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S’in­ter­ro­geant sur les nou­velles formes d’écri­t­ure du réel, Ser­dar Ay, édi­teur de la revue kurde Wêje û Rexne (lit­téra­ture et cri­tique) et Fanch Ar Kazeten­ner ont réal­isé un entre­tien avec l’écrivain Joseph Andras. En voici la ver­sion française :

Wêje û Rexne : Twit­ter @wejeurexneFace­book.


 

Votre dernier livre vient de sor­tir. Vous vous penchez sur une fig­ure de la Révo­lu­tion française peu con­nue du grand pub­lic, Camille Desmoulins. Pour vous com­bat­tre : presque un titre de pro­gramme poli­tique dans le con­texte actuel ?

Je me penche sur la créa­tion d’un jour­nal, Le Vieux Corde­lier. Donc son auteur, ses lecteurs, ses par­ti­sans et ses adver­saires. Desmoulins n’est que l’un des nom­breux per­son­nages présents dans ce que j’envisage d’abord comme une fresque, une com­po­si­tion col­lec­tive. Mais vous visez juste : le titre entend dire quelque chose à notre époque. C’est un vers tron­qué de La Mar­seil­laise. Il y a les faits pré­cis que ce livre donne à voir, bien sûr – avérés, datés, doc­u­men­tés, par­fois ample­ment com­men­tés depuis trois siè­cles. Mais il y a surtout l’amitié, le dis­sensus, le com­pro­mis, la cohérence, la pureté, la vio­lence, le droit, la foi, la morale, le réal­isme, la stratégie, l’efficacité et le cynisme. Il y a l’avant-garde, les mass­es, le peu­ple, les class­es, l’État, les intel­lectuels et le pou­voir. Ce qui ani­me, affecte et mobilise ces révo­lu­tion­naires ne s’épuise pas dans le seul réc­it his­torique des évène­ments. Et puis il y a ces deux notions qui struc­turent l’ensemble du livre : celle de Révo­lu­tion et celle de République. Si mon intérêt pour cette péri­ode remonte à loin, sa mise en écri­t­ure doit très large­ment à notre air du temps “répub­li­cain”. À cet air irres­pirable. On peut même dire de Pour vous com­bat­tre qu’il est un dia­logue de chaque ligne avec notre con­texte, comme vous dites. Com­bat­tre l’ordre “répub­li­cain” du jour, donc, tout en com­bat­tant en notre sein ce qui œuvra à notre échec. C’est ce dou­ble mou­ve­ment qui tra­vaille tout le texte.

Vous aviez refusé en 2016 le prix du pre­mier roman attribué à De nos frères blessés par l’A­cadémie Goncourt, un des plus pres­tigieux en France. “La com­péti­tion, la con­cur­rence et la rival­ité sont à mes yeux des notions étrangères à l’écri­t­ure et à la créa­tion”, aviez-vous indiqué. Du point de vue de la sit­u­a­tion des lit­téra­tures des pays dom­inés et des langues minorisées, ceci sus­cite quelques réflex­ions intéres­santes. Par exem­ple, du fait de l’humiliation et de la stig­ma­ti­sa­tion, qui occa­sion­nent une sorte de com­plexe d’infériorité, l’écrivain se met en recherche de recon­nais­sance – si bien qu’il se trou­ve très sou­vent à fétichis­er l’être écrivain et la lit­téra­ture. Dans le cas con­traire, pour “décolonis­er l’esprit”, cer­tains se sen­tent oblig­és de sor­tir des mots der­rière lesquels ils se cachaient dans le but d’aller faire du “bruit” pour frap­per le mutisme et la sur­dité qu’il subis­sent, pour “inven­ter un peu­ple” (au sens deleuzien), lequel doit “sor­tir de la grande nuit”. Car la plu­part des gens de ce peu­ple de la grande nuit ne con­nais­sent pas leur langue mater­nelle en écri­t­ure. Qu’en pensez-vous ?

