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L’échec d’Erdoğan pour atteindre ses objectifs lors de la rencontre très médiatisée avec le dirigeant russe Vladimir Poutine montre que le jeu d’équilibre de la Turquie avec la Russie et les États-Unis est sur le point de s’effondrer.
Le sommet Erdoğan-Poutine met en lumière le fragile équilibre de la Turquie
L’article de Fehim Taştekin, publié le 29 septembre 2021 dans Al-Monitor.
Coincée dans son jeu d’équilibriste entre la Russie et les États-Unis, la diplomatie turque tente de naviguer en eaux troubles. Après l’échec des efforts d’Ankara pour renforcer sa position au sein de l’OTAN et resserrer les liens avec Washington au détriment de Moscou, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a rencontré son homologue russe Vladimir Poutine. Pourtant, son départ de la station balnéaire russe de Sotchi, sans conférence de presse conjointe avec Poutine, indique à quel point la position d’Ankara s’était affaiblie avant le sommet.
Le fait que le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, ait décrit la réunion comme “l’ordre du jour le plus complet depuis le début des relations bilatérales” était un signe avant-coureur des négociations difficiles qui attendaient les deux dirigeants.
Le tête-à-tête du 29 septembre, au cours duquel ont été abordés des sujets controversés tels que la Syrie, le Caucase, la Libye, l’Afghanistan, les nouveaux contrats de gaz naturel et l’éventuelle acquisition par la Turquie de nouveaux missiles S‑400 de fabrication russe, a duré environ deux heures et 45 minutes. Compte tenu du temps consacré à la traduction, la réunion a été plus courte que prévu, après pourtant une pause de 19 mois.
La remarque d’Erdoğan après la réunion a tenu dans un tweet : “Nous avons eu une réunion productive avec mon homologue Poutine et nous avons quitté Sotchi”.
Le sommet a également montré que le jeu d’équilibriste de la Turquie entre les États-Unis et la Russie n’a pas réussi à sauver la diplomatie turque depuis l’entrée en fonction du président Joe Biden en janvier.
La rencontre Erdoğan-Poutine est intervenue dans la foulée de la visite d’Erdoğan aux États-Unis la semaine dernière, pour le sommet de l’Assemblée générale des Nations unies, qui s’est soldée aussi par une déception. Le président turc a entamé sa visite à New York par des messages constructifs à l’égard de Washington, avec l’espoir d’un succès similaire à celui de sa rencontre avec Biden en juin, à Bruxelles. Cette rencontre — le seul face-à-face entre Erdogan et Biden depuis l’entrée en fonction du président américain — avait eu lieu après la vente de drones par la Turquie aux ennemis jurés de la Russie, la Pologne et l’Ukraine, les fortes lamentations d’Ankara sur l’annexion de la Crimée et la volonté de la Turquie d’assurer la sécurité de l’aéroport international de Kaboul, après le retrait américain d’Afghanistan.
Pourtant, à New York, Erdoğan n’a pas réussi à obtenir une séance de photos avec Biden, et encore moins une rencontre en tête-à-tête, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies.
“J’espèrais qu’en tant que deux pays de l’OTAN, nous devions nous traiter avec amitié, et non avec hostilité”, a déclaré Erdoğan à la fin de son voyage à New York, sans cacher son agacement. “Mais la trajectoire actuelle n’est pas de bon augure. Le point que nous avons atteint dans nos relations avec les États-Unis n’est pas bon. (…) Je ne peux pas dire que les choses aient pris un bon départ avec Biden”.
Il a ensuite fait l’éloge des liens turco-russes. “Nous n’avons vu aucun acte répréhensible dans nos relations avec la Russie”, a‑t-il déclaré, soulignant qu’Ankara ne ferait pas marche arrière sur le système de défense antimissile S‑400 que la Turquie a acheté à la Russie — l’un des points les plus litigieux des liens entre les États-Unis et la Turquie.
Avant leur rencontre, Erdoğan a réitéré ses louanges pour les qualités d’homme d’État de M. Poutine et la détermination de la Turquie concernant les S‑400. Il a également rendu hommage aux pompiers russes envoyés en Turquie lors des incendies qui ont ravagé le pays cet été. “Les vrais amis deviennent plus brillants lorsque les jours deviennent sombres”, a‑t-il déclaré.
