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Quand on a passé les trois quarts de sa vie à scander le mot “solidarité”, on peut s’autoriser à questionner cette “obligation morale d’assistance mutuelle”.
Et le Nième soubresaut meurtrier de la colonisation en Palestine m’amène justement à entreprendre ces réflexions.
Le premier réflexe pousserait à se ranger du côté des “victimes”.
Il est humaniste, moral, éthique, juridique, contre les bourreaux. Il procède d’une réaction binaire, d’un humanisme contre la barbarie, qu’on ne saurait définir. Il est légitime. Est-ce acquis ou cela relève-t-il d’un instinct de survie de l’espèce humaine, hérité d’un passé tribal ? Je ne saurais répondre.
Creuser plus loin par là ferait surgir des adjectifs et des noms qui fonctionnent classiquement en opposition. Egoïsme/altruisme, indifférence/commisération, sont de ceux-là. “Altérité” lui, de son côté, s’oppose à “identité”.
Exporté sur le terrain du politique, ce souci de l’autre, de son existence, paraît tout à coup dérisoire, et on songe à la phrase “vous n’avez pas le monopole du coeur” qui consacra toutes les supercheries qui situent l’organe à gauche ou à droite, tandis que des religiosités déclinent la bonté et la charité sous des coupoles.
Oui, parler de solidarité comme d’un devoir humaniste s’englue parfois dans ces représentations là, et dans bien d’autres.
Dans l’altérité il y a l’autre, et pas seulement son oppression, mais qui il est, son existence ici et ailleurs, et sa différence. Pourtant, dans le soutien politique, c’est le plus souvent un sentiment d’identité qui prédomine, quand il s’agit de “solidarité”.
On incite à soutenir l’autre qui nous ressemble. Et l’on “identifie” les causes.
A tel point que pour la Palestine, cette cause est devenue au fil du temps “arabe”, souvent “musulmane”, et que ne pas appartenir à une des deux communautés expose votre présence sur cette question à des suspicions provenant de tous bords.
Dans un contexte où l’islamophobie est très forte, faire solidarité avec la Palestine, pourfendre un pouvoir politique israélien d’extrême droite, devient dans le débat politicien prendre langue avec une religion, et donc être, par logique d’assimilation islamophobe, “antisémite”. De la même façon, dénoncer la logique islamiste de la direction politique du Hamas palestinien, nous amène à l’accusation d’islamophobie. Lorsque les repères qui fondent la solidarité deviennent identitaires, comment échapper à ces logiques d’affrontement qui font tourner en rond ?
Se prononcer pour la paix, en oecuméniste, renvoyer dos à dos les “belligérants” revient tout autant à vider de sens toute solidarité possible. L’humanisme n’est pas la consolation des bêtes qu’on mène à l’abattoir, c’est au contraire un hymne pour la vie et comment la garantir. Pas question donc de se placer entre la victime et le bourreau, en leur demandant de se serrer la main, par humanité.
Et, en l’occurence, pour ce qui se déroule présentement en Palestine, définir clairement les vraies victimes et les bourreaux peut aider à y voir plus clair.
Entre les années 1938, 1948, 1964, 1967, 1971, 1994, 2007 et aujourd’hui, (je renvois à des études sur ces dates, il y en a beaucoup) tant les interventions de puissances impérialistes et coloniales, l’arabisme comme nationalisme identitaire, et les identités nationales qui se sont affrontées, ont modifié considérablement les choses, de guerre en colonisation, de combat de libération en guerres intestines, jusqu’à rendre impossible de penser un avenir de paix sur un territoire, avec des termes qui sortiraient des impasses connues.
Pour l’histoire, on continue à dater de 1948, création de l’Etat d’Israël, l’origine de toutes choses. Cela permet certes de raisonner en termes de pêché originel, tout comme lorsqu’on situe les accords Sykes-Picot, qui prévoyaient de dépecer l’Empire Ottoman, pour ce qui se joue en Turquie, avec les Kurdes, par exemple.
Comme pour la Turquie, où le pêché originel pour créer la “République” est plus certainement le génocide des Arméniens que des tracés à la règle, l’idée de créer en Palestine un Etat-nation juif, sa réalisation, mais essentiellement les “épurations” “assimilations” “déplacements ethniques” que cela a entraîné, est sans doute aucun, le noeud du problème. Car c’est bien cette construction, toujours meurtrière et hégémonique, des Etats-nations, qui rejettent aux marges, éliminent ou colonisent des Peuples, qui ne rentrent pas dans le moule, après avoir tenté de les rayer de la carte.
Les nations victorieuses du nazisme étaient tellement sûres de conserver, voire d’agrandir leurs colonies, comme elles l’avaient déjà fait en partie avec la 1ere guerre mondiale, qu’elles n’hésitèrent pas à instaurer cet Etat-nation en 1947, en divisant la Palestine. Et cette vision des deux Etats, renforcée un instant par les accords dits d’Oslo, toujours cadre de travail de l’ONU, perdure jusqu’à aujourd’hui.
On ne peut pas reprocher aux dirigeants politiques israéliens qui se sont succédés de n’avoir fait aucun effort pour y parvenir, à leur manière, et en fonction de leurs seuls intérêts. Ils ont suivi les consignes, avec zèle. Quelque part, l’Etat-nation israélien est un modèle du genre : assimilationniste ou discriminatoire, colonialiste à ses marges frontières. Et si, dans les périodes dernières, il s’est autorisé à graver dans ses lois la différence de citoyenneté qu’il pratiquait déjà, il peut à la fois composer entre une démocratie électorale et la main mise partielle du fascisme politique sur l’appareil d’Etat. Sommes toutes, là encore, des analogies avec la devanture démocratique qu’affiche une Turquie pourraient être faites.