Je ne saurais pas vous répon­dre depuis les langues et les ter­ri­toires dom­inés, puisque ma langue mater­nelle est le français et que j’ignore, en moi-même, ce que sig­ni­fie être minori­taire. À part poli­tique­ment, mais c’est d’un tout autre reg­istre. Je sai­sis les ressorts psy­chologiques, soci­aux et poli­tiques du désir de recon­nais­sance, de la quête de val­i­da­tion et de légitim­ité, de la recherche de rat­i­fi­ca­tion par des instances déjà con­sacrées. Je sais ce qu’on peut objecter à la posi­tion que je défends : refuser, c’est avoir le luxe du refus. Ma posi­tion marche en fait sur deux jambes. L’une tient de la poli­tique et l’autre de la tam­bouille interne. Le XXe siè­cle nous a légué une idée que j’essaie de faire mienne – dis­ons, plus encore que ce siè­cle, le syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire en son sein : le “refus de par­venir”. On trou­ve der­rière des gens comme Albert Thier­ry et Mar­cel Mar­tinet. “Tant que notre tri­om­phe ne sera pas en même temps celui de tous, ayons la chance de ne jamais réus­sir !”, dis­ait avant eux Élisée Reclus. Le com­mu­nard. Je le para­phrase d’ailleurs, sans le nom­mer, en ouver­ture d’Au loin le ciel du Sud. C’est un refus à la fois indi­vidu­el et col­lec­tif des règles du monde d’en haut. Vos déco­ra­tions, votre appro­ba­tion, les coor­don­nées de votre ordre social, ça n’est pas notre affaire. Il y a donc ceci. Et quelque chose de bien plus som­maire, som­maire au point que je ne sais pas bien com­ment le for­muler sans gêne : j’ai spon­tané­ment un rap­port anar­chiste aux insti­tu­tions, à l’honorabilité, aux estrades. Mais dire “anar­chiste” sup­pose déjà une mise en ordre a pos­te­ri­ori. Ça poli­tise un sen­ti­ment, une intu­ition, une manière d’être sur laque­lle je n’ai pas prise – le car­ac­tère, on dit. Mais j’aimerais qu’on ne me par­le plus de ce refus. C’est-à-dire qu’il soit perçu comme une norme. Qu’on ne demande plus pourquoi on décline les podi­ums mais pourquoi on accepte d’y mon­ter. Qu’on acte col­lec­tive­ment que le geste artis­tique n’entre pas dans les caté­gories de la con­cur­rence. Nous en sommes encore loin. Il suf­fit de faire le compte des gens qui, à l’époque, avaient tenu la let­tre que vous évo­quez pour une mar­que de dis­tinc­tion, pour je ne sais quelle manœu­vre cal­culée. Bon : comme tou­jours, les pour­ris pro­jet­tent sur autrui la pour­ri­t­ure qui les con­stitue comme personne.

Vous qui ne mon­trez jamais votre vis­age, vous avez util­isé l’image de vos per­son­nages prin­ci­paux pour les cou­ver­tures de deux de vos livres. Peut-on l’expliquer par le sens que vous don­nez au com­mun ou par la volon­té de met­tre en scène ces vain­cus oubliés, pour “sus­citer la colère à l’encontre des coupables”, comme vous l’avez dit ?

C’est tout à fait anec­do­tique, pour ne pas dire ridicule, mais mon “vis­age” est vis­i­ble par qui aurait la drôle d’idée de s’en mon­tr­er curieux – sur Inter­net ou dans la presse. Je m’en tiens à une chose un peu rus­tique : j’écris, donc l’important est ce que j’écris. Je me demande pourquoi on attend d’un écrivain qu’il expose autre chose que ce que pour quoi il est fait : empil­er des syl­labes sur du papi­er. Ceci posé, on peut effec­tive­ment voir, en cou­ver­ture de De nos frères blessés et de Kanaky, les por­traits de Fer­nand Ive­ton et d’Alphonse Dianou. Cette per­son­nal­i­sa­tion, je l’appréhende de manière dialec­tique – excusez le grand mot. Un, elle répond à la per­spec­tive biographique de ces deux textes ; deux, elle dia­logue avec le titre. Deux titres résol­u­ment col­lec­tifs : “nos frères” et le nom – volon­tiers innomé – d’un pays. Cet agence­ment me per­me­t­tait de répon­dre à cette ten­sion, ce nœud, sinon ce dilemme très clas­sique dès lors qu’on s’avance sur le ter­rain poli­tique : com­ment artic­uler l’individu et le col­lec­tif ? À quel moment bas­cule-t-on dans l’héroïsation ? dans le mythe du “grand homme” ? dans une lec­ture de l’Histoire qui écraserait le nom­bre et les lames de fond ? À quel moment, au con­traire, broie-t-on toute per­spec­tive indi­vidu­elle et sub­jec­tive au nom du seul groupe et des mass­es ? Met­tre une fig­ure – unique, par déf­i­ni­tion – et titr­er au pluriel, c’est la manière que j’ai trou­vée pour ne rien sacrifier.

