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C’é­tait un mois de juil­let de l’an­née 2018, et une journée ordi­naire à Tar­sus ; un quarti­er surpe­u­plé, une chaleur extrême et une cir­cu­la­tion excessive.

Cela fai­sait déjà un long moment que j’é­tais dans cette prison, et que, depuis mon arresta­tion en avril 2016, je demandais régulière­ment mon trans­fert vers Istan­bul, où se trou­vait ma famille et mon domi­cile. Mais en vain. Mes deman­des étaient con­tin­uelle­ment refusées par la Direc­tion générale des pris­ons et des cen­tres de déten­tion. Pourquoi, mais pourquoi, ne m’aimaient-ils pas ? Je venais de rédi­ger une nou­velle let­tre, qui expri­mait ma demande d’en­tre­tien avec le pro­cureur de la prison sur ce sujet, et lorsqu’il reviendrait dans l’étab­lisse­ment j’al­lais m’en­tretenir avec lui.

Bref, la sit­u­a­tion était celle-là, et c’é­tait le jour de l’in­firmerie de notre quarti­er. Un groupe de femmes fût extrait du quarti­er et emmené à l’in­firmerie, située à l’é­tage du dessus. Des pris­on­nières d’un ou deux autres quartiers étaient déjà là. Nous nous assîmes alors sur les chais­es d’at­tente, et nous mîmes à patien­ter… et, subite­ment, la banal­ité de cette journée disparut !

Une femme, qui tra­vail­lait comme fonc­tion­naire supérieure depuis mon arrivée à Tar­sus, mais qu’on a jamais vue en lien avec un quel­conque cas d’a­gres­sion ou de tor­tures, et qui avait été récem­ment rétro­gradée, se rap­procha de moi, et me dit qu’elle voulait me par­ler. Evidem­ment j’en fus très éton­née, en pen­sant qu’on allait par­ler là, vite-fait, je lui dis “d’ac­cord, par­lons”. Elle m’in­vi­ta dans une pièce située juste en face de l’in­firmerie, où on ali­tait les pris­on­nières malades et celles mis­es sous per­fu­sion. Je m’y dirigeai avec curiosité, et ain­si com­mença la péri­ode qui allait tomber telle une bombe, dans ma vie de prison, qui était déjà bien remplie.

Allégations d’une fonctionnaire à l’encontre du directeur

Je résume ce que la fonc­tion­naire m’a raconté.

Avec une autre fonc­tion­naire, rétro­gradée comme elle, leurs dif­fi­cultés tenaient au directeur de l’étab­lisse­ment. Celui-ci, réu­nis­sant les fonc­tion­naires femmes qui se com­por­taient envers les pris­on­nières selon ses con­signes, sévère­ment et mal, avait con­sti­tué une “équipe A”. Cinq de ces femmes alors sélec­tion­nées étaient des gradées, et ces deux fonc­tion­naires furent, mal­gré la Loi n° 675 et leur anci­en­neté, elles, rétro­gradées et placées sous leur com­man­de­ment. Par ailleurs, et comme par hasard, il faut dire que les fonc­tion­naires mon­tées en grade étaient toutes jeunes et belles. Bref con­tin­uons, notre sujet, “l’équipe A” avait pré­paré, sur l’or­dre du directeur, des listes con­cer­nant les dif­férents quartiers, et con­sti­tuées de noms des pris­on­nières rebelles, qui posaient des prob­lèmes à la direc­tion. Mon nom fig­u­rait bien évide­ment sur la liste de notre quarti­er. Pourquoi alors, ces listes étaient-elles établies ? En cas d’un quel­conque désor­dre ou moment d’in­ter­ven­tion, les per­son­nes listées devaient être retirées des quartiers, placées dans des cel­lules d’isole­ment ou dans la “pièce à mousse”, et subi­raient des per­sé­cu­tions, pour être brisées. La fonc­tion­naire m’a trans­mis égale­ment, et en détail, le fait que récem­ment, une femme “prob­lé­ma­tique” avait été sor­tie de son quarti­er où étaient groupés les pris­on­nières pénales, amenée à la pièce à mousse, et battue à mort, par une fonc­tion­naire supérieure de l’équipe A ; le fait que la fonc­tion­naire por­tant les coups n’avait même pas écouté ses col­lègues qui dis­aient “arrête, ça suf­fit” ; le fait que la pris­on­nière avait ensuite été trans­férée à la hâte à la prison de femmes de Şakran, à Izmir, et que, comme elle n’avait ni vis­i­teur, ni proches, l’in­ci­dent avait ain­si été étouffé…