Alors, qui est l’autre, celui ou celle qu’on cherche, pour en être solidaire, l’autre en qui on reconnaît le désir, politiquement exprimé ou pas, d’un autre avenir que celui des nationalismes, fortement teintés de religiosité, qui se font la guerre pour le pouvoir ?
Pour une autre partie du Moyen et proche-Orient, Kedistan est solidaire du combat du mouvement kurde, vous le savez bien. Là, l’autre, on lui a coupé la langue.
Etre solidaires des Kurdes, on nous l’a reproché, puisque pour certainEs et beaucoup d’entre nous, sommes des non natif/ves, voire d“origine turque”. Il est intéressant de s’arrêter sur le fait que Kedistan puisse se faire taper dessus par deux nationalismes opposés. L’un, qui exacerbe la kurdicité, l’autre la turcité.
Et pourtant, nous soutenons et sommes “solidaires” des Kurdes, et si vous en êtes d’accord, nous vous incitons à participer aux campagnes de soutien qui ont cours, et davantage encore, même si vous n’êtes pas Kurdes vous-mêmes.
Nous sommes solidaires des Kurdes quand ielles mettent en avant leur conception du confédéralisme, qu’ils entreprennent, avec une place majeure donnée aux femmes, quand ils la mettent en pratique, y compris dans le contexte de guerre, au Rojava. Nous sommes solidaires des Kurdes lorsqu’ielles ne combattent pas, politiquement parlant, pour instaurer un Nième Etat-nation dans la région, mais pour proposer et faire vivre une démocratie où tous les peuples sans exception auraient leur place, minoritaires ou pas.
Cela ressemble bigrement à une utopie anarchiste, mais, c’est vrai, l’idée du communalisme que le mouvement kurde non nationaliste promeut, vient de quelque part.
Et quand ma réflexion se prolonge, je me questionne aussi pour savoir si cette pensée politique, en partie construite sur un terrain de guerre, ne pourrait pas animer quelques idées pour la Palestine, à commencer par une critique en règle de l’Etat-nation. J’ai alors souvenir d’un petit groupe d’intellectuels d’inspiration trotskyste, eh oui, qui professait en Israël, au début des années 1970, ce que Murray Bookchin écrivait encore de son vivant aux Etats-Unis. Ces idées avaient alors un écho dans les mouvements anti-guerre au sein d’Israël. L’offensive de 1967 y mit fin, et les jeunes palestiniens qui y prêtaient aussi oreille, même au sein des groupes de l’OLP, disparurent à leur tour.
Voilà pourquoi je m’étonne d’un certain silence du mouvement kurde, à l’égard de la Palestine. Ils ont pourtant tant de choses en commun, et tant de solutions politiques à débattre, justement.
Le mouvement kurde, qui est aujourd’hui un des rares mouvement de lutte pour l’auto détermination qui rejette les politiques de nationalisme et d’Etat-nation, qui propose des solutions politiques confédéralistes, qui les promeut au Rojava, serait-il gêné par cette situation entre marteau et enclume que subit le peuple palestinien ? Au contraire, alors qu’en Israël même, certains, juifs et arabes, dans les devenus rares mouvements pour la paix, réfléchissent à voix haute à une solution confédéraliste, en contradiction avec les accords d’Oslo, le mouvement kurde ne pourrait-il pas là prendre langue avec cette jeunesse palestinienne qui veut à la fois se soustraire aux directions laïques corrompues et au Hamas. Certes, cette parole est peu entendue, aussi parce qu’elle est majoritairement juive et palestinienne de l’intérieur, mais elle existe et apparait encore. La fausse solidarité islamiste du régime turc ne devrait pas non plus empêcher de se distinguer des amalgames, bien au contraire. Et même si récemment un député du HDP a pris parole au Parlement pour faire un parallèle très démonstratif, la diaspora, elle, reste encore sans voix.
Alors, la solidarité serait-elle de mettre en commune des utopies pour que les Peuples se gouvernent ensemble au plus près et partagent leurs différences ? Une créolisation du monde, pour employer un terme qui refait surface ? C’est la définition qui aura ma préférence.
Etre solidaire en humanité n’a donc de sens que si cette solidarité met en lumière des solutions pour la vie commune, ici et là bas. Ce n’est donc pas seulement pleurer sur les victimes, exacerber la future vengeance de demain, ou pratiquer un orientalisme intéressé.
Je ne peux terminer sans mentionner qu’une foule de petites mains oeuvrent depuis des années, hors des identités politiciennes, j’écris bien “politiciennes”, pour faire vivre ces solidarités. Elles agissent souvent dans le domaine culturel. Je citerai Al Kamandjati, par exemple, parce que je la connais un peu.
Cette pratique de la solidarité, qui met en avant non des “victimes”, autour desquelles se bâtirait un discours identitaire, nationaliste ou religieux, mais des pratiques, des idées, les personnes qui les portent et qui sont soumises à la violence pour cela, est celle que Kedistan tente de développer depuis 2014. Elle est politique, et l’humanisme, quand il se nourrit de l’esprit de commune, l’habite aussi.
A la Une : Image de campagne de l’association France Palestine