Dans De nos frères blessés, il est écrit : “La mort c’est une chose, mais l’hu­mil­i­a­tion ça ren­tre en dedans, sous la peau, ça pose ses petites graines de colère et vous bousille des généra­tions entières.” Com­ment faire pour déshu­m­i­li­er l’esprit ?

C’est une ques­tion dif­fi­cile. Et je ne suis pas cer­tain d’être le mieux placé pour y répon­dre. Ce que je com­prends poli­tique­ment de ce sujet, je le dois à d’autres – c’est-à-dire à ceux, à celles qui, per­son­nelle­ment, famil­iale­ment, ont fait l’expérience puis le réc­it de l’humiliation sociale, poli­tique, mémorielle. La phrase que vous citez ren­voie au trau­ma­tisme colo­nial. En un sens qua­si clin­ique, psy­ch­an­a­ly­tique. On con­naît les mul­ti­ples répons­es for­mulées par les héri­tiers de cette his­toire : réha­bil­i­ta­tion d’un passé occulté ou détru­it, réap­pro­pri­a­tion des sig­nifi­ants déshon­orés, demande de répa­ra­tions sym­bol­iques ou finan­cières, annu­la­tion des dettes, lutte ici et main­tenant con­tre les réper­cus­sions con­crètes de ce passé. Il m’apparaît, en France, que les per­son­nes héri­tières de l’histoire colo­niale et de l’immigration exi­gent en tout et pour tout “jus­tice, vérité et dig­nité”. Qu’elles récla­ment l’égalité et que cette égal­ité seule per­me­t­tra de bris­er la chaîne de l’humiliation ou du déficit de con­sid­éra­tion. En clair, seuls les impéri­al­istes par­lent de “repen­tance”. Ce que je peux faire en la matière, c’est d’appuyer ces luttes, du si peu qu’il m’est pos­si­ble, et, en tant qu’écrivain, donc pour­voyeur de réc­its, “écrire en écoutant”. Je reprends ici la for­mule du jour­nal­iste et écrivain John Gibler. C’est-à-dire ne pas phago­cyter – je songe spé­ciale­ment à la ques­tion kanak – le dis­cours des témoins et des acteurs. D’insister sur les pra­tiques pop­u­laires de résis­tance. D’orienter le regard cri­tique en direc­tion du pou­voir, de ses struc­tures comme de ses agents. Il ne faut pas chercher à éveiller la com­pas­sion du lecteur mais à souf­fler sur ses brais­es. Il y a des vic­times, c’est évi­dent, mais laiss­er le lecteur seul avec elles, en face-à-face sous la lumière crue, ça me sem­ble inopérant. Ça paral­yse, ça leste, ça inhibe, ça afflige, ça replie, bref, ça ôte en puis­sance. Expos­er les refus et désign­er les par­ti­sans organ­isés de l’inégalité, c’est met­tre à dis­po­si­tion d’autres affects. C’est esquiss­er une riposte pos­si­ble. Ou, à tout le moins, et c’est déjà pas mal, main­tenir à flot l’idée même de riposte.

Dans vos écrits, la vio­lence prend une place impor­tante, aus­si bien entre humains à tra­vers la vio­lence colo­niale qu’envers les ani­maux. Com­ment envis­agez-vous cette ques­tion de la violence ?