Oui, j’avoue, je sni­fai l’odeur des embrouilles à venir, j’ai même pen­sé “et si je ne me mouil­lais pas dans ce sujet”, ‑comme ma mère me dis­ait tout le temps‑, mais avec la défor­ma­tion pro­fes­sion­nelle, et cette curiosité qui tue les chats, com­ment voudriez-vous que je m’ab­sti­enne ? Ques­tions sur ques­tions, je m’in­for­mais sur tous les détails des allé­ga­tions. Bien évidem­ment il s’agis­sait d’al­lé­ga­tions, mais des allé­ga­tions qui devaient être inves­tiguées, et comme je me con­nais­sais, je n’al­lais pas lâch­er l’affaire.

En plus de tout cela, on m’avait racon­té des choses que je ne voudrais pas écrire ici. Des allé­ga­tions de nature médis­ante, comme la rela­tion entre le directeur et une agente de sécu­rité ; les bars fréquen­tés avec les fonc­tion­naires femmes en fin de journée de tra­vail, les tables de dîn­er au rakı dressées… La vie privée ne m’in­téres­sait pas mais, si comme la fonc­tion­naire rétro­gradée le pré­tendait, quand elle avait demandé à son directeur “pourquoi suis-je retirée de mon poste ?” il lui avait répon­du “Bah, tu ne dress­es jamais de table de rakı”, la sit­u­a­tion était grave. Tout cela ne cor­re­spondait absol­u­ment pas à la vision moral­iste que le pou­voir pré­tend détenir et représenter.

Finale­ment, j’ai écouté tout ce qu’on m’a racon­té, j’ai appro­fon­di par des ques­tions, j’ai iden­ti­fié les per­son­nes citées. Déjà, dans cette prison, du fait de la direc­tion, nous subis­sions suff­isam­ment de vio­la­tions de droits et de dif­fi­cultés. Là, c’é­tait le bou­quet. Une dernière ques­tion me tarau­dait, je la posai à la fonc­tion­naire rétro­gradée “pourquoi tu me racon­tes tout cela à moi ?”. Sa réponse fut : “parce qu’ils ont peur de toi, tu fais refléter tout dans la presse, tu écris. Tu peux nous aider dans cette injus­tice que nous avons subie. Nous, nous avons peur, toi, tu peux écrire au moins au min­istère de la Jus­tice, trans­met­tre au pro­cureur”. Je me dis “Bon sang, quelle per­son­nal­ité suis-je !”, mais en vérité les gros ennuis étaient véri­ta­ble­ment devant ma porte, et même en face de moi, me salu­aient, “nous voilà arrivés, nous avons du te man­quer !”.

A quoi sert un procureur ?

Je ren­trai au quarti­er, sous le regard ques­tion­nant de mes amies, et je réfléchis, “dois-je pren­dre ces allé­ga­tions au sérieux ?”. Je me reti­rai dans l’en­droit le plus frais et préféré de notre quarti­er, avec deux femmes en lesquelles j’avais con­fi­ance, je leur racon­tai tout et demandai leur avis. L’une me dit “ne t’embarques pas dedans, laisse tomber”, l’autre s’in­quié­ta pour moi. Après de longs échanges, j’aboutis à cette déci­sion : j’al­lais trans­met­tre ces allé­ga­tions ‑comme cela doit être fait- lorsque je ren­con­tr­erais le pro­cureur, ain­si le bureau du pro­cureur allait men­er une enquête, au moins ils devraient le faire, n’est-ce pas ? Je révélai ma déci­sion à mes amies et obtins leur appro­ba­tion, et il ne restait plus qu’at­ten­dre le procureur.

Finale­ment, le pro­cureur arri­va à la prison, et me fit appel­er. Mais qu’est-ce donc ? Dans la pièce où d’or­di­naire nous nous entrete­nions seuls, était assis le directeur de l’étab­lisse­ment. Calme­ment, j’ai trans­mis ma requête, et expliqué que j’é­tais main­tenue dans des pris­ons loin de ma famille et mon domi­cile, et que par voie de con­séquence les vis­ites étaient trans­for­mées en véri­ta­bles cal­vaires, que je n’avais pas vu mon père depuis un an et demi, en rai­son de ses prob­lèmes de san­té l’empêchant de faire de longs tra­jets… Résul­tat ? Il n’y en eut aucun : “rédi­gez une let­tre requête”. Bah, j’en écrivais déjà sans cesse, mais elles étaient toutes refusées.

