique, il ne m’a pas du tout aimé. Ils sont repar­tis …

L’ESPOIR

Rem­plis mon cœur, emplis-le de sang,
Jusqu’à ce que mes veines enflent.
Fais le plein d’idées dans mon crâne
Moi, j’ai vécu
Je n’ai pas encore vécu la fin
j’ai encore droit au répit…

Les oiseaux hantent tou­jours le pom­mi­er nain, pico­rant les boules de graines. May­er les regarde… Dieu, comme la soli­tude est une grande misère…

May­er a fait don de cette grande mai­son à l’église. Il ne voit plus ses enfants depuis 20 ans. Il ne peut même pas nom­mer toutes les femmes qui sont entrées dans sa vie. Il ne peut plus utilis­er les étages supérieurs car il peut à peine marcher… Une vie soli­taire coincée dans le vestibule du salon.

Les oiseaux picorent, le pom­mi­er nain a per­du ses feuilles.

Les dévas­ta­tions de la Sec­onde Guerre mon­di­ale en Alle­magne ont-elles cessé de pro­duire leur effet ?

Je ne le pense pas….


Image : Naz Oke 2022 adoptart.net

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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.