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La bête immonde et ses masques carnavalesques

Il faut savoir clore une série, fut-elle sur la “bête”, même si c’est à con­tre temps de manifestations.

Quand j’u­tilise ici le mot car­nava­lesque, il n’est pas dans mon inten­tion d’en affubler le pop­ulisme, comme on le ferait avec un mépris de classe, sou­veraine­ment. Je me sai­sis de ce mot parce qu’il incar­ne le mieux cette idée de ren­verse­ment de valeurs et de l’or­dre établi, comme le “Peu­ple”, au Moyen-âge, désig­nait son roi des gueux comme “Roi” d’un jour. Il appelle à la notion de révo­lu­tion et, en l’oc­curence pour mon sujet, celle de “révo­lu­tion nationale” pro­mue par la “bête”.

On peut définir la révo­lu­tion comme une mise en oeu­vre d’un boule­verse­ment rad­i­cal, la volon­té d’in­stau­r­er un ordre nou­veau. Le fas­cisme, par ses orig­ines, a été révo­lu­tion­naire. Et il a, au lende­main d’une boucherie mon­di­ale, dans laque­lle bour­geoisies cap­i­tal­istes et gauch­es de la réforme avaient ver­sé ensem­ble, dénon­cé d’emblée les “capit­u­la­tions nationales”, par­lant en Ital­ie de “vic­toire mutilée” et désig­nant les pseu­dos démoc­ra­ties vic­to­rieuses. Et cela n’avait pas été sans effet sur la par­tie de la gauche qui ne rejoignait pas les ten­ants de la révo­lu­tion d’octobre.

J’emprunte ce pas­sage à l’his­to­rien Pierre Milza :

C’est d’une véri­ta­ble révo­lu­tion sociale dont est por­teur le pre­mier fas­cisme. N’ex­ige-t-il pas en effet la procla­ma­tion de la république, avec autonomie com­mu­nale et régionale, l’in­sti­tu­tion du suf­frage uni­versel, avec représen­ta­tion pro­por­tion­nelle et vote des femmes, l’abo­li­tion des titres de noblesse, de la police poli­tique, du ser­vice mil­i­taire, la dis­so­lu­tion des sociétés anonymes, l’im­pôt sur le cap­i­tal, la par­tic­i­pa­tion des tra­vailleurs à la ges­tion des entre­pris­es, la remise des ter­res à ceux qui la cultivent ?”

L’his­to­rien pré­cise que Mus­soli­ni affadi­ra ensuite ce pre­mier jet, issu de la créa­tion du “fais­ceau ital­ien” en mars 1919, mais en gardera le “masque”, pour ral­li­er à lui à la fois le pro­lé­tari­at et la petite bour­geoisie hos­tile à la monar­chie. La con­tre révo­lu­tion vien­dra plus tard.

Le masque révo­lu­tion­naire con­tre l’or­dre établi, appuyé sur un pop­ulisme sou­verain­iste, dénon­ci­a­teur des élites de la “défaite”, fut donc le pre­mier que mon­tra le fas­cisme, dès sa nais­sance. L’a­ban­don en rase cam­pagne, au sor­tir de la guerre, de toute pen­sée inter­na­tion­al­iste, dénon­cée alors comme bolchévique, au prof­it d’un nation­al­isme de con­quête, flat­tait alors le sol­dat vain­cu et les “cocus de la guerre”.

Dif­fi­cile dans ce cas de résis­ter à la ten­ta­tion du rac­cour­ci his­torique, voire de l’anachro­nisme, et d’aller en quête de masques con­tem­po­rains, ou de leur réemplois.

Spé­ci­fique­ment, pour le cas de la France, par exem­ple, on pour­rait ain­si résoudre ce qui appa­raî­trait aux yeux de cer­taines et de cer­tains comme un change­ment de pied de la droite nationale, aux accents plus pro­lé­tariens désor­mais que libéraux, dans les thèmes soci­aux qu’elle agite, por­teuse aujour­d’hui d’un masque pop­u­laire. Et donc, qu’est-ce qui la dif­férencierait des pop­ulistes de gauche ? Une bonne par­tie des médias ont ain­si toute lat­i­tude pour par­ler des “extrêmes” et glos­er sur les ressem­blances et convergences.

