Le 15 mars 2022, au “Galeri/miz”, dans le quartier Teşvikiye à Istanbul, une exposition autour de l’artiste kurde emprisonnée Dilan Cudî Saruhan a ouvert ses portes. Accusée “d’appartenance à une organisation” et condamnée à 9 ans de prison, Dilan est incarcérée depuis décembre 2017, à la prison de femmes de Bakırköy, à Istanbul. D’ailleurs, comme vous êtes nombreux à lui écrire suite à notre appel, en avril dernier, rappelons qu’elle avait envoyé une lettre pour les lectrices et lecteurs de Kedistan…
Cette “exposition documentaire” a vu le jour à l’initiative de l’artiste Emre Zeytinoğlu. Si le projet porte le nom “Görülmüş Mektuplar”, en français, littéralement “lettres vues”, au sens “vues et approuvées”, passées à l’approbation de la commission de censure de la prison, ce n’est pas un hasard. Emre Zeytinoğlu a élaboré ce projet, en collectant les dessins et textes de Dilan, durant près de trois ans, reçus lors des échanges épistolaires avec elle.
Dilan
Emre Zeytinoğlu raconte la genèse de l’exposition, dans l’émission culturelle de Artı TV, concoctée par Aslı Uluşahin… “Je donnais des cours à l’Université de Marmara et Dilan venait à mes cours comme auditrice. Ensuite je ne l’ai plus vue. Après un long moment, j’ai reçu une lettre de la prison de Bakırköy. J’ai répondu, j’en ai reçu d’autres, nos échanges devinrent plus fréquents… Dilan a commencé à m’envoyer également des textes et dessins.”
Emre Zeytinoğlu organise des expositions tous les deux, trois ans, dans cette même galerie. Il avait alors une date déjà programmée. La pandémie passant par là, la programmation fut reportée en mars 2021. L’artiste eut alors le temps de réfléchir sur ce projet qu’il qualifie d’exposition-documentaire.
“Je voulais une exposition en dehors des clichés” dit Emre, “bien sûr, la réalité devait être exprimée. Mais il y a de nombreuses façons de le faire, et je voulais un angle qui ne fait pas appel aux formes fantasmées, aux descriptions exagérées, aux pensées idéalisées.” Lorsque Dilan lui envoie une note, dans laquelle elle remercie pour son initiative et lui dit “Ce que je vous demande, c’est de me tenir en dehors des clichés”, les deux artistes se retrouvent dans cette intention de simplicité et le regard plutôt documentariste. Emre dit, “c’était exactement ce que je voulais faire, montrer des choses à propos de la vie, simples et parfois ironiques. C’est-à-dire, pieds sur terre, je voulais parler d’un vécu, et porter une expression qui part d’une situation, d’une pratique.” En effet, cette nature de l’expression artistique offerte aux visiteur.es définit ce projet comme une exposition — documentaire.
“Ce n’est pas une exposition traditionnelle” dit Emre Zeytinoğlu, “je ne fais que de transmettre la réalité de Dilan, bien évidemment en concertation avec elle. Ce n’est pas non plus, une exposition à deux, habituelle. Dilan m’a envoyé beaucoup de ses créations et textes, je les ai sélectionnés comme je voulais, ai fait concorder textes et dessins, dont pour certains j’ai choisi d’agrandir, par exemple. Et j’ai scénographié selon mon choix.”. Il précise “de fait, je ne me situe pas non plus comme ‘curateur’. C’est mon exposition en tant qu’artiste, mais il s’agit de la réalité de Dilan. Elle écrit, elle dessine, elle raconte quelque chose…”
“Par exemple, il y a une note qui m’a beaucoup touché” dit Emre. Dilan lui a écrit “Je suis une femme de la montagne, les montagnes me manquent, mais les mers aussi”. “Là, elle ne scande pas de slogans” précise Emre, “il faut voir aussi ce côté simple, humain, des gens. Il ne faut pas catégoriser les personnes. Ceux qui catégorisent ne sont pas des blanches colombes non plus. Ceux qui catégorisent, peuvent le faire car ils en ont le pouvoir. Mettre une personne dans une situation et ensuite, la catégoriser, est aussi une responsabilité. Les choses n’arrivent pas comme ça, d’elles mêmes, comme si elles tombaient du ciel, comme si elles étaient l’oeuvre des anges sombres”.
