Jeter au ciel un cerf-volant à Kaboul, un 16 août 2021 en Afghanistan, le jour de la journée mon­di­ale, n’est venu à l’e­sprit de personne.

Célébr­er ain­si la fin d’un gou­verne­ment cor­rompu jusqu’à l’os, sous per­fu­sion occi­den­tale, et inca­pable pour­tant de faire face au can­cer politi­co religieux qui ronge l’Afghanistan sous la forme des Tal­ibans, aujour­d’hui vic­to­rieux, aurait été un pied de nez au ciel, qui, ce jour là, lais­sait pleu­voir des corps, d’avions améri­cains en partance.

Voilà vingt ans que les puis­sances occi­den­tales se sont acharnées mil­i­taire­ment à déplac­er des mon­tagnes, en Afghanistan. D’autres l’avaient fait avant elles, et d’autres avant encore, au gré de leurs intérêts et de l’his­toire. Mais résumer ain­si un ter­ri­toire et les peu­ples qui y main­ti­en­nent la vie serait le présen­ter en vic­time, dont des “com­bat­tants” se seraient tou­jours partagé la dépouille. Les amoureux de ce pays, des jour­nal­istes, des écrivainEs, artistes et historien.nes, et en pre­mier lieu des Afghan.es nous par­lent au con­traire de cul­tures et de tra­di­tions, de per­sis­tances de mode de vie et d’or­gan­i­sa­tion sociale, face aux assauts de colo­nial­ismes ou de dom­i­na­tion qui, dans ce ter­ri­toire, ont basé leurs ten­ta­tives sur le grossisse­ment et l’in­flu­ence des villes, cités vit­rines et cen­tres de pou­voir. Le présen­ter ain­si serait aus­si en nier les forces vives, qui ont gran­di dans cette histoire.

Il est d’autres lieux, au Moyen-Ori­ent entre autres, où ces con­fig­u­ra­tions per­sis­tent, en coex­is­tence com­pliquée. La Syrie et l’I­rak l’il­lus­trent bien. Des peu­ples que l’his­toire a déposé en mosaïque, une tra­di­tion trib­ale tou­jours vivace qui con­fig­ure à la fois des pou­voirs hor­i­zon­taux et ce qu’il faut bien nom­mer une forme de féo­dal­ité, dif­fi­cile­ment réductibles dans des con­struc­tions d’E­tats. Les Empires s’y sont cassés les dents, ou ont com­posé avec, les impéri­al­ismes plus récents ont imposé des découpages à la règle et semé des graines de guerre pour un siè­cle, autour des pil­lages de ressources, moder­nité cap­i­tal­iste oblige. L’Afghanistan n’a pas échap­pé à cette histoire.

Réaf­firmer que sur ce ter­ri­toire les Afghan.es exis­tent, et ne sont pas seule­ment des pro­duits de l’ori­en­tal­isme des uns, des images instru­men­tal­isées des autres, per­met de sor­tir du sim­ple aspect géopoli­tique et  dire qu’un humain tient bien la ficelle du cerf-volant. Vingt ans de guerre ont ten­té de faire oubli­er cela et de réduire ce pays au vocab­u­laire du ter­ror­isme et de l’ob­scu­ran­tisme, enne­mis du libéral­isme occi­den­tal. Et même les migrants afghans de ces dix dernières années, comme tous les autres, se sont vus le plus sou­vent dénier leur human­ité en Occident.

Et voilà que soudain, au détour d’une défaite mil­i­taire et poli­tique des états occi­den­taux, survi­en­nent en masse, dans les médias inter­na­tionaux, des images faites de chair et de sang, d’hu­mains désem­parés dans les villes, fuyant en même temps la fin d’une guerre, et le retour annon­cé du “bar­bare tal­iban” et les sou­venirs qu’il lais­sa pour des générations.