La vio­lence”, c’est tou­jours la vio­lence physique vis­i­ble qui vient d’en bas. Des syn­di­cal­istes qui arrachent la chemise d’un cadre d’Air France, des Gilets jaunes qui élèvent des bar­ri­cades devant des vit­rines brisées de bou­tiques de luxe, des com­bat­tants du PKK qui frap­pent une caserne, des activistes qui malmè­nent des instal­la­tions de chas­se. Mais c’est un choix, de par­ler de “vio­lence” pour par­ler de ça – pour ne par­ler que de ça. Un choix édi­to­r­i­al, médi­a­tique, poli­tique et idéologique. La plu­part de mes livres pro­posent donc un déplace­ment. Un décalage tem­porel. Ils remon­tent un cran en amont. Ils vont voir du côté des fon­da­tions, à la manière d’un archéo­logue fouil­lant le sol. Pour m’en tenir aux sujets que j’ai traités : Fer­nand Ive­ton a voulu sabot­er du matériel, Alphonse Dianou et ses cama­rades ont pris des gen­darmes en otage, Hô Chi Minh est devenu chef de guerre et le Front de libéra­tion des ani­maux a bousil­lé un lab­o­ra­toire de recherche sci­en­tifique. Tous ont été décrits, par les puis­sants et leurs hommes de main jour­nal­is­tiques, comme des “vio­lents” et des “ter­ror­istes”. On ne par­le presque jamais, pour­tant, de la vio­lence qui éveille “la vio­lence”. De la ter­reur d’État, de la ter­reur légale, de la ter­reur par­lemen­taire, de la ter­reur par temps de “paix”. On tronque le réc­it au point d’en pro­duire un tout autre : on tient le dernier chapitre pour le début de l’histoire. Il y a donc “la vio­lence” qu’on for­mule, qu’on dit telle : les dépourvus qui se tour­nent soudain vers les bien pourvus ; les exploités qui, un jour, dis­ent “stop, ça suf­fit”. Et il y a la vio­lence qu’on ne dit pas du tout. Les salariés de l’usine Knorr, à Dup­pigheim, ont été licen­ciés en 2021 pour cause de délo­cal­i­sa­tion de la pro­duc­tion en Roumanie et en Pologne. Mais ça, ce n’est pas vio­lent. C’est “une réor­gan­i­sa­tion des cen­tres d’expertise”. Un Français avec de faibles revenus vit moins longtemps qu’un cadre supérieur du même pays et une étude du min­istère du Tra­vail a assez récem­ment indiqué qu’à “qual­ité com­pa­ra­ble”, il y a, pour les can­di­dats arabes à l’emploi, 31,5 % de chance de moins d’être con­tac­tés par les recru­teurs : ça, ce n’est pas vio­lent. Léa Salamé et Nico­las Demor­and n’exhortent per­son­ne à “con­damn­er” ces vio­lences-là. Car c’est le monde comme il va. On con­vien­dra, sur Europe 1, que les acci­dents du tra­vail c’est quand même “triste”, mais la tristesse n’engage à rien. Je pour­rais mul­ti­pli­er les exem­ples. Remon­ter le fleuve, donc, et met­tre au jour la vio­lence dont on dit qu’elle n’en est pas une : voilà ce que j’ai voulu faire.

Vous vous méfiez de l’esthétique de la défaite aus­si bien que de la gris­erie révo­lu­tion­naire. Vous met­tez en relief ceux qui furent bal­ayés, broyés, bif­fés par l’Histoire (des dom­i­nants). Par leur “mémoire”, quelle “réal­ité” (comme manière de se pro­jeter dans l’avenir) cherchez-vous à mon­tr­er ou à construire ?