Mais, au bout du compte, nous arrivâmes au sujet épineux… Avant de com­mencer, je leur dis que je souhaitais par­ler avec seul le pro­cureur, et je demandais que le directeur de l’étab­lisse­ment sorte. Le directeur qui déjà “m’aimait beau­coup”, quit­ta la pièce, me regar­dant sour­cils fron­cés, yeux rem­plis de haine. (Ce directeur était bien évidem­ment le même que celui dont je par­lais dans mon arti­cle précé­dent, qui me menaçait pour que j’ar­rête d’aider les femmes syri­ennes.) Je trans­mis donc toutes les allé­ga­tions des femmes fonc­tion­naires supérieures, telles qu’elle étaient, et lui demandais d’en­quêter. Au début, il ten­ta de noy­er le pois­son, accusa les fonc­tion­naires, alors que devant nous il y avait les allé­ga­tions de deux fonc­tion­naires ex-supérieures, méri­tant réelle­ment enquête. Bien sûr, je savais per­tinem­ment que j’al­lais ren­con­tr­er la ques­tion “mais pourquoi elles te par­lent à toi ?”, qui, en effet, tom­ba. Je dis que je pen­sais qu’elles avaient peur, et que moi, je ne fai­sais que lui trans­met­tre les faits exprimés, c’est-à-dire à un pro­cureur. Il prit des notes. Il com­pre­nait, ou bien je le pen­sais. Mais je me trompais bel et bien. Les emmerdes étaient alors bien instal­lées sur mes bras, et même me pre­naient dans leur bras. Et ça, j’al­lais le com­pren­dre douloureuse­ment, dans les jours noirs qui suivirent.

Les emmerdes avaient dit “on arrive !”

Alors, voyez-vous, cet entre­tien se déroula, de mémoire, le jeu­di. Et les samedis étaient pour notre quarti­er, le jour de com­mu­ni­ca­tion télé­phonique. Enfin, quand je dis “com­mu­ni­ca­tion”, il ne faut pas sures­timer, il s’ag­it d’un droit d’ap­pel de seule­ment 10 min­utes, et unique­ment avec les mem­bres de famille du 1er degré. Quant au lun­di d’après, nous avions le jour des “vis­ites ouvertes”, sans cab­ine, aux­quelles on a droit une fois par mois, et pen­dant 45 minutes.

Ce same­di au télé­phone, j’ap­pris par ma mère, que Melek Bengü Şahin, ma proche intime, ma soeur, le top éter­nel de ma liste de vis­ite, ne viendrait pas me voir ce lun­di. Bien ! Ce n’é­tait vrai­ment pas facile de venir d’Is­tan­bul à Tarse. Mais étais-je la seule qui appre­nait sa future absence ? Bien évidem­ment que non ! Ceux qui écoutent les con­ver­sa­tions télé­phoniques prirent con­science de cette infor­ma­tion. Pourquoi je pré­cise cela ? Afin que ce qui va suiv­re puisse être mieux com­pris, bien sûr…

Nous arrivâmes au dimanche. Une soirée ordi­naire à la prison de Tar­sus, il est minu­it, nous sommes assis­es dans le réfec­toire du quarti­er, regar­dons à la télé, le film “Mis­sion impos­si­ble”, dis­cu­tons entre amies, pourquoi Tom Cruise ne vieil­lit pas et du fait qu’il tourne les scènes d’ac­tion sans dou­blure… Subite­ment, la porte prin­ci­pale du quarti­er qui donne sur le couloir, et celle qui donne sur la prom­e­nade s’ou­vrent simul­tané­ment. Et y font irrup­tion, des dizaines de gar­di­ennes aux allures de cow­boy endur­ci, en hurlant, “tout le monde à la prom­e­nade !”. Nous ne savions plus d’un coup où nous habi­tions. Dans des con­di­tions nor­males, les fouilles se déroulaient dans les heures de bureau, la porte du couloir est ouverte, mais on n’en­tre aucune­ment de cette façon, en plein minu­it et on ne fait pas sor­tir tout le monde dehors. Claire­ment, était menée là, une “opéra­tion”. Nous por­tions toutes, ce que nous pou­vions porter dans une nuit chaude de Tarsus.

