İdris Yılmaz et son équipe, ont voulu porter sur le grand écran, “Gelyê Zîlan” (Vallée de Zilan) siège de l’un des massacres les plus sanglants commis en Turquie en 1930.
En 1930, au mois de juillet, dans la vallée de Zîlan, fut le massacre…
Cette vallée se trouve dans la province de Van, au nord d’Erciş. Elle est généreusement traversée par le ruisseau Zîlan (Zeylân) Mais pour mieux comprendre, remontons donc un peu en arrière, jusqu’à la déclaration de “La république de l’Ararat”.
En 1927, les dirigeants kurdes proclament l’avènement d’une république kurde et la nomination d’un “gouvernement provisoire du Kurdistan indépendant”. Le centre et le quartier général de la révolte se situent dans les contreforts du mont Agirî (“en feu” en kurde, en raison de la nature volcanique du massif), Ararat, en arménien, ou de son nom “officiel” en turc, Ağrı Dağı. Cette république ne sera reconnue par aucun pays, et c’est l’une des plus importantes insurrection kurde du xxe siècle. Ce soulèvement sera écrasé en 1930.
Cumhuriyet, 13 juillet 1930
“Le nettoyage a commencé — ceux du ruisseau de Zeylân ont été entièrement détruits. Pas une seule personne n’a pu survivre. L’opération continue à Ağrı.”
Le massacre de Zîlan fut commis avant la troisième opération militaire menée contre Ararat (7 — 14 septembre 1930), détruisant entre 44 (ou 220 villages selon différentes estimations), et ôtant la vie de 15 000 personnes (selon le journal Cumhuriyet du 16.7.1930), majoritairement de simples villageois, dont environ 5000 femmes, enfants et personnes âgées (selon le chercheur arménien Garo Sasuni).
En 1930, la Turquie est gouvernée par le premier ministre İsmet İnönü, et son ministre de l’intérieur est Şükrü Kaya, l’un des hommes-clefs du génocide arménien de 1915…
Le 13 juillet 1930, sous le titre “Le nettoyage a commencé”, le quotidien Cumhuriyet annonce :
“Sur les cimes de la montagne Ağrı nos avions font des bombardements extrêmement massifs sur les bandits.
La montagne Ağrı gémit sous des explosions et feux incessants. Les aigles d’acier du Turc règlent leur compte aux insurgés. Le ruisseau de Zeylân est rempli de cadavres jusqu’au débordement”.
L’information est confirmée par d’autres journaux. Le quotidien Milliyet relaie les propos d’İsmet İnönü :
“Seule la nation turque a le droit de revendiquer les droits ethniques et raciaux dans ce pays”.
Le documentaire Gelyê Zîlan réalisé par İdris Yılmaz, traite de ce crime contre l’humanité, et repose sur plusieurs années de travail acharné.
Les tournages commencent en 2011. De nombreux témoins du massacre de Zîlan sont interviewés sur les lieux, dans les villages où le crime fut commis. Le travail avance mais certains membres de l’équipe et le réalisateur sont alors mis en garde-à-vue, poursuivis, leurs disques durs confisqués. “Plus tard, on m’a rendu des disques durs, mais ils n’étaient pas les nôtres. Nous avons fait des démarches pour les récupérer, nous attendons toujours… C’est ainsi que nous avons perdu tout notre premier travail,” raconte İdris.
Déterminé à faire aboutir ce projet d’archive, İdris recommence en 2015. Même scénario… Avec ces deux premières tentatives, İdris paie le prix. Accusé de toutes sortes de “crimes fourre-tout” comme d’habitude, de “trahison à l’Etat”, à “l’intention de détruire l’Etat”, de “appartenance à une organisation illégale”, à “propagande”, ou “incitation à la haine”, ou encore “insulte aux instances de l’Etat”, il est condamné à de la prison avec sursis et un contrôle judiciaire, avec signature au commissariat tous les jours.
Mais İdris est entêté.… Alors, en 2020 il se remet au travail à nouveau, et, cette fois, avec beaucoup de prudence pour protéger les enregistrements et usant de mille ruses pour les tournages, comme on le rencontre souvent dans le cinéma kurde… Cette fois l’équipe sollicite une autorisation du Ministère de la Culture, pour tourner dans cette région de haute sécurité où il est difficile d’entrer avec une caméra. L’équipe déclare tourner un film d’amour, l’histoire de “Haso et Nazê”.