Si, dans les années 2005, un grand débat autour du “référen­dum européen” avait fait appa­raître entre les gauch­es et les droites, et en leur sein, une ligne sec­ondaire qui pas­sait encore par l’in­ter­na­tion­al­isme (sans aller jusqu’à des con­cep­tions transna­tionales), il n’en est plus vrai­ment de même, 15 ans plus tard. Les droites nationales ont imposé  la notion de sou­verain­isme, et la dis­cus­sion ne porte plus, face au néo-libéral­isme européen, que sur la dose de repli sur soi, même au sein de l’ex­trême gauche. Ce qui per­me­t­tait de faire tomber les masques et de dénon­cer la “bête” a donc en grande par­tie dis­paru dans les plis du dra­peau nation­al, aéré en toutes circonstances.

Pire encore, le sou­verain­isme est qual­i­fié de “résilience démoc­ra­tique et pop­u­laire”.

Ain­si ces sou­verain­istes de gauche sou­tien­dront-ils le mou­ve­ment kurde de libéra­tion, non pour ce qu’il a aujour­d’hui majori­taire­ment d’an­ti Etat-nation, mais, à l’an­ci­enne, comme lutte de libéra­tion nationale. Une con­cep­tion poli­tique qui ne vise pas à pren­dre leçon, en inter­na­tion­al­istes, des avancées d’un mou­ve­ment et d’une expéri­ence comme celle du Roja­va, en dan­ger aujour­d’hui, mais à recon­naître seule­ment une lutte nationale légitime. On emballera le tout dans un slo­gan par­faite­ment insen­sé : “Solu­tions pour le Kur­dis­tan !”.

Ce détour par ce que je con­nais bien, sim­ple­ment pour met­tre en garde juste­ment sur ce qui, dans l’his­toire, a tou­jours dis­tin­gué l’aven­ture fas­ciste et per­mis de la démas­quer, cette ligne rouge du nation­al­isme, et les accents patri­o­tiques emprun­tés fausse­ment à la “résis­tance”.

On saura recon­naître les autres masques, bien sûr.

Il y a celui de l’i­den­tité, face à sa perte par le mélange et la mix­ité. Il se décline aus­si avec l’i­den­tité au dra­peau, et donc dans une xéno­pho­bie con­stante face aux migra­tions. La théorie du “grand rem­place­ment” se déroule alors, et avec elle la “perte des valeurs ances­trales”, “l’in­va­sion religieuse”, por­teuse de “com­mu­nau­tarisme” et donc de con­flits, voire de “ter­ror­isme”. Très offi­cielle­ment, sous une prési­dence française, exista un débat sur l’i­den­tité nationale, alors qu’un min­istère por­tait même ce nom. Les zélés dénon­ci­a­teurs du néo-libéral Macron, qui voient en lui aus­si un fas­ciste, feraient bien de se sou­venir de ce qu’ils/elles dis­aient à l’époque. Cela sans vouloir exonér­er le monar­que prési­den­tiel français de toutes respon­s­abil­ités dans la remon­tée du nation­al­isme iden­ti­taire. A mon sens, ce masque de l’i­den­tité n’est pas celui d’un Macron, ten­ant du cap­i­tal­isme mon­di­al­isé. Mais, là encore, si je ne suis guère éton­né de le trou­ver dans les rangs des “patri­otes”, je répugne à con­stater qu’il se porte assez bien en ter­res oppor­tunistes à gauche, à l’ap­proche d’élec­tions. Et l’al­i­bi de la vieille xéno­pho­bie stal­in­i­enne étant dépassé, il s’ag­it bien d’une pente savonneuse.

Le masque du déclin, du déclasse­ment, de la perte de la valeur indi­vidu­elle, est un avatar du pre­mier. Il se porte avec la phraséolo­gie du “Peu­ple con­tre les élites et l’oli­garchie”. Et là, une par­tie de l’ex­trême gauche française, qui tient à remiser le con­cept de lutte des class­es au fin fond du XXe siè­cle, pour appa­raître plus mod­erne et éclaireuse, s’en sert aus­si à l’oc­ca­sion. D’autres “philosophes médi­a­tiques” ou “intel­lectuels auto-désignés” s’en font fab­ri­cants à leur tour, pour “l’éd­i­fi­ca­tion des mass­es”. Sur ce créneau médi­a­tique là, c’est bal masqué tous les jours.

