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Avant même que la “vague Sezen Aksu” ne cesse, l’af­faire Sedef Kabaş s’ac­croche à sa queue. En ce début d’an­née 2022, les médias aux ordres du régime, les insti­tu­tions divers­es béné­fi­ci­aires de cor­rup­tion, les franges de par­tis big­ots et nation­al­istes, plutôt que com­menter la crise économique, préfèrent abon­der les polémiques et se pré­cip­i­tent pour défendre Erdoğan et le “fonde­ment religieux de la Turquie”.

Et, alors que rien n’est tranché sur l’a­vancée pos­si­ble d’élec­tions à venir, hypothèse tou­jours évo­quée, alors que les procé­dures d’in­ter­dic­tion du Par­ti démoc­ra­tiques des peu­ples (HDP), tou­jours ouvertes, s’en­lisent, et que sur­gis­sent de toutes parts dans le camp nation­al­iste des “per­son­nal­ités” opposantes, une odeur de fin de règne se répand. Le régime n’en est pas ébran­lé pour autant, et le décalage entre les opin­ions publiques et la réal­ité d’une oppo­si­tion per­dure. Il est alors bien préférable de relancer la chas­se à l’op­posant putatif plutôt que d’ex­pos­er les fissures.

Tout a com­mencé lorsque Sezen, une diva sex­agé­naire surnom­mée “petite piaf” a partagé sur son compte YouTube, en guise de voeux de bonne année, le clip d’une de ses chan­sons, qui date de 2017. “Şahane Bir Şey Yaşa­mak” (Comme c’est mer­veilleux d’être en vie). “Avec plaisirs et douleurs, comme c’est mer­veilleux d’être en vie, se tenir debout ou touch­er le fond, bâtir des enjeux avec mille pré­textes”, dis­ent les paroles. “Nous voici, sur des mon­tagnes russ­es, en route vers l’apoc­a­lypse, saluez donc les igno­rants d’Adam et Eve”… Sezen, par ces mots, insul­terait alors pré­ten­du­ment Adam et Eve, per­son­nages bibliques. Adam, il faut le savoir, est con­sid­éré cepen­dant dans l’Is­lam comme prophète, et par voie de con­séquence, née de sa côte, Eve en devient une sainte…

Voilà com­ment une chan­son peut ain­si créer un “scan­dale”, et le faire éclater sur les réseaux soci­aux, cou­vrir les unes des jour­naux, alors que le pays est asphyx­ié dans des prob­lèmes économiques, poli­tiques, san­i­taires, et que dans le chau­dron, cor­rup­tion, élec­tion, coerci­tion, se con­juguent en ébul­li­tion… Voilà com­ment une chan­son, com­posée il y a cinq ans, qui n’avait d’ailleurs pas ren­con­tré un engoue­ment spé­cial à sa sor­tie, et qui était plutôt ignorée jusqu’à ce jour, peut occu­per les manchettes, dans cette nou­velle Turquie, où jour­nal­istes, poli­tiques, écrivain.e.s, avo­cats, étudiant.e.s rem­plis­sent les pris­ons. Notons au pas­sage que rien que durant les derniers trois mois de 2021, 203 jour­nal­istes se sont présenté.e.s devant les juges, dans 98 procès, et que 18 d’en­tre eux, elles, furent condamné.e.s en prison. (Rap­port inté­gral en turc).

La vague de haine soulevée à l’en­con­tre de Sezen à tra­vers le hash­tag “Sezen tiens-toi à ta place” et celle de sol­i­dar­ité qui la sou­tient “Sezen n’est pas seule”, sont entrées en col­li­sion… Les com­men­taires et déc­la­ra­tions firent la course pen­dant plusieurs jours, et cha­cun des courants poli­tiques, y com­pris la Direc­tion des affaires religieuses (Diyanet) y allèrent de leurs déc­la­ra­tions… Il y eut même un rassem­ble­ment devant la mai­son de la diva, à Istan­bul, dans le quarti­er Beykoz, d’un groupe d’une ving­taine de per­son­nes, appar­tenant à une organ­i­sa­tion nation­al­iste qui a l’habi­tude d’or­gan­is­er ce type d’ac­tions, et qui est con­nue par sa loy­auté au min­istre de l’in­térieur Süley­man Soy­lu. “Nous pour­suiv­rons notre com­bat con­tre ceux qui insul­tent nos valeurs nationales et notre reli­gion”, déclaraient les man­i­fes­tants en colère… Une plainte a été déposée d’ailleurs con­tre Sezen, à Ankara, par un groupe d’av­o­cats, pour “insulte aux valeurs religieuses”, selon l’ar­ti­cle 216/3 du Code pénal turc, sanc­tion­nant “la dégra­da­tion publique des valeurs religieuses”. Cette plainte au nom de cet arti­cle peut jus­ti­fi­er une peine de prison de 6 mois à un an… Le Directeur du RTÜK, l’or­gan­isme de sur­veil­lance de l’au­dio­vi­suel turc, a annon­cé en per­son­ne, que la chan­son en ques­tion sera désor­mais ban­nie des télévi­sions et radios.