Dans des sit­u­a­tions anor­males comme celle-ci, je pou­vais incroy­able­ment garder mon sang-froid. C’est ce qui se pas­sa. En sor­tant dans la prom­e­nade calme­ment, je demandai “allons bon, il y a une par­ty ?”. Une des gar­di­ennes dit alors “tu sors d’en dessous de chaque pierre, Aslıhan Gençay”. A cet instant même, je com­pris que cette descente de minu­it était pour ma pomme. Note d’in­for­ma­tion : durant l’été, les prom­e­nades des quartiers sont fer­mées à 20h, mais là c’é­tait ouvert, alors, dans ce remue ménage, moi et mes amies, impas­si­bles, allions savour­er cette sor­tie noc­turne dans la prom­e­nade. Les fonc­tion­naires, fiévreuse­ment, en action, demandèrent en guise d’ob­ser­va­trice, la présence d’une pris­on­nière qui ne s’y con­nais­sait pas trop. En temps nor­mal, ce sont les pris­on­nières qui définis­sent les obser­va­tri­ces. Mais voilà, les con­di­tions n’é­taient pas du nor­males, et ce qui devait arriv­er, arriva.

La fouille dura une demie heure, les gar­di­ennes quit­tèrent ensuite le quarti­er. Lorsqu’on est remon­té dans le dor­toir, nous avons vu que seule mon armoire et mon lit avaient été passé au peigne fin, mis sans-dessus-dessous, et, par­ti­c­ulière­ment, tous les écrits avaient du être lus. La pris­on­nière obser­va­trice con­fir­ma, la fouille m’é­tait bien des­tinée. Tout le monde me regar­dait avec curiosité, et moi, comme s’il ne s’é­tait rien passé, je scru­tais, j’é­coutais dans le calme. Après tout, seules trois per­son­nes, moi et deux amies du quarti­er, con­nais­sions le sujet de cela. Il était presque une heure du matin, la porte s’ou­vrit encore, avec fra­cas, et une voix de gar­di­enne annonça : “Aslıhan Gençay, on te prend à l’ex­térieur, tout de suite !” Enfin, la fin atten­due ! Je me dirigeai pour descen­dre et sor­tir, une amie m’at­tra­pa “n’y vas pas, on ne te don­nera pas”. Je répondis, “non, inutile, ils me pren­dront quoi qu’il en soit, et ils vous atta­que­ront, pourquoi subiriez-vous des dom­mages ?”, et je pas­sais par la porte. Je me retrou­vais dans une foule, por­tant des vête­ments de nuit, car on ne m’avait pas don­né le temps de me changer.

On tra­ver­sa le couloir, nous rap­prochâmes de la zone “aquar­i­um”, où se passent les entre­tiens avec la direc­tion, je les vis rassem­blés, tous les directeurs (c’est étrange, dans cette prison de femme il n’y a aucune direc­trice), et les fonc­tion­naires supérieurs hommes en tenue civile, car on les avaient faits venir de chez-eux. Mes vête­ments n’é­taient pas adéquats pour cet entre­tien, je dis alors aux gar­di­ennes “allez-vous me met­tre en face d’au­tant d’hommes dans cette tenue ? Je vais retourn­er au quarti­er pour m’ha­biller”. Mais qui m’é­coutait ? On arri­va ain­si à “l’aquar­i­um”. D’ac­cord, la par­ty de tor­ture était pour moi, j’é­tais la fille de la fête, mais je n’é­tais pas pré­parée, je ne m’é­tais même pas faite belle !