Mon entre­prise répond à un dou­ble élan. Pre­mière­ment, pren­dre ma petite part à la refor­mu­la­tion de l’Histoire et, par là même, affûter notre mémoire. Je suis très loin d’être le seul dans cette affaire. Qui se sou­ve­nait d’Iveton en dehors des cer­cles his­to­riens et mil­i­tants ? Qui avait eu vent de Lizzy Lind af Hage­by et de sa com­plice ? Qui con­nais­sait la vie d’Alphonse Dianou ? Puisque la Nou­velle-Calé­donie est encore française, Dianou était de jure un citoyen français : il a été à la tête d’une action qui a boulever­sé la donne poli­tique, là-bas – donc, d’une manière ou d’une autre, ici. Il a, au sens strict du terme, coupé l’Histoire en deux. Ce que je vais dire est moins acces­soire qu’il n’y paraît : Dianou n’a pas d’existence sur Wikipé­dia – une ency­clopédie dont cha­cun con­naît le poids en matière de dif­fu­sion quo­ti­di­enne des savoirs. L’Histoire – c’est-à-dire la saga des puis­sants – dis­tribue les places et délivre les bons points. Macron s’est fendu l’an dernier d’une “com­mé­mora­tion éclairée” en faveur de Napoléon : essayez donc avec Robe­spierre ! C’est une fig­ure pour­tant autrement moins bar­bare. Même Napoléon admet­tait qu’on avait chargé la bar­que à son pro­pos. Deux­ième­ment, j’ai à cœur de faire mienne l’invitation de Vic­tor Serge à suiv­re “la règle du dou­ble devoir”. Lut­ter con­tre l’ennemi tout en lut­tant dans nos rangs. Ou, du moins, selon l’époque et les cir­con­stances, tout en gar­dant l’œil grand ouvert. C’est ain­si que j’aimerais, sans con­tra­dic­tion, con­tribuer à attir­er l’attention sur les refus des oubliés et des incomp­tés ; saluer les per­dants au regard de ce que les maîtres appel­lent la réus­site ; hon­or­er les per­dants par­mi les per­dants, j’entends par là ceux que les nôtres ont sac­ri­fiés dès lors qu’ils sont par­venus à pren­dre le pou­voir. Je ne me défi­nis pas comme trot­skyste mais le geste trot­skyste m’est fam­i­li­er. Je con­nais bien cette tra­di­tion de répres­sion, d’exil et de fronts au pluriel. On en revient à Serge et son oppo­si­tion révo­lu­tion­naire au “con­formisme révo­lu­tion­naire”. On pour­rait égale­ment par­ler des anar­chistes : les bat­tus de tou­jours. Les grands flingués. C’était la ques­tion cen­trale de mon bouquin sur Hô Chi Minh. C’est celle, nodale, de Pour vous com­bat­tre. Je sais, notam­ment chez les esprits les plus lib­er­taires, le respect qu’on porte aux vain­cus, aux défaits, aux mar­tyrs, aux per­dants mag­nifiques. Je le sais d’autant plus net­te­ment que j’ai, quelque part en moi, cette incli­na­tion. Mais je me débats avec. Il est plus facile d’aimer Jésus que Saint-Just, Rosa Lux­em­burg que Lénine, Makhno que Cas­tro, Val­lès que Chávez. La “mélan­col­ie de gauche” dont par­le l’historien Enzo Tra­ver­so, je pour­rais en sign­er chaque mot. Gare, seule­ment, à la com­plai­sance. Au dandysme. À la fig­ure de style. Car je souhaite assis­ter à la défaite de l’ennemi, à sa débâ­cle en rase cam­pagne. J’aimerais que nous par­ve­nions à bris­er une à une toutes les struc­tures de la sujé­tion. D’accord, on marche par­mi les ruines : les crimes des stal­in­iens et des soci­aux-démoc­rates, mais les cadavres d’hier ne doivent pas bouch­er tout l’horizon. Je tâche donc de me loger dans cette ten­sion : ten­tons. Sans doute raterons-nous. Cer­taine­ment, même. Alors il fau­dra reten­ter. Ce sera tou­jours ça d’arraché à la classe de l’argent, aux forces de l’injuste. Les révo­lu­tion­naires de 1789 ont tenu deux ans à la tête de la République, puis ils se sont entre-tués dans des con­di­tions qui con­tin­u­ent de m’affecter. Il n’empêche. Nous vivons, depuis plus de 230 ans, sur ce que cette poignée d’années a ren­du pos­si­ble en frac­turant portes et fenêtres. À com­mencer par la pos­si­bil­ité démoc­ra­tique. Une broutille…

Vous piochez “volon­tiers dans la sacoche des poètes”, leur emprun­tez leurs out­ils. Quelle place prend l’oralité dans votre écriture ?

Une place qui pour­rait sem­bler para­doxale. J’entends par là que mes textes sont très “écrits”. Vir­gule après vir­gule. Ce qui doit au hasard s’appelle seule­ment l’inconscient. Tout est tri­coté, bor­dé, pesé. En ce sens, mon écri­t­ure se situe à l’opposé d’une cer­taine tra­di­tion écrite “orale”, d’une langue coulante, impro­visée, automa­tique ou dia­loguée. C’est, dans la prose, sa part de chant, ses poten­tial­ités ryth­miques et ses réserves de poésie qui m’interpellent. Ce sont elles qui me per­me­t­tent de pass­er tant de temps cloué à une table. Mais l’oralité m’est essen­tielle, musi­cale­ment. Comme beau­coup d’auteurs, je com­pose très sou­vent à voix haute. La ligne mélodique dirige. Mon rap­port à la poésie, prob­a­ble­ment le retrou­ve-t-on aus­si dans un cer­tain goût pour la brièveté et la con­den­sa­tion. Dans le fait de tailler le cray­on en pointe.