Poutine, à son tour, a déclaré : “Les négociations avec la Turquie sont parfois difficiles, mais nous avons toujours quitté Sotchi avec un résultat positif. Nous apprenons à nous réconcilier.”
L’absence apparente de résultat concret montre que les questions litigieuses entre Ankara et Moscou continueront à faire l’objet de discussions techniques entre les pays.
La diplomatie turque est confrontée à plusieurs défis dans ses liens avec Moscou, et ce sur plusieurs fronts. Tout d’abord, Erdoğan a fourni un moyen de pression à Poutine en admettant que les liens entre la Turquie et les États-Unis sont à leur point le plus bas.
Les ventes de drones de la Turquie à l’Ukraine et la promesse d’Erdoğan de ne jamais reconnaître l’annexion de la Crimée par la Russie ont été dûment notées par la partie russe, qui considère ces deux questions comme critiques pour sa sécurité nationale et son intégrité territoriale. Erdoğan a réitéré son engagement à l’égard de la Crimée lors de son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies, après que le ministère turc des affaires étrangères eut déclaré que les élections à la Douma organisées en Crimée ce mois-ci n’avaient “aucune validité pour la Turquie”. En outre, le ministre ukrainien des affaires étrangères, Kuleba Dmytro, a déclaré que l’Ukraine envisageait de créer une usine de drones pour la production conjointe de drones TB2, de fabrication turque.
Si Ankara avait été capable de contenir sa réaction à Moscou sur cette question, la Turquie aurait pu utiliser l’annexion de la Crimée par la Russie comme levier dans ses négociations avec la Russie. Au lieu de cela, elle a maintenu sa position à somme nulle, s’attirant les foudres de Moscou.
Erdoğan, quant à lui, semble déterminé à s’opposer à tout changement du statu quo à Idlib et dans les régions frontalières où des troupes turques sont cantonnées, comme l’indiquent les nouveaux déploiements envoyés à Idlib avant la réunion. Les demandes de retraite abruptes d’au moins deux généraux qui servent dans des missions liées à la Syrie, dans un mouvement largement interprété comme un geste de désapprobation des politiques gouvernementales, semblent ne pas avoir réussi à briser cette détermination.
En Libye, en revanche, les récents développements ont rendu la coordination russo-turque inévitable. La position de Moscou et d’Ankara jouera un rôle crucial dans la sécurité des prochaines élections du 24 décembre. Les deux pays ont convenu du retrait des milices étrangères du pays, mais ni l’entrepreneur militaire privé russe Wagner ni les troupes turques ne se sont encore retirés.
Le processus de cessez-le-feu dans la région conflictuelle du Nagorno-Karabakh est une autre question abordée lors du sommet. Les attentes d’Erdoğan sur ce front comprennent l’ouverture d’un corridor reliant la Turquie à l’Azerbaïdjan via l’enclave azérie du Nakhitchevan et l’avancement des efforts visant à mettre en place la plate-forme de paix du Caucase — une initiative de coopération turque qui inclut la Russie, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Iran, la Géorgie et l’Arménie. Dans le cadre de ces efforts, Ankara envoie des messages positifs pour normaliser ses relations avec Erevan.
Ces défis ont probablement compliqué les efforts d’Erdoğan pour créer un équilibre donnant-donnant lors de sa rencontre avec Poutine. L’achat de S‑400 supplémentaires semble être le seul levier que la Turquie pourrait utiliser contre Moscou. Mais la Turquie peut-elle se permettre d’acquérir un nouveau lot de S‑400 après que le premier achat ait fait plonger les relations entre Ankara et Washington ?
Les remarques d’Erdoğan pourraient viser à apaiser les tensions avec la Russie, tout en intimidant les États-Unis. Pourtant, si le président turc espère investir dans le sentiment anti-américain avant les élections de 2023 pour consolider son soutien décroissant dans son pays, alors sa déclaration pourrait être plus qu’une feinte.