Monter en haut est le droit de tout le monde. Les arbres me manquent. Les fleurs, la boue… Je suis une femmes de la montagne, les montagnes me manquent. Mais la mer aussi, me manque. 14 fevrier 2020.
Cette note de Dilan qui dit “ne m’enfermez pas dans les clichés”, parait alors comme un important déterminant pour trouver l’axe de cette exposition.
“En réalité, je ne connaissais pas vraiment Dilan. Je l’ai connue à travers ses lettres. Au fur et à mesure qu’on s’écrivait, elle a commencé à me demander certaines choses. Par exemple des livres. Je les lui ai envoyés. Ensuite, ayant appris la sortie de mon livre, elle me l’a demandé aussi. Je le lui ai fait parvenir également.
Il se trouve que le graphiste de ce livre avait inséré des feuillets cartonnés noirs dans sa conception. Dilan a utilisé ces cartons comme support. Elle avait également trouvé de la peinture verte, restant de rénovation des lits superposés de son quartier. Certaines oeuvres exposées sont celles-ci.”
Emre Zeytinoğlu tient à remercier la galerie qui accueille l’exposition : “J’avais un projet, mais ils ne connaissaient pas les détails. Certes, le contenu recueilli à travers des lettres est totalement légal, car chaque page est lue et approuvée par l’administration de la prison, certes, ils savaient que ce n’est pas mon style de faire de la provocation ni de scander des slogans, mais ils aurait pu hésiter. Aujourd’hui, en Turquie, l’hésitation est tout à fait compréhensible, et si c’était le cas, je ne leur en aurais pas voulu bien sûr. Mais ce ne fut pas le cas. Je leur en remercie.”
L’artiste souligne aussi l’aspect collectif du projet : “Par exemple, Dilan a trois mouchoirs dans la prison. Elle les a utilisé comme supports de broderie. Elle m’a envoyé des esquisses qui représentaient ce travail. Sur l’un des mouchoirs, on voit la phrase ‘je ne t’oublierai jamais, la 302’. Il s’agit de l’article de Loi n°302, pour lequel Dilan fut condamnée. Je me suis demandé si je pouvais les faire reproduire. Alors je l’ai montré à un ami artiste qui fut dans le passé le directeur de la branche textile de notre université, il l’a fait. Un autre mouchoir fut reproduit par une autre amie artiste, Beksultan Oğuz… Elle a aussi réalisé une vidéo… Ainsi l’initiative a pris un caractère collectif.”
Qu’a-t-elle dit Dilan à propos de cette exposition ?
Evidemment, elle en est très heureuse. Elle disait dans une lettre : “Sur cette route que j’ai prise pour réaliser mes rêves, toutes mes expositions se sont déroulées sans moi. Les sculptures que j’essayais de terminer sont restées inachevées. Cela fait longtemps que mes créations en glaise sont fissurées. La seule chose dont je ressens le manque ici, est une poignée de glaise.”
La famille de Dilan a aussi visité l’exposition. J’ai discuté aujourd’hui, avec sa jeune soeur Bahar qui, elle aussi, fait des études de beaux-arts. Elle m’a dit, “sans parler de l’émotion que j’ai pu ressentir en ayant retrouvé ma soeur, je peux dire avec un regard extérieur, qu’il s’agit d’une très belle exposition plutôt intime, où Dilan nous amène dans son monde intérieur, avec sincérité et simplicité. Je l’ai bien aimée, vraiment…” Il n’est pas difficile d’imaginer cette sensation singulière qui peut atteindre et capter les visiteur.es, car il s’agit en effet, de créations qui s’étendent sur plusieurs années, réalisées par Dilan, sans avoir la pensée ni l’idée d’une possible exposition. Ami.es lectrices, lecteurs, si vous êtes dans le coin, s’il vous plait allez visiter cette exposition, pour moi, pour nous…
Nous savons au Kedistan, à travers les lettres de Dilan, qu’elle a un coup de coeur pour Van Gogh, particulièrement pour le tableau “Les tournesols”. Voilà ce que Emre Zeytinoğlu raconte à ce sujet : “J’ai acheté une affiche de ce tableau. Je l’ai préparée en rouleau pour l’envoyer à Dilan. Ensuite, j’ai appris que les affiches ne sont pas autorisées dans les prisons. J’ai pensé alors ruser, diviser l’affiche et envoyer les pièces comme des cartes postales. Ils lui en donnèrent deux ou trois, mais ayant compris la combine, refusèrent le reste…”
• Le 11 juin 2021 — La première pièce de l’affiche des tournesols est arrivée dans votre lettre. J’en suis très heureuse. Vous pouvez envoyer les autres pièces, une par une, dans vos lettres.
