Türkçe Nupel | Français

L’ar­ti­cle de Suna Arev pub­lié en turc dans Nupel, du 30 mai 2021

Désormais, je ne t’aime plus…

 

J’ai cessé de t’aimer… Dénoue­ment banal
Aus­si banal que la vie, aus­si banal que la mort
(…)
Pour le fait que je ne t’aime plus,  je ne demande pas pardon.
Par­donne-moi de t’avoir aimé.”

Evgueni Evtouchenko

Il y avait celles et ceux qui par­taient, qui par­taient et qui reviendraient, et qui ne reviendraient jamais, qui ne pou­vaient revenir…

C’é­tait une ville grise. Dans tous les dédales, fron­tières aux pays chaud, chan­tait Müs­lüm Gürs­es1 Ils appelaient leur bal­con “la vie”. Leurs enne­mis qu’on leur avait enseignés, étaient les “autres” ; c’est-à-dire les Kur­des, c’est-à-dire les Alévis, c’est-à-dire les Arméniens…

Voilà, dans cette ville grise, s’é­taient ren­con­trées, deux per­son­nes des mêmes ter­res, par­lant la même langue. Peut être leur enfance passé en manque d’af­fec­tion, peut être leur recherche d’amour sans arrières-pen­sées les avaient rap­prochées, dans ce lieu d’en­fer, ils avaient fait ger­mer dans leur coeur, un amour réciproque…

L’homme avait aimé la femme, ou la femme, à cette époque, avait cru l’homme… “Aimer, dis­ait l’homme, c’est le par­fum dans ma poitrine, d’une bar­rette que j’ai attachée dans tes cheveux. C’est l’om­bre d’un cil sur ton vis­age, un doux sourire qui tombe de tes yeux tristes, sur tes lèvres…”

Ô l’amour, comme tu es majestueux. Prends ma vie, je suis à toi…

L’homme dis­ait, “ô toi, qui es autant brune que mes ter­res, toi qui es autant fer­tile que mon pays, ô toi qui es aus­si belle que mon pays… Pour­tant, tu es autant blessée que mon pays. Voilà, je suis devenu onguent pour cette blessure. Coeur sur la main, sans rien présager et totale­ment nu… Ô toi qui fer­mes les portes, ne regarderais-tu pas ce mis­érable coeur ? Sans men­songes, sans biens ni pro­priété ; juste l’amour…”

L’homme dis­ait, “nous comme les ‘autres’, seuls, aban­don­nés. L’amour est notre seule for­tune. Tiens ma main, vois moi. Tiens et vois !  Ce cri infi­ni, que je lance au nom de l’amour, de toute ma poitrine, tu ne l’en­tends pas sacrée cruelle ?”

Les murs de la ville grise l’en­tendaient, com­ment n’at­tendrait-il pas la femme ? L’amour a porté le cri de l’homme, dans toute sa nudité, tel le sang tiède, et il a marché tout douce­ment vers le coeur de la femme…

La femme a saisi l’amour, comme si elle pre­nait un morceau de pain, l’embrassait et le por­tait à son front. Le pain, autant sacré que l’amour…

C’é­taient des enfants qui avaient gran­di sans amour. Lui, elle, venaient des vies qui avaient été pil­lées autant que leur pays… Ne dit-on pas que lorsque deux coeurs se réu­nis­sent, la grange à foin devient fes­tin ? Ces deux jeunes, dont même les mains étaient de même couleur, se per­chèrent sur le même coeur… Sans cal­cul, sans men­songe, sans pro­priété, ils bâtirent un foyer…

Ô la vie, comme tu es ardue. Mais ils s’en fichaient. Parce qu’il y avait désor­mais, cet amour suprême, qui n’est pas le lot de tout le monde… Les deux mains brunes comme le blé, s’ac­crochèrent l’une à l’autre, migrèrent à Istan­bul… Là-bas, l’amour vit aus­si la mer. Une pho­to prise sur le rivage s’im­pri­ma dans les deux inno­cents coeurs. Crain­tifs comme deux oiseaux prêt à s’en­v­ol­er, et autant purs…

Pour pro­téger la beauté et l’amour, il fal­lait tra­vailler, pro­duire, sans rien atten­dre de per­son­ne. Comme il était exquis et unique, le goût du pain trem­pé à la sueur du labeur.

Ils vendirent des chaus­settes, pour que per­son­ne n’ait froid. Là-bas, il y avait d’énormes vil­lages, dont les habi­tants étaient bal­ayés par des exils, et de nou­veaux exilés venus avec espoir. La vie était belle, il y avait l’amour, c’é­tait quoi à côté, les dif­fi­cultés ? Aimer devait com­mencer, par deux mains réu­nies qui pro­duisent. Voilà Kadıköy, Bakırköy, Arnavutköy… Ils vendirent des chaus­settes. Des chaus­settes de toutes les couleurs, pour que per­son­ne n’ait froid, il les vendirent avec amour…

La vie était ardue, la vie demandait rançon, l’amour avait besoin aus­si du pain. L’ar­gent était aux grands, l’amour aux petits… Ô l’amour, comme il était beau, gar­ni­ture du manque… Que pou­vait-il exis­ter que l’amour ne puisse vain­cre ? Istan­bul était comme un autre pays dans les fron­tières d’un pays. Aus­si chaud que la ville grise, et pour le pain, tout autant radin…

L’or­dre n’é­tait point juste envers celles et ceux qui vivaient de leur sueur. Il y avait dans cette ville métro­pole, deux class­es : ceux d’en haut, et celles et ceux qui sont écrasés sous leurs pieds.