Un masque plus récent dans la série du car­nava­lesque est celui de la “démoc­ra­tie et des lib­ertés”. En France il est sou­vent repeint de jaune,  s’ha­bille de volon­té de référen­dums, et argue d’un “sou­verain­isme pop­u­laire”. Là encore, le Peu­ple est con­tre l’élite. La démoc­ra­tie est tirée au sort, et la lib­erté est libertarienne.

Je pour­rais, en plus de l’ex­em­ple français, décrire tant d’autres trav­es­tisse­ments, tous issus des mêmes ate­liers de la “bête”.

Pour ne pas me voire accuser de céder moi-même au nation­al­isme, je devrais sans doute décrire d’autres masques plus exo­tiques, mais je pense l’avoir déjà fait dans les arti­cles précé­dents, pour ne pas avoir à agrandir la collection.

Si je m’at­tarde pesam­ment sur le cas français, c’est pour en ter­min­er, avec un très rapi­de sur­vol de l’e­sprit car­nava­lesque qui s’ex­prime depuis un mois dans les rues. Lisez moi bien, je ne car­ac­térise pas les man­i­fes­tantEs comme des “car­nava­liers”. Je n’au­rais pas cette arro­gance hau­taine. Je plaide juste pour qu’ils/elles ouvrent les yeux sur ceux qui y inter­vi­en­nent masqués.

Je ne doute pas que tout le monde sait que les “patri­otes” sont des fas­cistes. Là n’est pas la ques­tion. Mais je doute sur le fait que les masques portés soient iden­ti­fiés. Par manque de recul sans doute ? Et, comme le pou­voir en France en rajoute tous les jours, et que la colère en est légitimée, moudre le grain pour la “bête” devient problématique.

Tout essai de dis­cours qui prendrait juste­ment du recul sera, je le sais, taxé de “don­neur de leçons” au mieux, au pire de “col­labo”. J’en prend le risque, et j’en­tre en résistance.

Qu’une forte oppo­si­tion au “passe san­i­taire” soit née en France doit être tout d’abord con­sid­éré comme totale­ment légitime, et un réflexe plutôt démoc­ra­tique dans la droite ligne des mobil­i­sa­tions con­tre à la fois les vio­lences poli­cières et le flicage général­isé. C’est plutôt très sain de con­stater que, dans une péri­ode où les droites imposent leurs agen­das poli­tiques, un sur­saut se pro­duise. Par ailleurs, le fait d’avoir fait de la vac­ci­na­tion un sujet poli­tique “sécu­ri­taire” et non san­i­taire, de la part d’un gou­verne­ment qui a démon­tré ses change­ments de pieds con­stants, dans une ver­ti­cal­ité sidérante, sur toutes les ques­tions liées à la pandémie, donne à la réponse de la rue tout son aspect et ses dimen­sions. Mais cela ne la rend pas limpi­de pour autant.

Aus­si, toute la “classe poli­tique”, de son côté, ne pou­vait-elle pas ignor­er qu’il y aurait là une réac­tion. Elle a embal­lé la chose en plusieurs temps, et ficelé à la va vite un débat par­lemen­taire, en sus d’une ver­ti­cal­ité médi­a­tique. Impos­er une usine à gaz, une mesure poli­tique d’oblig­a­tion, pour pou­voir ensuite tir­er les mar­rons d’une divi­sion organ­isée, est une stratégie qui peut s’avér­er payante sur un plan pure­ment élec­toral­iste de court terme. Les oppo­si­tions insti­tu­tion­nelles sont ain­si mis­es au pied du mur, som­mées de s’op­pos­er rad­i­cale­ment ou de rabi­bocher, avec les cir­cuits médi­a­tiques sat­urés d’une “actu­al­ité Covid”. La seule incon­nue qui n’é­tait pas prévue, était que l’ab­sten­tion élec­torale, qui venait de s’ex­primer récem­ment, rece­lait en elle des brais­es d’une con­tes­ta­tion prête à en découdre sur le pre­mier sujet d’in­quié­tude qui sur­gi­rait. Et ce fut le san­i­taire, et la poli­tique hiéra­tique depuis plus d’un an. La vague quoi.