Dès mon entrée dans la pièce, bien sûr je m’as­sis, et le directeur de l’étab­lisse­ment, qui ne tenait pas en place, qui fai­sait les cent pas rapi­des, cria sur les gar­di­ens à plein poumons : “faites la lev­eeer !” Deux coloss­es de gar­di­ennes m’at­trapèrent par les bras, me lev­èrent, et après, ne lâchèrent plus mes bras. L’homme était presque au bord de la crise de nerfs, ils débitait tout ce qui peut ne pas ren­tr­er dans un quel­conque cadre logique, en hurlant, et il m’ac­cu­sait sans cesse. Quelques exem­ples : “Je lutte con­tre le ter­ror­isme, toi, tu veux me tir­er le tapis sous les pieds, et me faire relever de mes fonc­tions de directeur ! Tu vas faire venir à ma place quelqu’un de plus jeune, sans expéri­ence et tu vas men­er des activ­ités ter­ror­istes ! Toi, tu me fais suiv­re, tu fais suiv­re aus­si mes enfants ! Toi, tu as fondé une organ­i­sa­tion ter­ror­iste, juste pour me faire tomber !”… J’é­coutais calme­ment, tout en pensent “dis donc quelle per­son­ne suis-je vrai­ment !”, tout en riant à ces absur­dités de dingue. L’homme s’én­er­va encore plus. Finale­ment, fatigué, il se tut et ce fut mon tour : “Le fait que je sois amenée ici, avec une opéra­tion de minu­it, dans une tenue inadap­tée, est illé­gal. Si je ne suis pas ramenée au quarti­er, je vais porter plainte con­tre vous tous. Je veux appel­er le pro­cureur tout de suite. Il a du vous dire qu’il va enquêter sur ce que je lui ai trans­mis, et vous essayez tous ensem­ble de me faire taire. Les allé­ga­tions sont cer­taine­ment véridiques, pour que je subisse autant de pres­sion” leur dis-je. Et j’a­jou­ta “par ailleurs, quelle organ­i­sa­tion j’au­rais fondée, je suis curieuse de le savoir. S’il existe une organ­i­sa­tion, elle doit porter un nom, non ?”. Le directeur s’ar­rê­ta un moment, réflé­chit, et dit, en ajoutant des prénoms fic­tifs pour les deux fonc­tion­naires plaig­nantes “organ­i­sa­tion de Ayşe Fat­ma Aslı !”. Je sais, vous n’ar­rivez pas à le croire, mais croyez-moi, il l’a dit réelle­ment comme ça. Je ne sais pas si ce furent les nerfs, l’ab­sur­dité de la sit­u­a­tion, mais je lançais un éclat de rire. Je ne savais pas s’il fal­lait en rire ou en pleur­er, nous étions donc face à une nou­velle organ­i­sa­tion, et j’en étais la fon­da­trice… Allons‑y !

Ensuite, com­mencèrent les men­aces clas­siques : “Avoue, tu essaies de me faire couler. Toi, tu ne pour­ras pas sor­tir de cette prison. On va ouvrir des procès à ton encon­tre, tu vas écop­er de 20 ans de prison pour avoir fondé et dirigé une organ­i­sa­tion ter­ror­iste. Tu es ici, jusqu’à la fin de ta vie. Si tu ne veux pas que ça se passe comme ça, avoue !” Non mais, que devais-je avouer exacte­ment, ce n’é­tait pas clair non plus…

Ma patience avait des lim­ites, à moi aus­si, et ce fut mon tour de hurler à pleins poumons “C’est toi qui est ter­ror­iste ! C’est toi qui as fondé l’or­gan­i­sa­tion. Moi, comme n’im­porte quelle citoyenne doit le faire, j’ai trans­mis les allé­ga­tions à ton pro­pos, au pro­cureur. Ce n’est nulle­ment un délit. Si, quand tu ouvri­ras un procès à mon encon­tre, un seul juge croit tes délires et me châtie, wow qu’est-ce que le sys­tème de jus­tice est devenu ! Tu es un tor­tion­naire, et depuis une heure tu me tor­tures…

A suivre : la torture de l’isolement

Dans ce ram­dam où d’ailleurs j’avais per­du la voix à force de crier, j’en­tendis l’or­dre du directeur : “met­tez la à la cel­lule d’isole­ment”. Je con­tes­tai, en vain “c’est illé­gal !”, mais j’y fus trainée par les gar­di­ennes, qui ont bleui mes bras à force de les ser­rer, con­duite vers les cel­lules d’isole­ment, et mise dans l’une, située à l’é­tage du haut.

