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Article de Suna Arev, publié en turc le 20 février 2021 dans Nupel
Elle sentait le brûlé, ma grande sœur
Dans ce grand village, après le blé, c’était la betterave sucrière qui était la plus cultivée.
A l’époque, cette betterave était une bonne ressource de revenus pour les paysans. Ils recevaient contre leur récolte, à la fois de l’argent, du sucre, et aussi du tourteau d’oléagineux, pour nourrir leur bétail.
En automne, lorsque les betteraves étaient récoltées, elles étaient bouillies dans de grands chaudrons et tout le monde les dégustaient en guise de dessert, et même les enterraient, pour les consommer en hiver. Mais chez-nous, les betteraves n’étaient jamais cuisinées.
Chez-nous, la betterave était maudite, elle était âcre, brisait le coeur…
C’est en arrivant de Dersim, pour s’installer dans ce village, que ma mère a connu la première fois la betterave sucrière. Une de ses voisines en avait cuit quelques unes et en donna deux à ma mère. Elle trouva le goût trouva étrange et bon. Elle les éplucha, les coupa en tranches, les fit manger à sa fille et son fils.
Ils apprécièrent tellement que, le lendemain, où à l’automne d’après, elle rapporta des betteraves de son travail de serf, les nettoya bien et les mit dans un chaudron. Nous avions une cuisinière, va savoir qui nous l’avait donnée. Elle posa le chaudron dessus, le remplit d’eau et commença à la faire bouillir.
Ma grande sœur a l’époque avait six ans, et mon grand frère rampait tout juste. Ma mère les fit asseoir dans un coin, et alla chercher de l’eau fraîche à la fontaine. Le feu sur le point de s’éteindre, ma sœur se leva, et commença à ajouter des brindilles sous le chaudron.
Mon frère arriva à quatre pattes, près d’elle. Et tout ce qui arriva arriva là. En tentant d’ajouter plus de brindilles, le chaudron se renversa. Ma sœur, pour protéger mon frère, passa devant lui, tel un bouclier. Son corps brûla.
Un tel cri retentit dans la maison, que ma mère l’entendit depuis la fontaine. Elle arriva en courant. Elle déshabilla ma sœur, versa de l’eau sur son corps, souffla, mais quoi qu’elle fit, elle ne réussit pas à la calmer. Ma sœur a pleuré toute la journée durant, jusqu’à en tomber de fatigue. Elle s’endormit.
Le soir, mon père de retour du travail de serf, en apprenant ce qui s’est passé, battit ma mère. Il la frappa tellement, que ses côtes cassèrent, tête et œil se meurtrirent. Les voisins reprirent difficilement ma mère des mains de mon père. Ses gémissement se mêlèrent à ceux de ma sœur. Quoi qu’elle fasse, ma sœur ne redevint jamais comme avant.
Ma sœur était la plus grande douleur de notre maison… Ma sœur est celle qui nous a élevés tous, nous a protégés, a lessivé nos couches, confectionnées de sacs de sucre en jute, nous a langés avec la terre qu’elle a tamisée, nous a amenés sur son dos à notre serf de mère, au travail, pour qu’elle nous allaite, nous a lavés, habillés, peigné et tressé nos cheveux. Elle était notre maison où nous avons dormi, blottis dans ses bras.
Mon père aimait beaucoup ma sœur. Elle était très belle ma sœur. Elle avait des cheveux noirs ébène, tout en boucles, de grands yeux bruns, un visage tout rond, un joli nez, une petite bouche avec des lèvres un peu charnues, et de belles dents.
Si elle pouvait sourire un peu, elle avait même des fossettes, ma sœur.
Elle était très belle, tant qu’elle ne retirait pas sa robe.
Ma sœur brodait sans cesse des lingeries pour des dots de mariage. Au début, à la lumière de la lampe à gaz, ensuite, sous la lumière jaune de l’ampoule. Elle brodait sans cesse des linges de dot.
Elle dépeignait sur des toiles batistes immaculées, des oiseaux, des roses, des amoureux main dans la main, des maisons qui ne ressemblaient pas du tout à la nôtre, et des enfants qui jouent devant…
Comme les noces étaient nombreuses dans ce grand village ! Le son des tambours parvenaient jusqu’à la maison, ma sœur brodait. Elle brodait sans relâche, ma sœur.
Le temps passa, et ces merveilleuses broderies changèrent…
Les fleurs des ouvrages fanèrent, baissèrent leur tête. Il ne resta plus que des maisons prosternées, et devant, une fille esseulée.
Ma sœur aimait tellement coudre, qu’un jour mon père, en s’endettant, lui acheta une machine à coudre de marque Dirkop. Ma sœur porta alors toutes ses espérance vers cette machine. Elle a cousu pour tout le village, des sarouals, des robes, des jupes. Et avec les bouts de tissu restants, elle nous a habillés de mondes colorés.
Petit à petit, le coffre de dot de ma sœur s’est vidé. Elle a offert des cadeaux aux nouveaux mariés, et avec le reste, elle a orné notre maison.
Je n’aime pas le son des tambours. Chaque fois que je l’entends, j’ai l’impression que le bâton ne frappe pas le tambour, mais mon cœur.
Je me rappelle de ma sœur. Et je brûle à mon tour…
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