Et, bien sûr, toutes les oppo­si­tions pop­ulistes y sont allées de leurs voix. L’ex­trême droite d’abord et en pre­mier, se jetant dans la mêlée comme un Covid sur une pop­u­la­tion vierge non vac­cinée, avec ou sans masques, accom­pa­g­née de clowns médi­a­tiques étoilés en mal de pub­lic, puis de tout l’op­por­tunisme à gauche. Pour ce dernier, alors que leur oppo­si­tion à une mesure poli­tique inadap­tée, dans la ligne du répres­sif en vogue, fut d’abord déployée avec péd­a­gogie, rien n’a pu résis­ter à la pente, à l’ap­pétit élec­toral­iste, déplacé et inutile pour­tant dans ces man­i­fes­ta­tions. Voilà com­ment on aboutit à une totale con­fu­sion entre “anti-pass” et “anti-vac­cins” alors que, et c’est le comble, les médias habituelle­ment pro-gou­verne­men­taux, eux, pour des raisons à expli­quer, font le tri en per­ma­nence, et vont jusqu’à même cri­ti­quer la ligne gou­verne­men­tale qui elle oppose et clive. La gauche devient alors l’id­iot utile de ce bal masqué, suiv­ie d’ailleurs par tous les adeptes du “mou­ve­ment pour le mou­ve­ment”, en jaune de préférence.

A de très rares excep­tions près, dans ces marées, sans pour autant tir­er les ficelles, l’ex­trême droite et tout ce qu’elle compte de “nat­u­ral­istes”, “com­plo­tistes”, “anti­sémites”, moral­istes religieux”… est très présente et mar­que le mou­ve­ment de con­tes­ta­tion de son empreinte. Et, si même cer­tainEs per­son­nes lucides dis­ent “ce n’est pas parce qu’on est plus nom­breux qu’eux que l’ex­trême droite organ­isée est absente et invis­i­ble”, le mou­ve­ment s’é­tend, rejoint par toutes celles et ceux qui en ont assez des con­traintes, au plus grand prof­it du pop­ulisme et de ses masques. On croirait que tous les man­i­fes­tantEs se por­tent volon­taires chaque same­di, pour con­forter le grand flou exposé sur des pan­car­tes, étoilées à l’oc­ca­sion. Le “tous anti” face à l’ap­pli­ca­tion “tous anti Covid”, en quelque sorte.

Je n’ai plus la place ici pour réfléchir à voix haute sur ce que sera l’im­passe poli­tique d’une mobil­i­sa­tion pour­tant légitime, si aucune clarté n’en sur­git, si le sen­ti­ment du “peu­ple con­tre élite” fait office de fil directeur. Elle peut tout autant échouer con­tre la veu­lerie du pou­voir, qui pour­rait la détourn­er en coulisses,ou l’af­fron­ter l’été passé, qu’aller grossir le flot de vas­es remué par la vague, avec la béné­dic­tion des fab­ri­cants de masques. Je dirais seule­ment qu’il y a de mon point de vue la mar­que d’un rap­port de forces favor­able à la “bête”, que l’élec­toral­isme et l’op­por­tunisme, alliés à un glisse­ment nation­al­iste, de la gauche d’op­po­si­tion, favorise.

Expliquez moi com­ment, tant la divi­sion et la dis­per­sion est grande, faire ressur­gir au pre­mier plan, les véri­ta­bles raisons d’une crise san­i­taire, en plus de la pandémie dévas­ta­trice, la vac­ci­na­tion oblig­a­toire des soignants pas­sant avant le délabre­ment des hôpitaux.

Et il va être tout autant dif­fi­cile après ça de don­ner suite à ce que furent les mobil­i­sa­tions “pour les lib­ertés et con­tre les idées d’ex­trême droite”, qui se déroulèrent en France il y a si peu pour­tant. Je me sou­viens, on y por­tait des masques, et ce sont ces man­i­fes­ta­tions qui m’avaient poussé à entamer cette série.

N’ou­blions jamais que si le fas­cisme prône la révo­lu­tion, il a tou­jours mené en réal­ité une con­tre révo­lu­tion dans les faits.

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Image : CC Lila Mon­tana pho­tographe jour­nal­iste solidaire

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…