En posant mes yeux à l’in­térieur, la pre­mière chose que j’ai con­staté, ce fut le fait que le sol y était trem­pé, et que le lit et les draps avaient été jetés avec soin dans l’eau, c’est-à-dire que la cel­lule avait été pré­parée pour moi avec “amour”. Je vous ai déjà dit que le directeur m’aimait beau­coup ! Je regar­dai le lieu de toi­lette, il n’y avait rien. Je me dirigeais directe­ment à la porte, et com­mençais à frap­per. Je demandais de l’eau potable, savon, servi­ettes en papi­er, mes médica­ments habituels pour l’asthme, des draps, lit et oreiller cor­rects. De la part des fonc­tion­naires de l’équipe A qui vin­rent à la porte, je reçus chaque fois la même réponse, : “Y a ordre de mon­sieur le directeur, il l’a inter­dit”. Elles ont répon­du ça, même pour ma demande de savon, “pourquoi l’eau ne te suf­fi­rait pas ?”“Ah”, je leur dis “vous êtes donc de ces per­son­nes qui ne se lavent pas les mains en sor­tant des toi­lettes”. Voyez-vous, tout ça c’est par amour…

J’é­tais véri­ta­ble­ment réduite à des con­di­tions moyenâgeuses, ou peut être, m’é­tais-je endormie en regar­dant “Mis­sion impos­si­ble” et tout cela ne se déroulait-il pas réelle­ment. Le som­meil m’é­tait désor­mais inter­dit. J’ai frap­pé à la porte de la cel­lule, jusqu’au petit matin, pour revendi­quer mes besoins. Bien évidem­ment, toutes les femmes qui dor­maient dans les autres cel­lules, furent réveil­lées, elles écoutaient ce qui se pas­sait, com­ment voudriez-vous qu’elles puis­sent dormir avec tout ce bou­can ? Je vous présente mes excus­es pour les gênes que j’ai causées tem­po­raire­ment… J’ai pu dormir vers l’aube. C’é­tait déjà lun­di, et j’é­tais tou­jours dans les mêmes conditions.

Le déje­uner arri­va, plat de viande. Ben, je suis végé­tari­enne. La femme pous­sait le plat vers l’in­térieur, moi je repous­sais vers l’ex­térieur. Je lui dis “quelle belle tor­ture… évidem­ment, il y a mille et une façons d’af­famer”, je ne le pris. Ah oui, par ailleurs, cha­cun de mes gestes, et mes paroles, étaient enreg­istrés par une caméra pié­ton. Imag­inez, vous par­lez sans cesse vers une caméra tournée vers votre vis­age. On se serait cru sur le plateau de “Para­nor­mal Activ­i­ty”.

Dans l’après-midi, la porte s’ou­vrit, et on m’an­nonça que j’avais de la vis­ite. Quelle grande sur­prise ! C’é­tait Melek Bengü Şahin. Je vous l’avais décrite, et comme si elle me prou­vait qu’elle est un être saupoudré de pous­sière de fée et jeté sur Terre, elle avait décidé de venir, sans aucune rai­son. De plus, la vis­ite n’é­tant pas faite dans la mat­inée comme d’habi­tude, elle avait atten­du jusqu’à l’après-midi. Et quelle attente ! Pour se débar­rass­er de Bengü, ils lui avaient men­ti “le quarti­er d’Aslı a changé, donc les jours de vis­ites aus­si. Pas de vis­ites aujour­d’hui”. Pour­tant, en ayant écouté la con­ver­sa­tion télé­phonique, ils étaient sûrs que je n’au­rais pas de vis­ite ce lun­di. Mais Bengü, qui ne devait pas venir, était là, et leurs plans pour me faire souf­frir dans une cel­lule d’isole­ment jusqu’au same­di d’après était tombé à l’eau. Sans le savoir Bengü avait con­tre­car­ré leur plan.

Mon amie, non con­va­in­cue des men­songes qu’on lui a racon­tés, s’é­tait dis­putée avec insis­tance sur le seuil de la porte, avait exprimé avec déter­mi­na­tion qu’elle ne par­ti­rait nulle part sans me voir, et avait enfin réus­si à obtenir une vis­ite, dans l’après-midi.

Je sor­tis de la cel­lule dans un état pitoy­able, tou­jours avec la caméra col­lée à mon nez, et arrivai à l’e­space dédié aux vis­ites des pris­on­nières pénales. Tout le monde me regar­dait, car toutes les détenues s’é­taient pré­parées, habil­lées pour la vis­ite, or moi, je venais comme sor­tie d’un chantier, et en com­pag­nie des caméras… Je n’ou­blierai jamais nos retrou­vailles avec Bengü, notre étreinte là-bas. On dit tou­jours qu’il faut avoir dans la vie quelques ami.es loyal.es. Comme c’est vrai. J’avais l’im­pres­sion d’être trans­portée de l’en­fer au par­adis, et d’y retrou­ver Melek [ange en turc] Bengü. Mais on ne pou­vait pas par­ler comme il faut, car une gar­di­enne avait incrusté la caméra entre nous, et s’employait à inter­venir à chaque chose que je dis­ais. Lors de l’en­tre­tien qui dura 15 min­utes, je racon­tai tout à Bengü, tant bien que mal, et demandai un avo­cat. Elle, elle m’a enlacée et m’a dit “T’in­quiètes, je vais me charg­er de tout” et elle le fit. On en a tra­ver­sé des chi­canes ensem­ble… (Tant qu’on y est, je remer­cie infin­i­ment cette belle et excep­tion­nelle per­son­ne qu’est Melek Bengü Şahin, ma soeur, mon amie de vie, qui tra­vaille à la Mairie métro­pole d’Is­tan­bul, comme psychologue).