Tout le monde savait pour­tant que l’ex-prési­dent pop­uliste améri­cain avait passé accord avec le “dia­ble”, pour rap­a­tri­er les “boys”. Même si on ignore la teneur exacte de ces accords, on sait que son suc­cesseur, comme pour le retrait améri­cain en Syrie, l’a approu­vé et exé­cuté. Les instances mil­i­taires de l’OTAN n’ont pas émis de veto à cette déci­sion, et aus­si bien Chine que Russie l’ont approu­vée et se sont prêtées au jeu diplo­ma­tique. Les dirigeants tal­ibans ont ain­si traité l’af­faire aux yeux de tous depuis quelques mois, par l’en­trem­ise du Qatar, d’où ils peau­fi­naient la phase poli­tique et mil­i­taire finale. Dif­fi­cile de croire, dans ces con­di­tions, que le monde entier igno­rait l’ur­gence de leur pro­jet. Dif­fi­cile aus­si de réalis­er que les puis­sances occi­den­tales ne con­nais­saient pas l’in­con­sis­tance du pseu­do Etat Afghan et d’une armée pour­tant présen­tée comme forte de cen­taines de mil­liers d’hommes, “équipée et for­mée”, à coup de milliards.

Face à l’ac­cord de retrait, la cor­rup­tion livrée à elle-même a vu ses fruits pour­rir en quelques jours, et les Tal­ibans ont fait le reste. S’il n’est pas ques­tion de recon­naître la légitim­ité des Tal­ibans pour avoir con­quis le pou­voir, force est de con­stater que celui d’a­vant ne gou­ver­nait rien non plus, à part les intérêts de ses “barons”. Et, au final, le nou­veau régime poli­tique qui va ten­ter de gou­vern­er pour­rait, à moin­dre coût pour les puis­sances, con­tribuer selon elles, à sta­bilis­er la région, pour peu qu’il se rende présentable. L’ac­cord passé sur le dos des pop­u­la­tions est sans doute celui-là. Les seuls bémol à ce réal­isme poli­tique et diplo­ma­tique sont les Afghans. Et, là encore, revenons à cette avalanche d’images.

Com­ment, là encore, alors que la com­mu­ni­ca­tion est le maître mot et que l’in­for­ma­tion est instan­ta­née, expli­quer que les gou­ver­nances occi­den­tales n’avaient pas prévu leur force et leur impact sur les opin­ions publiques inter­na­tionales ? Même en péri­ode de pandémie, un avion décol­lant avec accroché à ses flancs une grappe humaine,  deux hommes tombant du ciel, une femme bran­dis­sant un bébé à un mil­i­taire, des témoignages vidéos d’ap­pels au sec­ours, ne peu­vent être mis facile­ment de côté. Nom­bre de ces images res­teront iconiques comme avant elles, celles de la petite viet­nami­enne brûlée au napalm, ou l’héli­cop­tère de Saï­gon. Même l’opin­ion améri­caine la plus engagée dans la défense des intérêts démoc­rates s’est forte­ment ques­tion­née sur les preuves d’un échec d’une poli­tique de guerre de vingt années, et l’in­ca­pac­ité d’y met­tre fin avec des images “pro­pres”. Les puis­sances occi­den­tales seraient-elles à ce point sûres d’elles, de leur mod­èle, de leur future sor­tie de crise san­i­taire, pour avoir à ce point nég­ligé les dom­mages col­latéraux d’un change­ment de pied en Afghanistan ? Je par­le des dom­mages col­latéraux puisque cynique­ment les dom­mages à court et long terme ne sem­blent pas la pri­or­ité des puis­sances occi­den­tales. La France, qui s’é­tait désen­gagée plus tôt, et se dés­in­téres­sait depuis du sort de celles et ceux qui entrete­naient l’im­age de sa vit­rine occi­den­tale, elle aus­si, n’a-t-elle rien d’autre à dire que “nous jugerons sur des faits” ? Tout en met­tant en place un pro­to­cole réduc­teur d’aide aux élites qu’elle a for­mées (à juste titre) elle qual­i­fie par la voix de son prési­dent de “futurs illé­gaux” toutes celles et ceux sus­cep­ti­bles d’avoir une crainte pour leur vie et avenir, avec les Tal­ibans au pou­voir. Et alors qu’à min­i­ma des Etats annon­cent des “chiffres d’ac­ceuil”, la France se tait, pour rai­son d’élec­tions proches…

