Le soleil écrase les petites collines arides parmi lesquelles se nichent de petits villages typiques du nord de la Syrie, dans les zones sous contrôle de l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie qu’on appelle souvent Rojava. Le long de la petite route poussiéreuse et défoncée, la flamme d’un puit de pétrole brûle dans le ciel à côté d’un derrick au balancement lancinant. Dans les champs fraîchement moissonnés, des troupeaux de moutons paissent sous l’oeil vigilant de jeunes bergers, la tête entourée d’un foulard pour se protéger de la brûlure du soleil. C’est dans le village de Besta Sus, au cœur d’une région proche de la montagne Qaraçox, que s’est installé le centre culturel Pargîn, dont les bâtiments construits à l’ancienne en terre et paille, et le jardin surplombé par une terrasse couverte offrent une fraîcheur bienvenue dans la chaleur déjà étouffante du mois de mai.
Le choix lieu ne doit rien au hasard, comme l’explique Ibrahim Feqe, administrateur du centre. “Cet endroit est un lieu de koçers (nomades kurdes). Ils se sont installés ici depuis 1950, et n’ont pas été affectés par d’autres cultures. Cet endroit est riche d’anciennes traditions, nous voulions donc être ici, pas dans les villes ou ailleurs. Mais cela ne veut pas dire non plus que nous ne pouvons pas nous déplacer vers elles, notre projet s’étend entre le Tigre et l’Euphrate, au nord-est de la Syrie. Nous voulons même atteindre le monde entier.” Pargîn, c’est le nom kurde donné au canal qui protège les tentes des nomades en cas d’inondation – la symbolique est claire pour un centre qui a pour but de protéger et faire revivre la culture kurde originelle.
Pargîn a ouvert ses portes six mois plus tôt, après deux ans de maturation du projet. L’équipe se compose d’une trentaine de personnes, enseignant.es et étudiant.es. Un nombre qui n’est ni fixe ni une limitation, les personnes allant et venant. Les membres sont bénévoles, et sont choisis “en fonction de leur personnalité et leur amour de la culture et de l’art, pas comme des employés”, explique Ibrahim. Parmi ceux-ci du centre, beaucoup sont des femmes.
Image, musique, recherche, les différentes branches s’auto-organisent. “Pargîn n’est pas comme les autres centres, vous ne pouvez pas trouver de système bureaucratique dans Pargîn, pas de routine quotidienne”, affirme Ibrahim. “Ici chacun vit dans la paix et le calme sans les problèmes auxquels nous pouvons être confrontés dans d’autres endroits”. L’Administration Autonome a aidé en fournissant le terrain et en finançant la construction des bâtiments et l’achat des coûteux costumes traditionnels. Mais elle ne verse pas de salaires aux membres. “Ce ne sont pas seulement les ressources financières qui font l’art”, tempère Shero Hinde, autre co-fondateur du centre. Les administrateurs tiennent aussi à saluer l’aide des villageois et d’autres artistes qui les ont aidés à concrétiser le projet.
Pargîn a vocation a être un centre d’éducation et de production. Les ateliers ont démarré il y a deux mois. “Nous sommes sur le point de terminer 14 épisodes d’une série documentaire sur les anciennes cultures. La formation ne s’arrête pas, aussi bien, la formation technique, la formation culturelle et la formation des dengbêjî et d’autres aussi comme l’écriture de scénarios, la danse et l’histoire du cinéma . A l’avenir, il y aura de longs documentaires sur des contes populaires comme Derwesh et Edule”, explique Ibrahim.