Vous avez du mal à écrire en longueur ?

Oui. Je peine. J’ai naturelle­ment des dif­fi­cultés à délay­er un pro­pos – comme j’ai, dans la vie courante, du mal à suiv­re les dis­cus­sions dif­fus­es, vol­u­biles. Je ne me dis jamais que mes livres doivent être con­cis : je prends acte, une fois achevés, qu’ils le sont. J’y vois, sans vœu ni cal­cul, comme un appel de la poésie. Et de la chan­son – que je ne dis­tingue pas, en fait. Je ne sais pas s’il y aurait eu S’il ne restait qu’un chien sans “Ams­ter­dam” de Brel, par exem­ple. Ce rap­port à la poésie, c’est égale­ment une affaire de com­pagnon­nage. Je n’ai rien d’un éru­dit en la matière : mes con­nais­sances sont décousues, lacu­naires, frag­men­tées. Mais enfin, oui, les poètes me rav­i­tail­lent autant que les prosa­teurs. Ça peut être une présence, une image, une sorte de couleur. Avant d’écrire une page, il peut m’arriver d’ouvrir, par exem­ple, un recueil de Khaïr-Eddine pour m’accrocher à un ton, une note. Quand Loránd Gáspár écrit “le soleil s’est découpé peu à peu comme / ma mère découpait le pain”, je ne vois pas com­ment la prose peut ignor­er ça. Ou le vois-je que, presque tou­jours, l’ennui me gagne. Une langue “lit­téraire” sans cahots, sans tres­sauts et sans musique m’est com­pliquée à suiv­re. Dans S’il ne restait qu’un chien, on croise Cen­drars et j’avais Ulysse, de Fon­dane, dans un coin de la tête – on le retrou­ve d’ailleurs dans Au loin le ciel du Sud. Je pique à Rim­baud quelques mots, sans guillemets, dans Ain­si nous leur faisons la guerre. Il y a Maïakovs­ki et Pasoli­ni dans Au loin – je crois bien qu’il y avait Nâzım Hik­met, mais il a filé hors des pages. Il revien­dra, ailleurs, un jour ou l’autre !

Vous écrivez en par­tant d’un matériel d’investigation que vous amassez vous-même, dans une démarche proche de celle de l’enquêteur, du jour­nal­iste, de l’historien. Quel lien faites-vous entre écri­t­ure et pra­tique jour­nal­is­tique et lit­téraire ? Com­ment ces écri­t­ures peu­vent-elles se nour­rir l’une de l’autre ?

Tout s’imbrique sans dif­fi­culté. Je ne suis pas his­to­rien mais je passe mon temps à lire des his­to­riens. Je ne suis pas jour­nal­iste mais j’observe de près l’actualité et m’intéresse aux con­di­tions de pro­duc­tion de la presse. Je n’ai jamais mis un pied à l’université mais je lis autant de sci­ences humaines et sociales que de lit­téra­ture. Au moment d’écrire, ces dif­férents out­ils et modes d’expression se présen­tent ou con­flu­ent sans heurts. C’est une palette avec plusieurs couleurs à disposition.

Dans Ain­si nous leur faisons la guerre, vous inter­ro­gez la “rela­tion” de l’humain avec le vivant non-humain autour de la vivi­sec­tion publique d’un chien à Lon­dres au tout début du XXe siè­cle, l’enlèvement d’un bébé singe ren­du aveu­gle dans un lab­o­ra­toire de recherche cal­i­fornien en 1985 et l’escapade d’une vache et de son veau, échap­pés d’une bétail­lère sur la rocade de Charleville-Méz­ières en 2014. Que faire pour aller “vers une écolo­gie du réc­it”, c’est-à-dire pour prob­lé­ma­tis­er l’humanité en “Cité”, dans la lit­téra­ture mod­erne, et se diriger vers une lit­téra­ture d’une human­ité en “Planète” ?