Il y a deux jours, le Reis Erdoğan lui-même, après la prière du ven­dre­di, à la gigan­tesque mosquée con­stru­ite tel un édi­fice à la sou­veraineté religieuse, sur la colline de Çam­lı­ca à Istan­bul, pre­nait parole : “Per­son­ne ne peut ten­dre sa langue à notre saint prophète Adam” dit-il, “Arracher ces langues offen­santes, lorsqu’il est néces­saire, est notre devoir. Per­son­ne ne peut ten­dre sa langue à notre mère Eve. Il est de notre devoir de leur indi­quer leurs limites.”

C’est dans cette ambiance que vient s’a­jouter à la chas­se au sor­cières, Sedef Kabaş.

sedef kabas twittLa nuit du 20 au 21 jan­vi­er, à 02h, la jour­nal­iste fut arrêté par la police, à son domi­cile. L’ur­gence était cer­taine­ment très grande, pour ne pas atten­dre la lumière du jour et la con­vo­quer au com­mis­sari­at. Son crime ? “Insulte au prési­dent”. Sedef Kabaş en citant, lors d’une émis­sion télévisée, un proverbe cir­cassien, qu’elle a égale­ment tweeté, “si le bœuf monte sur le trône, le bœuf ne devien­dra pas sul­tan, le palais devien­dra étable” aurait offen­sé le prési­dent. La chaîne de télévi­sion qui accueil­lait la jour­nal­iste fait égale­ment l’ob­jet d’une enquête par le RTÜK.

C’est donc pour une fable sans fin, d’un boeuf roi qui veut boire l’é­tang et régn­er sur le monde, et qui prend en otage toute une forêt, que la police frappe à la porte avant l’aube…

Sedef Kabaş, tout comme Sezen Aksu, toutes deux dans leurs domaines, ne sont pour­tant pas con­nues pour être des fig­ures de proue de la con­tes­ta­tion en Turquie.

La morale de cette his­toire : Erdoğan et son régime n’ont plus rien à dire. Ils ne peu­vent apporter aucune réponse aux ques­tions con­cer­nant leurs pra­tiques, leurs poli­tiques économiques, sociales, intérieure, extérieure, leur immer­sion jusqu’au cou dans la cor­rup­tion, leur aban­don de la jeunesse pour­tant l’avenir du pays, leur seul moyen de défense est de faire en sorte que per­son­ne ne par­le. Les cen­sures, intim­i­da­tions, men­aces ne fonc­tion­nent sans doute pas comme ils voudraient, car sont de plus en nom­breux celles et ceux qui, avec la sen­sa­tion que le pays a touché au fond, dis­ent “foutu pour foutu au moins je m’ex­prime”. Il faut donc “arracher les langues”.

Ces deux per­son­nal­ités ne seraient con­nues ni d’Eve ni d’Adam, cette cam­pagne d’in­tim­i­da­tion n’au­rait pas cette portée sym­bol­ique. Voilà près d’une semaine qu’elle dure. Au Kedis­tan, nous n’avons pas pour habi­tude de nous pré­cip­iter sur ce genre de sujets “polémiques”, qui font de l’au­di­ence. Aus­si avons nous atten­du que l’ab­sur­dité de cette polémique se révèle dans toute sa splen­deur pour ce qu’elle est : un sim­ple fumet de fin de règne, dont aucune des issues n’est prévis­i­ble, pour le meilleur ou le pire, les alter­na­tives réelles ayant subi le rouleau com­presseur de la répres­sion et la société civile occupée à la survie sociale.

Ajout du 22 janvier 2022

Sezen Aksu répond aux polémiques, à sa façon…

J’ai écrit ces vers hier soir, le 21 jan­vi­er 2022”.

CHASSEUR
Tu ne peux me chagriner
J’ai déja de la peine
Partout où je regarde, souffrance
Partout où je regarde, souffrance
Je suis proie, tu es chasseur
Vas‑y tire alors…
Tu ne peux me saisir
Tu ne peux opprimer ma langue
Partout où je regarde, souffrance
Partout où je regarde, souffrance
Qui est le passager, qui est l’aubergiste ?
Attends voir…
Tu ne peux me tuer
Ma voix m’appartient, ma parole, mon instrument
Si je dis “moi”, je suis “tout le monde”.

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Lila Montana
REDACTION | Journaliste
Voyageuse, pho­tographe, jour­nal­iste. Lib­er­taire, fémin­iste, activiste têtue et déterminée.
Trav­eller, pho­tog­ra­ph­er, jour­nal­ist. Lib­er­tar­i­an, fem­i­nist, stub­born and deter­mined activist.