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Il fut un temps où l’Anatolie accueillait des caravanes sur ses routes. Harpout était une ville où vivaient ensemble, des Roums, des Arméniens, des Syriaques et des Kurdes. Ses terres fertiles offrait du pain et de l’eau, et il y en avait assez pour tout le monde. Des tablées fraternelles s’ouvraient toutes grandes, et se prolongeaient en “Kürsü muhabbetleri”.1
Chaque beauté, chaque nouveauté créée ensemble, appartenait à tout le monde…
Qu’est-il arrivé à tous ces groupes, ces peuples ? Qu’est-il advenu du “Gaggoş”, mot unificateur, embrassant, qui veut dire “frère”, et qui se déversait de la bouche comme du sucre doux, avec une délicieuse résonance ? Quelqu’un le sait ?
Ce que tu nommes “frère, soeur” n’étaient pas celui et celle que tu étreins, tel un foetus sacré dans la matrice ? Etre frère, soeur ne voulait-il pas dire, un pincement dans le coeur de l’unE, si un doigt de l’autre était blessé ? Et maintenant ? Que dire, quoi faire ?…
L’Histoire et les querelles de pouvoir devraient appeler la honte… Qu’elles aillent, de honte, six pieds sous terre…
Maintenant, aucune trace de ces peuples… Même les cimetières n’y sont plus. Tout ce qu’il en reste, ce sont des Kurdes, et, parmi eux, les Alévis, appartenant à une autre croyance, autrement dit les Qizilbashs.
Et maintenant, on entend dire que l’humanité sèmera du blé sur Mars !
Comme si la terre du Monde ne suffisait pas… Comme si la Terre était étroite pour certains. Comme s’il n’y avait plus d’endroit pour s’abriter…
On a entendu prononcer que les “Nuits de lutrin” de Harpout, ont été déclarées par l’UNESCO, patrimoine de l’humanité. Qui reste de ces nuits, pour prendre place sur les lutrins ? Où sont les ancêtres ? Par qui ce qu’ils appellent “héritage” est-il transmis ? A qui ?
Religion unique, langue unique, Nation unique, Patrie unique ; c’est tout…
Nous sommes dans un des villages de la grande plaine de Kuzuova… Ici, il ne reste plus qu’un seul peuple : un peuple réduit, détruit, contraint par les massacres et à la migration. Ils ont non seulement un problème avec l’État, mais aussi un problème pour faire face aux pensées archaïques, primitives et toxiques, que l’État a semées dans les populations, et à lutter contre le poison du racisme…
Et il y en a des problèmes. Dans ce grand pays, qu’y a‑t-il d’autre que des problèmes, des soucis, des difficultés et des tracas ?
Sur la façade du village, qui regarde la colline de Harput, une maison à trois étages… Doubles appartements à chaque étage, modernes, elle fut bâtie pour cinq soeurs. Quatre soeurs se sont mariées avec de pieux musulmans, et elles se sont mélangées à la marmaille… Cinq soeurs comme les doigts d’une main… Elles ont perdu leur père le printemps dernier, d’une cirrhose, et leur mère est restée seule dans cette maison.
La mère considère la solitude et la mort comme des “épreuves” envoyées par Dieu”, elle patiente. Elle patiente mais, depuis ces cinq dernières années, elle mène un guerre noire avec le quatrième des cinq doigts. Une telle guerre qui fut la miséricorde de son mari. Sa fille va épouser un Alévi, et elle dit “je ne peux vivre avec cette honte” ! De tous les temps, elle s’est déchirée pour avoir un fils. Le Dieu ne lui a donné que des filles. Oui, les filles sont des enfants aussi, mais se marier avec un Alévie, quand même…
Le soleil se lève sur Kuzuova, en léchant les pieds de la colline d’Harput. La famille s’est réunie pour des vacances. Le soleil descend lentement dans la belle maison avec jardin, et les cris joyeux des enfants réveillent tout le monde. Sous peu, ils se retrouveront à la table du petit déjeuner. La mère regarde encore une fois ses filles et ses petits enfants. Le quatrième des cinq doigts est manquant, il saigne. Elle descend à l’étable, avec une corde à la main. Elle a juré, “si tu te maries avec un Alévi, je me pendrai”. Ne sois pas heureuse, et porte cette culpabilité à ton cou tel un serpent, à jamais… Meurs, toi aussi, à tous les instants, avec ce poids amer…
Elle descend à l’étable en gémissant. Dernier regards, derniers baisers sur les joues, les yeux chagrins, et autant larmoyants. Un bourreau de fatwa se juche sur le plafond de l’étable, comme une ombre noire. La table du petit déjeuner est dressée, les quatre filles et leurs enfants attendent. Comme si elle attendaient les “palabres de lutrin” de Harpout…
Comme si elles attendaient, pour partager tout ce qui a pu rester d’avant…
Le thé refroidit. Il est réchauffé… Le deuxième doigt demande “pourquoi elle tarde autant?”. Dans l’air, il y a un parfum d’automne, dans l’air il y a des vendanges. Les mains fines de la fille pousse la porte de l’étable. “Maman ? Maman ?” appelle-t-elle. Aucune réponse… Dans l’air, une odeur de mort.