• Le 19 octobre 2021 — J’ai reçu les livres que vous avez envoyés. Mais les autres parties du tableau de Van Gogh ne sont pas arrivées. Selon les nouvelles décisions ici, je peux recevoir seuls les livres. J’ai rédigé une lettre requête et demandé ces tournesols, car cela fait si longtemps maintenant, que je ne les ai pas vus.
• Le 19 octobre 2021 — Je ne comprends pas quel problème peuvent créer selon les lois, des tournesols sur une table. Je ne lâcherai pas ce tableau et je vous tiendrai au courant. Personne ne peut entrer entre moi et Van Gogh :).
Emre Zeytinoğlu poursuit : “Cette stratégie tomba ainsi à l’eau. Je ne sais pas si quelqu’un lui a envoyé au moins une carte postale de ce tableau”.
Rassurez-vous, la réponse est “OUI”. Nous avons un jeune lecteur, Nicolas, qui est devenu un ami, à travers son soutien à l’artiste kurde Zehra Doğan. A l’occasion de cet article, je tiens à lui faire hommage et le saluer de tout coeur. Non seulement il apporte un soutien très actif des prisonnier.es politiques, sur son compte Twitter, mais il remplit aussi ses fins de semaine, en écrivant assidument aux prisonnier.es, et j’en suis personnellement témoin. Nous savons par des lettres que nous recevons, par des conversations avec les ami.es libéré.es, que les enveloppes de Nicolas, qui prennent le chemin des prisons turques, par douzaines, toutes les semaines, embellissent les journées de distribution de lettres, pour Dilan Cûdi Saruhan, ou Nûdem Durak, Nedim Türfent, Ziya Ataman, Aysel Tuğluk, mais aussi bien d’autres, dont les noms restent plus confidentiels.
Nicolas a bien envoyé la carte de l’oeuvre “Les tournesols” suivie d’une trentaine d’autres oeuvres de Van Gogh. Dilan a écrit à Nicolas qu’elle mettrait la carte postale sur son mur. Alors, à Nicolas de continuer à tapisser la grisaille du béton carcéral de milles couleurs. Merci à lui.
Dilan écrivait dans une note, “je ne sais pas à qui appartient cette citation, mais elle dit : ‘peut on chanter des chansons dans les temps sombres ? Bien sûr, dans les temps sombres seront chantées, des chansons qui racontent les temps sombres’ ”.
Pour que les chansons des temps sombres et la grisaille de la geôle retrouvent les couleurs, vous pouvez à votre tour soutenir Dilan, lui envoyer des cartes. Pour éviter les problèmes possibles de censure, écrivez vos messages en turc. Des traducteurs automatiques “comprennent” bien les phrases simples et courtes. Vous pouvez également trouver votre bonheur sur Internet, et sélectionner vos messages parmi les traductions existantes des citations célèbres, poèmes et paroles de chansons…
Dilan Cûdî Saruhan
B‑4 Koğuşu
Bakırköy Kadın Kapalı Cezaevi
Zuhuratbaba Mah. Dr. Tevfik Sağlam Cad.
Bakırköy – Istanbul TURQUIE
Rappelons qui est Dilan Cudî Saruhan, avec cette lettre partagée d’août 2019 . Vous pouvez également l’écouter de la voix de Maé Burlat, dans l’émission de Benoit Auclair Parloir n°10, du 27 mai 2020, sur Radio Trensistor…
Un grand merci à Bahar Saruhan pour les photos…
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