Quasi dès le départ, alors que le tournage se poursuit au tombeau de Nazê, la gendarmerie met fin à leur travail… Les autorisations obtenues de la préfecture leur permettent de continuer un peu, à condition d’informer la gendarmerie. Mais très rapidement la gendarmerie les informe, sans pour autant annoncer un quelconque motif, que leur autorisation a été retirée. L’équipe est appelée à quitter la zone. Visiblement ce film-document dérange…
Comprenant qu’il est impossible de réaliser le documentaire par les voies officielles, illes ont continué dans la discrétion. Malgré la pandémie de Covid et une pause pour maladie, cette troisième tentative a enfin abouti. Le documentaire qui sera sur vos écrans en cette fin 2021, est le fruit de cette dernière période…
Cette région a une grande importance, à la fois pour son patrimoine naturel et historique. İdris la connait bien, car avant d’entamer ce projet de documentaire il a produit des informations sur les richesses naturelles de ce coin. “Dans les anciens temps les grands guerriers venaient se retirer pour se reposer ici, au coeur de la nature. Lorsque vous y arrivez, vous ressentez que même l’air est différent. Il y a dans cet endroit une odeur différente, chargée de toutes sortes de parfums. Avec son tissu végétal endémique et ses connaissances ancestrales, cette région est une pharmacie naturelle, le berceau millénaire de la médecine,” dit İdris, et il ajoute “sais-tu qu’il y a 101 espèces de champignons avec des vertus médicinales ?”
Mais aussi, c’est une région qui fut lieu de massacres et de souffrances. Cela ne concerne d’ailleurs pas seulement les Kurdes. Il est question du génocide des Arméniens aussi… “Vraiment, lorsque vous arpentez ces terres, vous avez l’impression que sous chaque pierre se cache un cri…” me dit İdris, “Ces crimes n’ont pas été commis dans un seul lieu, mais d’une façon très éclatée. Cette mentalité de massacre reste présente, et des politiques génocidaires et destructrices perdurent encore aujourd’hui. Si dans ce coin de paradis, des centrales hydroélectriques, des extractions de pierre, de marbre, fleurissent avec une inimaginable frénésie, l’objectif principal de ces projets n’est pas la production, mais bien cacher l’histoire, effacer la mémoire collective, car ces structures sont installées sur des lieux de massacres, où on risque de trouver des fosses communes et de révéler la vérité. Nous avons pu filmer et archiver plusieurs lieux comme cela, avant la destruction des preuves”.
Voilà pourquoi ce documentaire est important et dérange…
“Lors des tournages et des entretiens avec les témoins, nous nous sommes immergés dans la beauté naturelle de Zîlan. D’un côté l’amertume des récits que nous avons écoutés nous ont brisé le coeur, d’un autre coté nous avons été saisis par ce paradis unique,” dit le réalisateur, et il ajoute “c’est pour cette raison, en parlant de Zîlan dans le film, même si le sujet principal abordé est le massacre de Zîlan, que nous avons essayé de traiter le sujet dans tous ses aspects”.
Quelques images des tournages…
“Les parents d’aujourd’hui tiennent leur enfants à l’écart des histoires contenant de la violence. C’est sans doute ce qu’il faut faire. Mais nous n’avons pas été élevéEs comme ça. Nos parents nous ont transmis tous les crimes commis à l’encontre de nos aïeulEs, même les plus cruels, en les transformant en récits, contes. Les souffrances de notre peuple sont devenues ainsi nos contes pour enfants. Dans nos mélodies, plutôt que des histoires d’amour, il y avait les histoires de la douleur, des persécutions, des exils. La cruauté qui s’est déroulée à Zîlan, en était une…
Ce récit contenait, non pas quelques chapitres, mais une multitude d’histoires, celles de chaque mort donnée par haine. Peut être des centaines, des milliers… Parfois ma mère, tout en caressant ma tête, murmurait le stran1 de Gelyê Zîlan. Je me souviens encore, que je ressentais au fond de mon coeur, la douleur contenue dans ses larmes chaudes qui tombaient sur ma peau. Je ne lui demandais pas pourquoi elle pleurait. Je trouvais les raisons de ses larmes sur son visage.
Tous les enfants de mes terres connaissaient des dizaines de noms de villages, lieux de ce massacre, et les drames qui ont suivi ensuite… Je me souviens, encore enfant, chaque fois que le mot Zîlan était prononcé, on se remémorait ces histoires encore une fois.… Et en grandissant, nous les avons retrouvées dans les archives, lues dans les pages du journal Cumhuriyet de l’époque, sous des manchettes victorieuses et fières de ce crime commis contre les Kurdes…”
Voici la bande-annonce de ce film-document Gelyê Zîlan, avec des sous-titrages en français pour les lecteurs et lectrices de Kedistan…