L’équipe du centre veut également que celui-ci soit ouvert à la population des environs. Lors des tournages notamment, ils proposent aux habitant.es d’y participer. “Lorsque nous filmons, il peut y avoir environ 300–400 personnes, il y a ceux qui amènent leurs chevaux, d’autres leurs voitures, leurs enfants”, nous dit Ibrahim. Comme par exemple pour le tournage du clip Siwaro, un des premiers dans le nouveau centre :
Le projet de Pargîn s’inscrit dans la continuité de la structure Hunergeha Welat et de la commune du film du Rojava. On y retrouve d’ailleurs les mêmes acteurs : Ibrahim Feqe, Shero Hinde, cinéaste et parolier, et le musicien Mahmûd Berazi. Tous travaillaient déjà ensemble avant l’ouverture du centre. “Nous avons ouvert Hunergeha Welat en 2014, à ce moment-là, la construction du centre n’était pas la priorité, ni le matériel”, explique Shero. Né en 1980 à Qamishlo, il a étudié l’architecture avant de s’intéresser à la photographie et au cinéma. Il a commencé à travailler en 2007 au Rojava – secrètement, car sous le régime il était interdit de parler de culture kurde. Créer des structures artistiques était pour lui l’occasion de développer un nouvel état d’esprit face à la création “grâce à notre expérience et à notre amour des traditions de nos ancien.nes. Nous voulions habiller celles-ci d’un costume moderne, car la nouvelle génération ne peut pas se construire si elle écoute les vieilles chansons comme avant. Un jeune ne veut pas toujours écouter Shakiro, Mele Khalil et Ezize Sime dans la version traditionnelle. Mais quand une base musicale moderne est en préparation, sur des rythmes modernes, et qu’un nouveau style littéraire plus actuel est développé, alors, cette œuvre peut être la version moderne de l’autre, dans la lignée de la tradition et en même temps en se raccrochant à ce qui se fait dans le monde moderne. Cette création n’est pas seulement notre travail, ce sont les efforts de centaines de personnes à travers des centaines d’années, nous nous sommes efforcés de sauver leur histoire.”
Lors de l’attaque turque d’octobre 2019, Hunergeha Welat sort en quelque jour une chanson qui deviendra vite un tube, Servano. “Ce n’est pas ma chanson préférée”, explique Shero, “mais, dans des conditions difficiles, l’humain a besoin de moral, de respirer, de réconfort.” L’analyse du succès de la chanson fournit une clé des succès des productions du groupe : le rythme, des paroles simples. Et une production rapide, qui colle à l’actualité. “Moi, heval Ibrahim Feqe, heval Mahmoud Berazi et heval Haci Mousa et les membres de la komuna film Eli et Savinaz, nous voulions tous finir cette chanson le plus tôt possible. Tous les sentiments des artistes se sont exprimés dans un court laps de temps. Moi et Ibrahim Feqe avons écrit les paroles, les mélodies ont été composées par Mahmud Berazi, et Haci Mousa avec sa belle voix l’a chantée. Les membres de la commune du film ont aussi préparé le clip”.
Comme le rappelle Shero, avant la prise de contrôle par l’Administration Autonome du nord-est de la Syrie, la culture autre que celle promue par le régime syrien était interdite, censurée, en particulier les cultures non arabes, kurdes, arméniennes, assyriennes… Tournage, musique, théâtre devaient se faire clandestinement. Faire revivre cette culture est ainsi un acte politique fort et permet aux peuples autrefois invisibilisés d’affirmer leur existence. “Tout comme la résistance est nécessaire dans le domaine militaire, nous en avons également besoin dans le domaine scientifique et artistique, car nos ennemis essaient de tuer notre identité. Nous voulons sauver notre ancienne culture, l’identité de nos ancêtres. Nous ne pouvions pas nous sentir aussi libres avant, maintenant nous profitons de notre liberté artistique. Nous avons tout entre nos mains, la société, l’histoire. Nous pouvons collecter ce que nous voulons. Ce qui est important, dans notre pays, c’est de tenir nos caméras et filmer chaque caillou. L’Administration Autonome nous donne la liberté de faire notre travail. Tout sujet que nous voulons, nous pouvons travailler dessus, cette liberté est essentielle. Rien ne nous est interdit, car nous avons commencé cette révolution et l’avons payée de notre sang. Nous travaillons pour elle et notre société en bénéficie. Nos frères et sœurs ont donné leur sang, les autres se battent et résistent toujours. Nous voulons travailler comme ils se sont sacrifiés et même si nous ne pourrons jamais arriver au niveau de leurs sacrifices, nous voulons faire des œuvres qui apportent lumière et espoir à notre société en ces temps difficiles.”
Les productions kurdes sont parfois critiquées au prétexte qu’elles verseraient trop dans la propagande. Une remarque que retoque sèchement Ibrahim Feqe. “La propagande est une chose sèche et insignifiante, ce n’est pas de l’art. Mais maintenant l’univers tout entier est politique, l’économie est politique, l’art est économie, la vie est économie. Nous sommes loin des slogans vides. Nous essayons de rester loin des partis, et de travailler autant que possible selon les valeurs et les principes de la société. ”
Loez
Mai 2021
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Image à la Une : Centre culturel Pargîn, Fédération Démocratique du Nord et de l’Est de la Syrie. (Photo : Loez)