Un jour par­mi d’autres, où le cer­cle de feu deve­nait étroit, il arri­va une chose qui ne leur avait jamais tra­ver­sé l’e­sprit : l’Eu­rope. Pour eux aus­si, se man­i­fes­ta la route vers l’Eu­rope. Ils lais­sèrent leur étal de chaus­settes aux “autres”, les plus pau­vres. Deux mains brunes de blé s’a­grip­pèrent, et prirent le chemin de l’Eu­rope… Ils allaient recom­mencer encore, à nou­veau, et répondraient aux dif­fi­cultés par l’amour.

La femme aimait, l’homme aimait. “Coeur” dis­ait la femme, l’homme dis­ait “mon soleil”… Ils allaient au pays des pluies. “Prends, dis­ait la femme, mon âme est à toi, mais prends aus­si mes yeux, ils sont à toi aussi !”

Et ils par­tirent. Il par­tirent, en dis­ant “adieu la pau­vreté, vive l’amour”

Avec tant de peines, ils arrivèrent sur ces ter­res décrites comme par­adis. Ils allaient recom­mencer encore, à nou­veau, et recréeraient tout, à nou­veau, par l’amour. La devise était, “être ensem­ble, dans les jours mau­vais comme les bons, avec amour”

Ils avaient de la chance, car il y avait déjà celles et ceux qu’y étaient venus là avant. Ils allaient tra­vailler d’abord pour pay­er leurs dettes. Ensuite, la grange à foin ne rede­viendrait-elle pas festin ?

Un toit sur leur tête, un morceau de pain à partager, leur suffiraient…

Elle, lui, provenant de la poitrine de la terre mère, étaient jeunes, laborieux et pro­duc­tifs. Leur idéal était juste d’être heureux dans cette courte vie, sans gên­er per­son­ne, c’est tout.

Ils firent tous les travaux qu’ils trou­vèrent. Par­fois leurs mains s’esquin­tèrent, par­fois leurs pieds saignèrent. Mais quelle impor­tance, parce que l’amour fusion­né avec le tra­vail, c’é­tait sacré. Mais plus l’ar­gent se mul­ti­pli­ait, plus le temps deve­nait cinglant, plus il ter­ras­sait le sen­ti­ment d’amour de l’homme… Quant à l’amour de la femme, il était comme un bal­lot de blé ouvert à tous vents…

L’or­dre a changé après l’in­ven­tion des pièces de mon­naie par les Lydi­ens.2 L’ar­gent, poussé par le revers de la main par les uns, amassé dans la paume par les autres, froid pour cer­tains, pour d’autres, chaud. L’ar­gent qui donne à quelques uns, le pou­voir de piétin­er les autres, et qui est pour beau­coup,  une mort à laque­lle on sac­ri­fie des vies…

L’ar­gent parais­sait chaud à l’homme, pour la femme, il était froid… Car l’ar­gent, comme un déluge détru­isant la digue du coeur, noy­ait l’amour sacré. Hélas la femme ne savait pas nag­er. Les eaux mon­taient, elle était engloutie par les pro­fondeurs de cet océan.

Le mal, dit l’alchimiste, n’est pas dans ce qui entre par la bouche de l’hu­main, mais dans ce qui en sort”

Ain­si, l’ar­gent était désor­mais, le mal déver­sé de la bouche, sans cesse, et tuait l’amour…

La loi du coeur se mit aus­si aux cotés du pou­voir, l’amour ago­nisa, seule la femme pleu­ra pour la dépouille. Comme elle était belle la ville grise, cette pous­siéreuse ville de fron­tière, lieu de genèse de cet amour. La femme pro­posa d’y retourn­er, l’homme se tut. Ils apprirent à quel point le silence peut faire mal. Chez l’homme se taire devint un doux plaisir. Ce silence tuait la femme.

L’homme se tut, il se tut comme la mort. Tout ce qui n’est pas partagé s’achèvent, l’anéan­tisse­ment por­ta le plaisir à l’homme, et la mort à la femme.

Les mois se trans­for­mèrent en années, les années épuisèrent l’amour… La ville grise n’é­tait plus qu’un vieux sou­venir, désor­mais. Un sou­venir vain­cu par l’am­bi­tion et l’ego. Un vestige…

Ensuite, petit à petit, les eaux se retirèrent. Des morts s’al­longeaient sur des rives, et dans les yeux sans étin­celles de la femme. Un cimetière de dis­parus, qu’elle ne pour­rait jamais retrou­ver. Et l’homme allait enter­rer juste au milieu, son amour tombé dans les prix bon marché, et partirait…

Avec le poème de Evgueni Evtouchenko sur ses lèvres ; “La rup­ture”

La pluie de mis­éri­corde tombe sur moi depuis la terre“3, se dit la femme en lam­beaux, elle ramas­sa ses organes, les rangea dans sa besace… Prit avec elle, aus­si ses yeux, étin­celles éteintes, et retour­na dans les rues de la ville grise.

Et elle s’adres­sa à l’homme :  “je t’avais aimé dans le temps, par­donne moi pour cela”.


Soutenez Kedis­tan, FAITES UN DON.

Nous entretenons “l’outil Kedistan” autant que ses archives. Nous tenons farouchement à sa gratuité totale, son absence de liens publicitaires, et au confort de consultation des lectrices et lecteurs, même si cela a un coût financier, jusque là couvert par les contributions financières et humain (toutes les autrices et auteurs sont toujours bénévoles).
Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.