Ces gou­ver­nances occi­den­tales accom­pa­g­nent les mou­ve­ments pop­ulistes iden­ti­taires de repli, comme ils l’ont fait au plus fort des migra­tions fuyant les guer­res en Syrie. Elles ne voient pas finale­ment d’un si mau­vais oeil l’im­pact des images, en con­statant qu’en pre­mier lieu, c’est la xéno­pho­bie qui y répond, con­fortée par la peur du bar­bu taliban.

Et c’est ici que l’on peut avoir les répons­es à nos ques­tions. L’in­stru­men­tal­i­sa­tion du ter­ror­isme et l’ex­ac­er­ba­tion du dis­cours pseu­do fémin­iste, le tout enrobé d’une dose mas­sive anti-musul­mane, devient le remède à ces images chocs, dose après dose.

Pour le con­texte français en par­ti­c­uli­er, cela mérite qu’on s’y arrête.

Tant les chaînes d’in­for­ma­tion, la presse “offi­cielle”, que les réseaux soci­aux, suiv­ent la règle du “scoop”. Pre­mier arrivé, pre­mier à faire l’au­di­ence. Il s’y passe donc des moments d’in­tel­li­gence qui font du bien, comme autant d’autres moments de pure pro­pa­gande, quitte à repren­dre par­fois celle des Tal­ibans, com­plaisam­ment dis­til­lée via Al Jazeera . Les pre­miers moments dis­paraîtront rapi­de­ment, et il faut prof­iter pen­dant qu’il est temps de l’analyse et de l’ex­per­tise de celles et ceux que les chaînes d’in­fos remis­eront très vite au plac­ard. Le Moi pro­fond laï­card esprit IIIe République repren­dra bien­tôt le dessus, avec la mise en avant de la police du vête­ment. Les “mal­heurs” de la femme afghane seront à nou­veau déclinés, non pour elles, mais pour jus­ti­fi­er ici l’oc­ci­den­tal­ité et le refus de la perte des valeurs libérales, chré­ti­ennes à l’occasion.

Il est des spé­cial­istes de la mise en avant du com­bat des femmes, comme pour les Kur­des, qui en réal­ité ne défend­ent qu’une idéolo­gie libérale, pour laque­lle le statut de la femme passerait de la dom­i­na­tion à une libéra­tion de la con­som­ma­trice, priée cepen­dant de respecter les règles du marché, tant du tra­vail que du vête­ment. C’est au nom de cette doxa qu’il y a vingt ans avait débuté la guerre. En usurpant la cause des femmes, et même en par­lant à leur place, celles-ci deve­naient  pré­texte à inter­ven­tion. Dans le même temps, on cajo­lait les Emi­rats, jusqu’à leur don­ner une com­mis­sion des droits de l’homme à l’ONU.

S’il ne nous viendrait pas à l’e­sprit de nier que, comme ailleurs au Moyen-Ori­ent, les femmes seront tou­jours aux pre­mières lignes, et que l’Afghanistan n’y échap­pera pas, nous pen­sons aus­si que dis­courir en leur nom, au nom d’une supré­matie sup­posée occi­den­tale, n’est qu’une façon de con­tin­uer une guerre sur le plan idéologique, pas­sant aus­si par leur corps. Si l’é­d­u­ca­tion per­met de penser son oppres­sion et de trou­ver les voies pour en sor­tir, dans les con­di­tions et con­textes où elle s’ex­erce, cette édu­ca­tion ne passe pas néces­saire­ment par des écoles du Print­emps Répub­li­cain” ou un film de Car­o­line Fourest.