Alors, mes ami.es, avocat.es, et ma famille de l’ex­térieur, seraient donc mis au courant de ce qu’on me fai­sait subir, je décom­pres­sais. Désor­mais tout mon temps dans cette cel­lule pour­rait être con­sacré à écrire des let­tres-requête à toutes les autorités de l’É­tat et organ­i­sa­tions de défense des droits humains, pour racon­ter ce qui s’é­tait passé. C’est ce qui fut. Même qu’une fois, la fonc­tion­naire m’a rap­porté les let­tres et m’a dit “nous ne pou­vons pas envoy­er ces let­tres, tu cri­tiques l’ad­min­is­tra­tion”. Je regar­dai la caméra, et lui répondis “Enreg­istrez donc, c’est mon droit légal, vous vio­lez mes droits, je ne les reprendrai pas !” et mes let­tres furent envoyées.

Le lende­main je fus appelée pour ma dépo­si­tion. Le directeur de l’étab­lisse­ment était encore assis en face de moi, et débitait ses foutais­es, avec un peu moins de con­fi­ance en lui. Bien sûr je ne con­sen­tis à rien. Je subis durant des heures seule­ment sa pres­sion, et il essaya de me faire accepter ses fic­tions de fou. J’ai dépeins les faits, mon­tré mes deux amies de quarti­er comme témoins. Puisqu’elles avait été appelées à témoign­er sans que je le sache, et avaient affir­mé de leur côté exacte­ment les mêmes faits, mes pro­pos furent clar­i­fiés. La cabale que le directeur, qui m’aimait tant, s’ef­forçait de mon­ter con­tre moi, s’ef­fon­dra ainsi…

Bien évidem­ment, mon avo­cat Tugay Bek, ne me lais­sa jamais seule dans cette cel­lule. Il fut près de moi, comme d’habi­tude, il vint aux vis­ites, et il est inter­venu auprès du directeur pour que l’isole­ment soit levé. Tous ces efforts furent vains. Mon avenir était tou­jours incer­tain. Mais comme l’opin­ion publique était au courant, désor­mais, mes besoins humains était sat­is­faits, et j’é­tais même amenée à la salle de sport durant 3 heures par jour, seule, je pou­vais aus­si accéder à l’eau chaude pour le café et le thé. Par ailleurs, le pro­cureur de la prison fut trans­féré vers un autre dis­trict, et un nou­veau pro­cureur affec­té à l’étab­lisse­ment. Je sus cela lorsque le nou­veau pro­cureur vint inspecter les cel­lules. Pen­dant la vis­ite, il dis­ait aux fonc­tion­naires qui l’ac­com­pa­g­naient “elle dit ‘cel­lule’ pour ça ? Mais ce sont des cham­bres indi­vidu­elles”. Bah, dans ce cas tu n’avais qu’à venir y séjourn­er Mon­sieur le pro­cureur… Je le savais, il m’aimait bien, lui aussi.

Et la déportation…

Après 15 jours d’isole­ment, un matin, la porte de la cel­lule d’ou­vrit subite­ment et on me dit “tu seras trans­férée”. Le temps qui m’é­tait don­né pour pré­par­er mes affaires était à peine de dix min­utes. Et mes affaires restées dans le quarti­er avaient été déjà vite-fait ramassées et mis­es dans le ring, le véhicule car­céral. Bien évidem­ment une par­tie de ces affaires man­quaient. Plus tard, je fis des dizaines de requêtes, depuis ma nou­velle prison, je me décar­cas­sais pas mal pour les récupér­er, et finale­ment je réussis…

