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Aujourd’hui 3 mai, c’est “Journée mondiale de la liberté de la presse”. Il y a deux jours, le 1er mai, une circulaire donnait le ton en Turquie : une interdiction faite de produire des images et du son, intimée aux citoyennEs et journalistes, à l’occasion des manifestations publiques.
Les manifestations du 1er Mai se sont traduites en Turquie par 200 arrestations. Pas toutes filmées ou documentées.
La correspondante de Yol TV, Özge Uyanık, alors qu’elle couvrait la manifestation du 1er Mai à Ankara fut témoin de la violence policière envers les manifestants.
La caméra de son téléphone portable tournait, elle a enregistré des images. Les policiers s’en sont rendus compte. Malgré le fait qu’elle ait montré sa carte de presse, et annoncé qu’elle travaille pour Yol TV, un policier a jeté le téléphone de la journaliste par terre et l’a piétiné. En faisant cela, il hurlait, “pourquoi donc tu filmes ? Il y a une circulaire !”
Fox TV Sunucusu @gulbintosun: Özel hayatın gizliliği sorunsa, bu tip müdahalelerde vatandaşın özel hayatına müdahale söz konusu. Polislerimize sesleniyorum adaletli olun, kindar olmayın. Sizler kamu görevlisisiniz. pic.twitter.com/NUK04Y9r8d
— Yol TV (@YolTV) May 1, 2021
Ce qu’il appelle “circulaire”, est un ordre anticonstitutionnel, donc illégal, publié le 27 avril 2021, avec la signature du Directeur général de la police, Mehmet Aktaş, qui interdit aux journalistes ou aux citoyenNEs de concevoir et partager de l’audio et de la vidéo lors d’événements publics et permet une action judiciaire dans les zones.
Et l’ordre n’est pas donné seulement pour empêcher et poursuivre celles et ceux qui filment, mais aussi les personnes qui sont “soupçonnées” de filmer. C’est une “interdiction” étendue à la façon Minority Report contre la liberté de la presse. Selon le document, le partage des images captées lors des événements sociaux, violerait le droit “à la vie privée”, et, dans le même temps, empêcherait la police de faire son devoir, qui serait sans doute de persécuter les civilEs et journalistes, en paix… Que vient faire “la vie privée” la dedans ? Il s’agit du travail de fonctionnaires publics, qui se résume en réalité, à l’exercice de la violence.
Si on revient à Özge, par chance, et heureusement, sa caméra a continué à tourner. Non seulement elle a pu documenter les violences faites aux manifestantEs, mais celles envers elle-même.
Özge déclare sur Yol TV : “En tant que journaliste nous sommes témoins des violences que subissent des gens. Des gens sont jetés au sol, reçoivent des coups de pieds, il y a des gens dont le cou est écrasé sous les pieds… Bien évidemment, notre devoir professionnel est de filmer tout cela.
Aucune circulaire ne peut être au dessus de la Constitution. Lorsque nous filmons, c’est comme si nous faisions un devoir public. Nous ne filmons pas la vie privée des gens. Nous déposerons plainte. D’ailleurs, ce sur sujet, il existe des jurisprudences. Le droit d’informer ne peut être empêché, ni le droit de s’informer.”
Le Barreau d’Ankara a intenté une action en justice devant le Conseil d’État pour stopper et annuler l’exécution de la circulaire en question. “Selon l’article 36 de la Constitution, toute personne a la liberté d’établir des preuves par des moyens légitimes”, rappelle la requête du Barreau d’Ankara, en précisant que ce type d’interdictions entrainerait des conséquences irréparables qui peuvent conduire à la destruction ou à la non-collecte de preuves nécessaires au système de justice pénale. “Cet incident est un signe avant-coureur d’autres violations des droits humains,” dit-il, en citant le cas de George Floyd, tué par la violence policière aux États-Unis.
Aux États-Unis, ce sont justement des images de téléphone portable qui ont permis de documenter l’assassinat de George Floyd et d’enclencher les mobilisations qui suivirent, et qui firent incriminer exceptionnellement par une cour américaine, un policier blanc suite à la mort d’un noir. Autre exemple, en France, on sait aussi que si les “images” conditionnent l’opinion publique à un sentiment “d’insécurité” en toutes circonstances, une loi existe maintenant pour en restreindre la diffusion par les citoyens, et de fait les journalistes, et la liberté de la presse, quand elles concernent l’action des forces de police à l’encontre des manifestations publiques. Là, on peut se demander qui, de la Turquie ou de la France, a copié sur l’autre.
En Turquie, bien sûr, ce type de pratiques n’est pas nouveau. Tout comme l’usage de la violence policière et militaire, la main mise et le contrôle sur les médias. Ce qui est remarquable, c’est que de plus en plus de pays dits “démocratiques” lui emboîtent le pas. On ne se sent plus “dépaysés”. Ne serait-ce qu’en observant rapidement les stratégies du régime turc, l’utilisation propagandiste des médias confisqués ou crées pour ce faire, les tentatives de contrôle du web et particulièrement des réseaux sociaux, par menaces, censures, poursuites, condamnations et amendes, ainsi que les décrets, circulaires, ordres, on constate qu’il y a une “universalité” dans le domaine, dès lors où il s’agit de protéger un pouvoir d’Etat et les intérêts qu’il cultive… L’Etat policier se bâtit, pas à pas, de cette façon, pour étouffer les contestations, avec à la clé le mot “terrorisme”, en bandoulière.
Bien sûr, défendre en Turquie formellement la “liberté de la presse”, alors qu’autant de journalistes sont emprisonnés, et que le slogan “le journalisme n’est pas un crime” serait plus approprié, peut paraître dérisoire. Constater la montée des autoritarismes en Europe, leur traduction contre les droits démocratiques élémentaires, à l’occasion de cette journée serait déjà combattre l’idée infusée par nos extrêmes droites “un pouvoir fort résoudrait les crises”, quand on observe ne serait-ce qu’en Turquie, que c’est exactement le contraire qui advient comme résultat.
Même s’il s’agit d’un droit formel, piétiné par tous les autoritarismes, la “liberté de la presse” doit être défendue bec et ongles, y compris aujourd’hui dans ses versions numériques, et sur les réseaux privés qui s’intitulent pourtant sociaux. Les médias sociaux peuvent être considérés comme un puissant outil d’expression et d’orientation, et comme vecteur d’expression démocratique possible.
Voilà pourquoi, tant les lois de “sécurité globale” que les circulaires de Turquie doivent attirer l’attention sur la façon dont les Etats traitent les libertés de presse, d’expression et de pensée, avec le soucis du contrôle de l’information et de sa libre circulation, et être combattues.