Je ne mobilise pas la for­mule “écolo­gie du réc­it” mais je crois savoir ce qu’elle recou­vre. Au vrai, je ne fais que pro­longer, en lit­téra­ture – et plus par­ti­c­ulière­ment dans le livre que vous évo­quez –, le rap­port que j’entretiens avec le monde vivant. Les ani­maux comptent dans ma vie ; ils se retrou­vent donc au cœur de mes textes. Je ne dénoue pas les ani­maux des humains. Ce serait d’ailleurs une aber­ra­tion sci­en­tifique. Le rap­port que nous entretenons avec les ani­maux est étroite­ment lié à celui que nous étab­lis­sons entre nous, lequel “nous” est, comme on le sait, large­ment hétérogène et con­flictuel. On ne pour­ra pas, dans la longue marche pour l’affranchissement, faire l’économie d’une réflex­ion sur le sort que nous réser­vons aux ani­maux. On ne peut pas œuvr­er à la diminu­tion de la vio­lence des rap­ports soci­aux en bar­b­otant silen­cieuse­ment dans le sang d’autrui. Mais je vous dis là des évi­dences : je ne fais que suiv­re les révo­lu­tion­naires, les fémin­istes, les écol­o­gistes, les étho­logues ou les anthro­po­logues qui, de longue date, ont refusé de sacr­er l’Homo sapi­ens grand sou­verain de la Terre. C’est qu’en poli­tique il n’existe pas d’étanchéité. De “caus­es” épars­es. Il n’y a, je crois, jamais que con­tin­u­um et com­bi­nai­son. Le régime de l’inégalité est une pelote de cent fils divers. Un éche­veau. Ça ne sig­ni­fie pas que telle ou telle mobil­i­sa­tion ne puisse pas revendi­quer l’autonomie – mais, par la force des choses, celle-ci ne pour­ra qu’être relative.

L’écrivain kurde est par­fois blo­qué par l’intensité du réel pour écrire de la fic­tion, c’est‑à dire sor­tir du “con­texte” ou du “réel” qui l’affecte en per­ma­nence. “Les Kur­des vivent leur roman,  impos­si­ble d’avoir une écri­t­ure à la hau­teur”, dis­ent-ils.  Quelles sont vos idées sur la lit­téra­ture des moments où l’on croit avoir saisi “le souf­fle de l’Histoire” et la “lit­téra­ture des sit­u­a­tions extrêmes” ? Com­ment sor­tir de l’“ambiance”, pour ne pas neu­tralis­er la pen­sée critique ?

De nos frères blessés excep­té, je n’ai pas écrit de fic­tion. Et encore, c’était une fic­tion bâtarde – très large­ment appuyée sur des faits et des doc­u­ments. Aujourd’hui, c’est-à-dire six ou sept ans plus tard, je ne ferais pas ce livre ain­si. Je ne me retourne presque jamais sur mes textes, mais Pour vous com­bat­tre m’est autrement plus proche, organique – en ter­mes de saisie de l’Histoire, de poli­tique nar­ra­tive, de struc­tura­tion du réc­it. Sans doute ne l’avais-je pas perçu immé­di­ate­ment mais je méfie de la lit­téra­ture his­torique qu’on pour­rait dire “ento­mologique”. Qu’on regarde les tranchées, la Com­mune de Paris ou, je ne sais pas, la guerre d’Espagne comme on regarderait un papil­lon cloué dans un cadre. Per­son­ne ne peut con­tester qu’il existe une aura lit­téraire du révolu. Une pos­si­bil­ité romanesque et lyrique décu­plée. La rébel­lion rav­it tout le monde quand elle ne coûte rien : elle peut même faire l’objet d’une vis­ite de musée. On peut, certes, se racon­ter qu’on s’empare du passé pour per­me­t­tre au lecteur d’en tir­er des “leçons”. C’est com­mode. Human­iste. Je red­oute, pour le dire autrement, une lit­téra­ture his­torique dont la rad­i­cal­ité affichée n’aurait aucune prise sur notre temps. L’Histoire, je l’approche pour me frot­ter, d’un même mou­ve­ment, aux maîtres du moment. Je crois bien que je serais infichu d’écrire un livre sur le nazisme : j’ai besoin de pren­dre des coups. Quand Valeurs actuelles me dit que je glo­ri­fie un ter­ror­iste et Le Monde que je suis manichéen, j’ai ce sen­ti­ment par­ti­c­ulière­ment agréable du tra­vail accom­pli. Il me revient d’ailleurs à l’instant une remar­que à pro­pos d’Au loin le ciel du Sud : une per­son­ne con­fi­ait aimer le réc­it ini­ti­a­tique de Nguyên Ai Quôc mais en rien celui des Gilets jaunes insurgés dans les rues du Paris que je racon­te. Ça ne marche pas comme ça : c’est à pren­dre en bloc.

