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Le grand Satan n’est plus améri­cain, mais russe, et il est affublé d’un numéro II.
Encore une appari­tion du Godot, à l’Est, qui a fendu le ciel à la vitesse de l’é­clair, et qui fut accom­pa­g­née d’une nou­velle men­ace pour qui aurait nég­ligé les pre­mières : “Nous avons les moyens de vous faire sauter”.

Elle ne tombera pas encore par ici, pour cette fois.

Mais revenons sur le mot “Géno­cide”, tant qu’il y a encore quelqu’un.e pour en parler.

Du grec genos, “race”, et du latin cide, “tuer “, le terme “géno­cide” désigne l’extermination physique, inten­tion­nelle, sys­té­ma­tique et préméditée d’un groupe humain ou d’une par­tie d’un groupe en rai­son de ses origines.

Ce terme fut employé pour la pre­mière fois par Raphaël Lemkin, réfugié juif d’origine polon­aise et pro­fesseur de droit inter­na­tion­al, en 1944. Mar­qué lui-même par les tueries de masse en Arménie, pour lesquelles il voulait don­ner un statut juridique, Lemkin voulait tout autant un nou­veau mot pour car­ac­téris­er la nature des crimes nazis. Le procès de Nurem­berg n’u­til­isa pour­tant pas ce mot. Il entra dans le vocab­u­laire du droit inter­na­tion­al seule­ment en 1948, avec l’approbation par l’Assemblée générale des Nations unies, avec un texte inti­t­ulé “Préven­tion et répres­sion du crime de géno­cide”. Il est aujourd’hui cen­tral dans l’article 6 du statut de la Cour Pénale Internationale.

L’ONU ne recon­naît pour­tant offi­cielle­ment que trois géno­cides : celui des Arméniens, 1915- 1916, per­pétré par l’Empire ottoman, et tou­jours non recon­nu par la Turquie, le géno­cide des Juifs par les nazis ; le géno­cide des Tut­sis, com­mis par le pou­voir hutu au Rwan­da, en 1994.

Ce qui ne sig­ni­fie pas pour autant que tous les Etats mem­bres les recon­nais­sent eux-mêmes dans leur législation.

Quid des mas­sacres et de l’élim­i­na­tion des Peu­ples amérin­di­ens ? Quid de ceux des Tzi­ganes ? Et com­ment définir à min­i­ma tous les épisodes sanglants des coloni­sa­tions, la destruc­tion de Peu­ples, de leurs envi­ron­nements et de leurs cul­tures, en Afrique, en Asie ? Quelle car­ac­téri­sa­tion fait-on des crimes et per­sé­cu­tions actuelles con­tre les Ouïghours en Chine ?

Des his­to­riens et des poli­tiques, et non la majorité des juristes, cri­ent “halte à la banal­i­sa­tion”, dès lors où on ques­tionne le mot.

Quand il s’ag­it par exem­ple d’un politi­cien français “hubert social­iste”, en poste au moment du géno­cide au Rwan­da, tou­jours là aujour­d’hui à don­ner de bon con­seils, on peut douter de la sincérité de beau­coup de ceux-là et chercher à com­pren­dre les intérêts qu’ils pro­tè­gent. La jus­tice, même inter­na­tionale, au plus haut niveau, n’a pas l’indépen­dance qu’elle réclame, et nom­bre d’E­tats se met­tent en tra­vers de sa route, soit en ne la recon­nais­sant pas, soit en exerçant con­tre elle des pres­sions. Ces cris là en font partie.

Ce n’est en rien affaib­lir le sens, la portée juridique d’un mot, que de l’employer sou­vent, si les faits et con­sti­tu­ants d’un crime sont avérés. Ce qui par con­tre est inquié­tant, pour l’hu­man­ité toute entière, c’est que juste­ment des géno­cides se mul­ti­plient et, se banalisent eux. Et, pen­dant que les politi­ciens se ren­voient la balle sur l’u­til­i­sa­tion du terme, s’en ser­vent hyp­ocrite­ment comme surenchères politi­ci­ennes, ou la ren­voie au con­traire vers des “inves­ti­ga­tions” pour une car­ac­téri­sa­tion des faits pour de “futurs juge­ments”, les mas­sacres, tueries, guer­res de con­quête et d’ex­ter­mi­na­tion con­tin­u­ent et par­ticipent de la “banal­i­sa­tion” de crimes con­tre l’hu­man­ité, tout autant.
Et je fais l’im­passe sur leurs pen­dants, les “éco­cides”, qui accom­pa­g­nent aujour­d’hui comme hier les conquêtes.

