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Il y a quelques semaines, dans un film dont le nom m’échappe aujourd’hui, un journaliste racontait ce qu’il avait vécu au “point zéro de la frontière”.
Bien que je sois un journaliste et que j’ai effectué des reportages dans les zones frontières, l’expression “point zéro de la frontière” m’a encore piqué comme une épine dans le pied. Comme vous pourriez le deviner, il y a une raison à cela. Mais oui… Dans cet article, je vais tâcher humblement d’être pointu sur cette question.
Désolé si je vous donne mal à la tête, et si je suis un peu long.
A l’époque, j’avais 15–16 ans. La moitié de mon âge actuel… Je ne sais pas, j’étais peut-être un peu plus enfantin. C’était encore une de ces périodes où les portes des maisons étaient familières pour les béliers et où l’on pouvait voir les traces laissées par les bottes… Encore une fois… Si ma mémoire ne me joue pas des tours et des ruses, un conflit sévère s’était produit quelque part près de Dağlıca, un village de Yüksekova, district de Hakkari.
À ces moments-là, des journalistes mainstream venaient jusque là où nous vivions. Mais on pouvait à peine compter sur les doigts d’une main ceux qui tendaient leurs micros aux citoyens. Et encore je suis optimiste… J’ai aperçu de tels journalistes en ces temps, même que leurs boutons d’acné étaient militaires. A ce point, voyez-vous ?…
Bref… Revenons à notre sujet sans se perdre dans des chemins de traverse. Un jour, je me trouvais dans notre village, juste à côté de la route de la soie et à l’entrée du centre du district de Yüksekova. J’entends l’épouse de mon oncle crier : “Nedim regarde, il y a un minibus derrière la maison” (Oui, elle a dit cela en kurde). C’était un soir aussi sombre que le goudron…
Quand nous nous sommes rapprochés un peu, j’ai réalisé que c’était un véhicule de diffusion et, comme si les deux personnes à l’intérieur du véhicule m’étaient familières, nos yeux se fixèrent, comme timbres sur une lettre. La porte du véhicule s’est ouverte et j’ai vu le microphone de Kanal D. Ma curiosité se hérissa comme chat agacé, gonfla comme un gâteau gorgé de levure… Une personne portant comme un gilet de sauvetage s’approcha de nous et nous salua. Nous la saluâmes. Il nous annonça qu’il allait bientôt être en direct avec Mehmet Ali Birand sur le bulletin d’informations principal de Kanal D. Nous en fûmes si excités, vous auriez du nous voir… Comme si nous allions nous-mêmes être en direct. C’est le village où se trouvait notre maison qui allait être en direct, après tout.
Pendant qu’ils se préparaient, les villageois nous rappelèrent que nous devions leur demander s’ils avaient besoin de quelque chose. Au milieu de toute cette excitation, pris de curiosité, nous n’avions pas pensé à demander quoi que ce soit, comme s’ils étaient là depuis toujours. Avaient-ils faim ? Avaient-ils soif ? Avaient-ils besoin d’aller aux toilettes ? Nous avons posé des questions comme des perles à filer. A vrai dire, ils répondaient à nos questions et invitations par plein de points d’interrogation, avec des regards craintifs et inquiets. Le journaliste s’approcha un peu. Je fis toutes sortes d’efforts pour le convaincre, en déversant mes mots enfantins et la fraicheur de ma jeunesse. “Mon nom est Cem Tekel”, a‑t-il dit.
Je me présentai. Je lui dit que j’étudiais à la section des langues étrangères du lycée et que je serais professeur d’anglais. Il a bien accueilli mes paroles et il utilisa les toilettes de la maison de mon frère aîné. Je pense qu’il nous a fait un peu confiance par la suite… Il commença ensuite son émission, en direct, sous nos yeux admiratifs. Ne vous attendez pas à ce que je m’en souvienne parfaitement, mais ce qui est sûr et certain, c’est qu’il a dit : “Nous sommes au point zéro de la frontière” ! En réalité, il se trouvait à 10–15 mètres de notre maison, mais à 45–50 kilomètres du “point zéro de la frontière”…
Si j’avais eu les réflexes d’un journaliste à ce moment-là, je l’aurais bien sûr corrigé sur-le-champ. Mais, à cette époque, devenir journaliste ne m’effleurait même pas l’esprit. Et je ne pouvais pas savoir ce qu’était une réfutation !
Nous éclatâmes de rire en entendant Tekel parler du “Point zéro de la frontière”. Grâce à lui, nous avons en effet beaucoup ri. Il exagérait, à notre avis… Il renchérissait, comme le fait aujourd’hui le dollar et l’euro devant la livre turque, pour ainsi dire…
Ces vendeurs de “zéro” avaient raison, à leur manière… Même si les habitants du coin le savaient, Birand et son public n’en savaient rien. Et c’était un soir sombre, noir comme le goudron…
D’ailleurs, je dirais que cette expression du “point zéro des frontières” est toujours à la mode, et se vend comme des petits pains, si l’on peut toujours le dire. Mais c’est très cher et trop sucré. L’économie en Turquie est arrivée à un tel point que nous ne pouvons même plus utiliser ces expressions. Une note à l’attention des responsables de la Société de la langue turque (TDK)…
Je me répète, je sais, mais si j’avais eu le réflexe d’un journaliste, j’aurais dit : “Petit malin, tu ne peux nous vendre ça !”. Personne pourtant ne dit un mot. Et notre Cem Tekel fit sa retransmission en direct, comme on verserait une pluie de confettis. Et nos gens lui préparèrent du fromage aux herbes, du yaourt paysan, du pain traditionnel et du thé de contrebande…
Et c’est moi qui lui servit tout cela. Pendant qu’ils dévoraient cette nourriture saine, je dévorais des yeux le véhicule de diffusion. Vous savez ce qu’on dit : les mains et le nez collés sur la vitrine…
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