Et, en France, juste­ment, c’est cette droite bien pen­sante, se procla­mant pour­fend­euse d’un “islamo gauchisme” fan­tas­mé, qui voudrait se mon­tr­er en pointe dans la “défense des femmes afghanes” ; bien sûr en met­tant en avant, à juste titre, des “fig­ures” aujour­d’hui con­traintes à l’ex­il, mais aus­si, dans le même élan, en con­damnant à l’en­fer­me­ment tal­iban les moins “éclairées”, coupables sans doute de ne pas avoir cédé aux sirènes occi­den­tales. Celles et ceux qui, en Afghanistan même, ont soutenu locale­ment les ini­tia­tives nom­breuses de femmes ces dix dernières années auraient appré­cié en leur temps, que ces don­neuses de leçon soient à leurs côtés, plutôt qu’en femme-sand­wich médi­a­tique, min­istres ou chroniqueuses.

Les mêmes qui causent “femmes afghanes” et met­tent en garde con­tre “la vague migra­toire”. Nos amiEs pren­dront l’avion.

Fau­dra-t-il demain faire vol­er des cerfs-volants Place de la République à Paris, pour rap­pel­er qu’une mairie prompte à pos­er une plaque hon­o­rant le Com­man­dant Mas­soud, laisse depuis des années les réfugiés afghans, deman­deurs d’asile, ou déboutés, voire béné­fi­ciant de la “pro­tec­tion sub­sidi­aire”, dormir dans la rue ?

Moi aus­si je donne ma chemise”, dis­ait un Léo Fer­ré. Et il ajoutait “Oui, mais elle est ROUGE”.

Ceci pour dire que si on peut saluer les vies sauvées, on sait com­bi­en cela se fait avec des arrières pen­sées hyp­ocrites et sous la pres­sion des images. Demain sera un autre jour, qui ver­ra le Qatar applau­di pour son intérêt foot­bal­lis­tique, et Fron­tex plébisc­ité pour son zèle “com­mun” à lut­ter con­tre “l’im­mi­gra­tion illégale”.

C’est prob­a­ble­ment davan­tage de l’in­térieur de l’Afghanistan que vien­dront les résis­tances. Elles peu­vent être mul­ti­ples et la “journée de l’indépen­dance” il y a quelques jours a vu se lever des nation­al­istes afghans. Des dis­sen­sions exis­tent, entre com­mu­nautés locales, anciens chefs de guerre, sub­sis­tent, on le sait, mal­gré les accords de façade. Les femmes afghanes résis­teront sur la ques­tion de l’é­d­u­ca­tion des filles et leur place dans la San­té. C’est pourquoi les Tal­ibans com­mu­niquent comme ils ne l’avaient jamais fait aupar­a­vant, et met­tent en avant un pseu­do “par­don”, réponse d’ailleurs ironique à un cer­tain Char­lie français. Ces islamistes poli­tiques n’ont pas changé. Ils ont par con­tre com­pris l’ex­er­ci­ce dif­fi­cile du pou­voir en Afghanistan, et le besoin de recon­nais­sance des Etats, surtout après cette déroute occi­den­tale, sur laque­lle ils peu­vent jouer.

Les pop­u­la­tions afghanes, mille fois cocues de leurs dirigeants, quels qu’ils soient, soumis­es ou résignées, se ris­queront peut être demain à lancer un cerf-volant au ciel, et à en rompre le fil, pour chang­er l’histoire. 


Ajout du 27 août :

Cet arti­cle a été rédigé avant les atten­tats meur­tri­ers (prévis­i­bles) du 26 août, qui s’a­joutent à ceux, nom­breux, qui firent des vic­times civiles en masse ces dernières années à Kaboul. Ceux-ci n’avaient pour­tant pas empêché de “négoci­er” l’ac­cord avec les Tal­ibans, ni n’avaient poussé à sécuris­er et organ­is­er autrement l’é­vac­u­a­tion des civils qui le souhaitaient.

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…