Car si les impéri­al­ismes ont quadrillé la planète, si la mon­di­al­i­sa­tion finan­cière cap­i­tal­iste en gère le fonc­tion­nement, si cette mon­di­al­i­sa­tion finan­cière en empoche les prof­its, les sociétés humaines qui résis­tent n’ont pas dis­parues pour autant dans l’u­ni­for­mité cap­i­tal­iste, même si elles ont le même smart­phone. Et elles dérangent tout autant les appétits des puis­sances poli­tiques et financières.

Quand ce n’est pas pour les éner­gies fos­siles, les min­erais rares ou devenus rares, c’est pour l’eau. Citons l’A­ma­zonie ou le Moyen-Ori­ent, pour aller au plus évi­dent. Et ajou­tons l’Ukraine, puisqu’on y reviendra.

Qu’est-ce qui fait courir les impéri­al­ismes, le supré­macisme colo­nial encore aujour­d’hui, anciens et à venir, dès lors où une région du monde offre ses richess­es exploita­bles à décou­vert ? Qu’est-ce qui pousse une oli­garchie mil­i­taro finan­cière comme au Brésil à détru­ire le poumon de la planète en pas­sant sur le corps des peu­ples autochtones, pour s’en­richir plus encore, et avec elle la mon­di­al­i­sa­tion cap­i­tal­iste et finan­cière, ailleurs sur le monde ? Quels rap­ports entre l’ex­pro­pri­a­tion des ter­res, la déforesta­tion, le soja trans­génique, et les mod­èles agri­coles européens, l’él­e­vage inten­sif, qui passent par le géno­cide des Peu­ples qui y vivent ? Quelles eaux nourri­cières des fleuves et des riv­ières sont pol­luées par l’in­dus­trie minière, les pes­ti­cides et engrais, avant d’être égale­ment détournées pour les usages de l’én­ergie hydraulique, qui noient à son tour les ter­res confisquées ?
Ne retrou­vent-on pas dans les groupes d’in­vestis­seurs agri­coles là bas ou en Ukraine les mêmes noms de ban­ques et de financiers, qui par ailleurs spécu­lent autant sur l’eau que sur les céréales ?

Ces grands noms du blé, du soja, comme ailleurs de l’huile de palme con­ver­gent tous vers les mêmes groupes financiers et ceux de l’a­gro alimentaire.

Les éner­gies fos­siles ont fait leur temps, et le XXIe siè­cle ver­ra prob­a­ble­ment leur total déclin. Aus­si les guer­res qui leurs sont liées ne le sont-elles plus que par habi­tude, par con­ser­vatismes de pou­voir, par volon­té de con­trôler les miettes. Au Moyen-Ori­ent, le con­trôle de l’eau lui, a déjà pris une place prépondérante dans les volon­tés ter­ri­to­ri­ales, par exem­ple. Et le “prob­lème kurde” récur­rent depuis plus d’un siè­cle, s’y trou­ve lié désor­mais, der­rière le mil­i­taro nation­al­isme de la turcité affichée. Et même si un Erdoğan venait à per­dre sa place, tout cela perdurerait.

Ne pen­sons pas pour autant que l’idéolo­gie géno­cidaire n’au­rait pas d’au­tonomie par elle-même.

Le sys­tème cap­i­tal­iste ne procède pas par com­plot, mais agrège des intérêts, des coali­tions d’in­térêts, des cal­culs de prof­its ou de sim­ples pil­lages oppor­tunistes, et ne fait la guerre aux humains que lorsqu’il trou­ve une résis­tance pour génér­er ses prof­its. Il se trou­vera tou­jours un relai d’in­térêt pour ce faire. Dans le cas des con­quêtes colo­niales, l’idéolo­gie géno­cidaire et son corol­laire raciste ont précédé, accom­pa­g­né, et jus­ti­fié pil­lages, meurtres, destruc­tion cul­turelle et dom­i­na­tion. Cette idéolo­gie fut celle du supré­macisme blanc et mar­que l’his­toire d’une empreinte de 500 ans. Alors, recenser les génocides ?

Pour revenir à l’Ukraine, et com­pren­dre égale­ment com­ment s’im­briquent un néo-impéri­al­isme qui, s’ap­puyant sur un roman his­torique, réécrit une guerre de con­quêtes, et des intérêts plus triv­iale­ment politi­co financiers, il suf­fit de regarder les sta­tis­tiques d’ex­por­ta­tion du marché des céréales. Ajoutez à cette obser­va­tion la spécu­la­tion fon­cière sur les ter­res cul­tivables, et tout autant les ressources indus­trielles. Vous ver­rez quelle place occu­pait l’Ukraine. Le deal pour y engager des affaires était donc tout autant celui de l’U­nion Européenne que celui du gou­verne­ment clep­to­cra­tique russe.
Et quand on con­state que la guerre va plonger des pays du con­ti­nent africain dans des dif­fi­cultés ali­men­taires, on peut juger aus­si des prof­its générés sur ce marché mon­di­al­isé, tout autant que des influ­ences poli­tiques que génèrent ces dépen­dances économiques.