La mère s’est pendue au plafond. Sa langue est dehors, ses yeux sont ouverts. Dans l’air, il y a un odeur d’horreur, à porter toute une vie. Ses mains tombent des deux côtés, ses pieds sont glacés. Un traumatisme à porter toute une vie. Les pleurs, les lamentations remplacent les cris. Les premiers arrivés à l’aide, ce sont les AléviEs de l’autre côté du mur…
“Elle s’est tuée. La mère s’est pendue…” Pourquoi ? Les voisins, les villageois ne le savent…
La famille est aisée, elle a de la notoriété, il y a foule… Ils l’emmènent et l’enterrent aux pieds de son mari. Le quatrième doigt est arrivée aussi. Les autres se comportent comme si leur soeur était un bourreau, une meurtrière. Elles se promènent comme si elle n’était pas là. La soeur tremble telle une feuille, restée suspendue sur une branche d’arbre… Elle pleure, avec une fatwa accrochée au cou, “on ne peut épouser un Alévi !”.
Dans l’air, il y a la tristesse… Les Alévis chantent des lamentations en kurde. Sincères, toutes et tous pleurent, font tout ce qui leur est possible avec un effort bienveillant. Ils, elles offrent à manger aux visiteurs, accueillent les invitéEs, et répondent au deuil avec solidarité. Sans attendre de retour, ni aucun intérêt…
Dans l’air, il y a l’odeur d’une lamentation ancienne d’un siècle. La douleur d’un amour impossible à atteindre. La lamentation de “Axx Axçik” 2:
“Viens que je t’emmène, ah Axçik, au pays de l’Islam.”
La terre est un vieux lieu de retrouvailles qui couvre tout ce qui est mauvais, qui cache chaque honte, mais elle n’arrive pas à dissimuler celle-ci. Le quatrième doigt saigne. Le quatrième doigt souffre, tremble. Il est lapidé tel un ennemi devant la porte, il est exclu… “Tu es la meurtrière de notre mère”, “tout est de ta faute, tout…”.
Quand un mal est fait est-il possible que personne ne le sache ? Les Qizilbashs l’apprennent aussi et disent, “alors, c’était notre ennemie de la porte d’à côté ? C’était une si mauvaise personne? Que même la terre ne t’accepte en son sein !…” L’enthousiasme des Qizilbashs en fut refroidi. Ceux qui l’avait appris, le dirent aux autres, les visites de condoléance se raréfièrent.
Le temps s’écoule et l’automne frappe à la porte. Les façades de la maison sont rénovées, les bêtes vendues, les derniers fruits sur les branches, les derniers légumes du potager, sont ramassés.
Ce qu’on appelle “fermer nos portes” se passe à ce moment là…
Un chien de berger kangal reste à la porte. Il est assis sur le seuil, refuse de passer le mur du jardin. Tant bien que mal, on le sort. La porte en ferraille du jardin est cadenassée. Le chien aboie tellement, comme s’il pleurait Axçik…
Le chien berger kangal court, pendant un moment, derrière les voitures en partance. Oncle Hıdır, depuis l’autre côté du mur, siffle après lui. Le kangal s’entortille aux jambes de son nouveau protecteur. Ce kangal nous rappelle Pir Sultan 3Celui qui descend des kangals de Sivas, à l’âme noble, de ceux qui n’ont pas mangé sur la table de Hızır Pasha, adopte son nouveau maître, gueux comme lui. Il emboîte doucement les pas de l’oncle Hıdır, et s’avance vers l’autre côté du mur.
Qui est cette mère qui s’est pendue, en vérité ? Une devchirmé 4 ennemie à elle-même, une vendue, retournée contre elle même.
Cette souffrance ne se terminera pas là…
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