Plusieurs recherch­es mon­trent que la lit­téra­ture con­naît aujour­d’hui une imposante exten­sion : “De la lit­téra­ture définie par son dés­in­téresse­ment, son autonomie, aux écri­t­ures con­tem­po­raines volon­tiers sociales et poli­tiques, du sacre de l’au­teur aux ama­teurs de fan­fic­tions, du souci unique du style à la non-fic­tion, de l’apolo­gie de l’o­rig­i­nal­ité à l’ex­i­gence de l’en­quête, de la soli­tude du créa­teur aux lit­téra­tures de ter­rain, du roman romanesque aux écri­t­ures du monde non humain, du culte du texte aux écri­t­ures hors du livre, du tro­pisme occi­den­tal à la world lit­téra­ture, d’une con­cep­tion lin­guis­tique à une approche infor­mée par l’an­thro­polo­gie cul­turelle et les sci­ences de la nature.” De ce fait, com­ment voyez-vous les nou­velles dynamiques de la lit­téra­ture en langue française ? Quelle place pensez-vous avoir dans ce nou­veau paysage littéraire ? 

Je ne suis pas bien savant en matière d’étude et de théorie lit­téraires. Je me con­tente d’attraper les branch­es en vol. Quant à ma place, c’est aux autres de le dire : j’ai seule­ment deux ou trois idées sur le poste que je fab­rique. Je ne vois absol­u­ment pas les livres comme des entités uniques, clos­es, sus­cep­ti­bles d’être reçues et com­pris­es séparé­ment : ils sont les élé­ments, diverse­ment assem­blés, d’un chantier dont j’ignore, évidem­ment, les formes qu’il pren­dra. Mais mon truc, c’est le point de jonc­tion entre la lit­téra­ture, donc l’art, et la poli­tique. Com­ment les tenir sans suc­comber au réal­isme social­iste ou à la mar­gin­al­ité déco­ra­tive, à “la cul­ture” ? Com­ment appréhen­der recherche formelle et lis­i­bil­ité ? Com­ment faire dis­cuter le chant et l’usage ? Com­ment se déplac­er, com­pos­er entre ces pôles, au dehors et en soi-même ? C’est une réflex­ion per­ma­nente. “En moi, le poète com­bat le mil­i­tant et le mil­i­tant com­bat le poète”, a dit Kateb Yacine dans un livre d’entretien. Il par­lait d’une guerre civile “inévitable”. J’ai, depuis le début, le sen­ti­ment de ne pas quit­ter des yeux ces deux combats.

Si, loin d’être une essence, la lit­téra­ture est avant tout une idée, qu’est-ce que la lit­téra­ture pour vous ?

Je me demande com­ment on peut répon­dre à cette ques­tion après cent déf­i­ni­tions illus­tres déjà énon­cées ! Après Sartre, évidem­ment. Alors, tout bien pesé, cette chose banale : je tiens la lit­téra­ture pour la part affec­tante et esthé­tique du lan­gage prosaïque.

Vous dédiez un de vos derniers ouvrages à la chanteuse kurde empris­on­née Nûdem Durak. Quel est votre lien avec cette chanteuse, et plus générale­ment avec les Kurdes ?

Les Kur­des en général, c’est une caté­gorie qui ne m’évoque pas grand-chose. Pas plus que les Pales­tiniens, les Algériens, les Viet­namiens, les Russ­es ou les Français. Mes liens inter­na­tion­al­istes sont d’abord poli­tiques, idéologiques. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que j’ai, comme nom­bre de per­son­nes au sein de ma tra­di­tion poli­tique, beau­coup d’estime pour le mou­ve­ment social, démoc­ra­tique, social­iste, fémin­iste ou révo­lu­tion­naire kurde. Il compte au nom­bre de mes ami­tiés et de mes inspi­ra­tions. Quant à Nûdem Durak, je me suis ren­du au Kur­dis­tan pour ren­con­tr­er sa famille. Je vais y retourn­er. Elle a été con­damnée à dix-neuf ans de prison pour son engage­ment. Mais un pris­on­nier poli­tique n’est jamais un indi­vidu isolé : c’est, là encore, l’affaire d’un sys­tème constitué.


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