On peut même se ques­tion­ner sur le temps pris par l’UE pour inté­gr­er dans son marché cette manne économique que serait l’Ukraine. “La cor­rup­tion” paraît-il, ou une échine moins sou­ple pour accepter la “con­cur­rence libre et non faussée” ? Les men­aces russ­es sur l’ap­pro­vi­sion­nement en gaz ? Ou bien l’op­po­si­tion de l’a­gro-ali­men­taire en UE même et du secteur des céréales, qui se dis­putaient déjà les marchés africains, du Nord au Sud ? Les investis­seurs agri­coles, dont cer­tains groupes européens qui, du Brésil à l’Ukraine, se moquaient bien de l’UE et de ses “normes” ont bien su retarder ces échéances d’ad­hé­sion égale­ment. Cette con­tra­dic­tion là a égale­ment per­mis à un Pou­tine de saisir sa chance.

Et toutes nos belles âmes qui théorisent et ont théorisé la “mise en dan­ger” de la Russie par l’Otan devraient bien quit­ter le ter­rain géopoli­tique de temps en temps pour observ­er cette réal­ité qu’é­tait l’Ukraine, dans le giron sovié­tique, et la perte économique qu’elle représen­ta dans les années 1990.

Non, toute la géopoli­tique de la région ne tourne pas autour des visées de l’im­péri­al­isme améri­cain, qui sont plus stratégiques sur l’Eu­rope elle-même que sur le voisin russe.

Mais, puisque les pou­tin­istes de gauche ont déjà pris l’habi­tude his­torique de ne pas avoir de con­sid­éra­tion pour la grande famine, dili­gen­tée par Staline, l’Holodomor, en 1932 et 1933 et qui fit, selon les esti­ma­tions des his­to­riens, entre 2,61 et 5 mil­lions de morts, il devient dif­fi­cile d’ar­gu­menter sur la con­fu­sion organisée.
Non, cette résis­tance à la col­lec­tivi­sa­tion for­cée dans l’U­nion sovié­tique des années 1930 n’é­tait pas con­tre-révo­lu­tion­naire, et con­fon­dre encore aujour­d’hui la péri­ode de la guerre civile, une décen­nie aupar­a­vant, avec cette poli­tique géno­cidaire appliquée par le stal­in­isme tri­om­phant, bien con­tre-révo­lu­tion­naire lui, c’est effec­tive­ment con­forter le dis­cours révi­sion­niste de Pou­tine. Et ne rien com­pren­dre à l’im­por­tance déjà du gre­nier à blé et ce besoin tou­jours actuel de la Russie de faire main-basse sur une par­tie de l’Ukraine et de con­trôler son économie.

Alors, si cer­tains deman­dent tou­jours que “jus­tice inter­na­tionale suive son cours”, peut être pour­rions-nous recon­naître que cette poli­tique géno­cidaire n’est pas nou­velle, venant d’un auto­crate du Krem­lin, à l’é­gard de l’Ukraine. Et pour les mêmes raisons.

Ce faux débat sur le “géno­cide”, qui répond à l’hor­reur des mas­sacres, masque en réal­ité les lézardes poli­tiques entre l’UE et les Etats Unis, et au sein de l’UE elle même, les ter­giver­sa­tions autour du gaz russe et de sanc­tions qui toucheraient des intérêts croisés.

Ain­si, de paque­ts de sanc­tions en paque­ts de sanc­tions, les Etats se rap­prochent du moment où la livrai­son d’armes ne suf­fi­ra plus et où les som­mets et con­cil­i­ab­ules n’épongeront plus le sang répandu.

Rap­pelons que ce 24 avril, les Arméniens, comme chaque année, com­mé­moreront le géno­cide de 1915. Et en Turquie même, on en refoulera l’év­i­dence, comme à l’habi­tude, ou pire, plus d’un siè­cle après, on ren­ver­ra à une “enquête con­tra­dic­toire nécessaire”.

Ne banal­isons pas surtout !

ESTRAGON : Tu dis qu’il faut revenir demain ?

VLADIMIR : Oui.

ESTRAGON : Alors on apportera une bonne corde.

VLADIMIR : C’est ça.

(Silence)

ESTRAGON : Midi.

VLADIMIR : Oui.

ESTRAGON : Je ne peux plus con­tin­uer comme ça.

VLADIMIR : On dit ça.

ESTRAGON : Si on se quit­tait ? Ça irait peut-être mieux.

VLADIMIR : On se pen­dra demain. (Un temps) À moins que Godot ne vienne.

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…