Où en étions-nous ? Oui, lorsque je fus sor­tie de la cel­lule et amenée à l’e­space d’ad­mis­sion des détenues, aus­si bien les sol­dats que le ring étaient prêts, il ne man­quait plus que moi. J’al­lais alors mon­ter dans le ring, et me met­tre sur la route, sans savoir où j’al­lais être amenée. Juste avant de pren­dre le ring, les fonc­tion­naires me col­lèrent à la hâte un papi­er dans la main. Je ne pus le lire qu’une fois sur la route. L’ab­sur­dité se pour­suiv­ait, on m’avait don­né une sanc­tion dis­ci­plinaire : inter­dic­tion de vis­ites, durant 3 mois. Pour quel motif ? “Dire de mau­vais­es choses dans l’étab­lisse­ment”. Je ris durant tout le voy­age. Je demandai alors au com­man­dant où on allait, et je reçus la réponse : “Kay­seri”.

Non-lieu pour les tortionnaires

Dans les pre­mières semaines du mois d’août de 2018, sans pou­voir dire au revoir à mes amies de Tar­sus, je fus déportée défini­tive­ment à la prison de Kay­seri. J’y appris que toutes les pris­on­nières déportées de Tar­sus ici, dénonçaient par let­tres l’ad­min­is­tra­tion de la prison de Tar­sus, et dépo­saient des plaintes. Je pense que même le min­istère de la Jus­tice n’en pou­vait plus de la prison de femmes de Tar­sus. Qu’al­laient-ils faire alors ? Y aurait-il une enquête sur ces allé­ga­tions ? Les respon­s­ables seraient-ils sanc­tion­nés ? Je n’en étais aucune­ment sûre, car la final­ité de toutes mes dénon­ci­a­tions, mes plaintes sur ce que j’avais vécu, fut non-lieux sur non-lieux, et à ce que je sache, la per­son­ne dont je par­le est tou­jours le directeur de la prison de femme de Tar­sus. Alors, Mon­sieur le min­istre de la Jus­tice Abdül­hamid Gül, qu’en fer­ez-vous de tout ça, hein ? Je suis réelle­ment curieuse, pourquoi m’a-t-on fait subir tout cela, et pourquoi en est-on resté là auteurs sont restés pour les auteurs ?

Ah oui, qu’est-elle dev­enue la sanc­tion qui me fut attribuée ? Je la con­tes­tai, et lors de la pre­mière audi­ence devant le tri­bunal d’exé­cu­tion des peines, le juge me dit “Madame, vous n’avez pas com­mis de crime, ce que vous avez fait n’est pas un délit, par con­séquent, j’an­nule cette sanc­tion”. Dans cette pièce de SEGBIS (sys­tème audio­vi­suel), une des gar­di­ennes de la prison de Kay­seri qui se tenait près de moi, s’en réjouit autant que moi, on s’en­laça. Ne dites pas que ce n’est pas pos­si­ble, ce genre de sol­i­dar­ité de femmes peut se mon­tr­er par­fois avec cer­taines personnes…

Je dois pré­cis­er que ce que je vous racon­te est un sim­ple résumé de ce que j’ai vécu. Ne dites pas “quel résumé, et si long !”, croyez-moi il y aurait bien plus à dire…

Dans la prochaine chronique, nous allons tourn­er la lanterne vers Sivas, et éclair­er les oppres­sions, les obscu­rités des pris­ons de Sivas. Patien­tez s’il vous plait…

Aslıhan Gençay

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Aslıhan Gençay
Aslıhan Gençay est née en 1974, elle est diplômée de la Faculté des sciences économiques et administratives de l’Université Dokuz Eylül d’Izmir. Du fait de son identité d’opposante de gauche, elle fut emprisonnée en 1992 durant 10 ans. Elle porte encore des séquelles de “jeûnes de la mort” menés dans les prisons en l’an 2000. Après sa libération pour raison de santé, elle a commencé à travailler comme journaliste. Elle fut autrice dans le journal Radikal, la revue Milliyet Sanat, et éditrice des pages culture et art dans Özgür Gündem. En 2016, une décision de sursis de la CEDH, la concernant fut annulée, et pour compléter sa peine, elle fut emprisonnée à nouveau, durant cinq ans, dans les prisons de Sincan (Ankara), Tarsus, Kayseri et Sivas. Elle retrouve sa liberté en mai 2021. Elle est actuellement chroniqueuse dans Davul Gazetesi et éditrice pour une ONG.

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