Deutsch Monopol | Français | English

Un article critique signé Victor Sattler, paru sur Monopol, en langue allemande, à propos de la rencontre “Undoing Prison”, entre  Zehra Doğan, Aslı Erdoğan et Can Dündar,  débat animé par Nil Mutluer. (vidéo ci-dessous).

Der­rière les bar­reaux, la créa­tiv­ité prend un tout nou­veau sens. L’art car­céral attire actuelle­ment beau­coup l’at­ten­tion et est sou­vent reçu comme la preuve d’un esprit indompt­able. Mais cer­tains trou­vent cette lec­ture problématique.

Zehra Doğan — Ez Zehra (I, Zehra). 97 x 140 cm. Bird feath­ers fall­en in the walk, hair, men­stru­al blood. 2019, start­ed in Diyarbakır prison, end­ed in Tar­sus prison.

En ten­ant un jour­nal à l’hu­mid­ité de la fenêtre d’une prison turque, l’en­cre peut être enlevée des pages et util­isée comme pein­ture”. C’est ce que nous dit l’artiste kurde Zehra Doğan. L’en­cre de l’im­primeur était l’un des déchets, l’un des matéri­aux mau­dits, grâce aux­quels elle a pu con­tin­uer à pein­dre pen­dant ses presque trois ans d’emprisonnement en Turquie.

La sil­hou­ette incurvée d’une femme, “I, Zehra”, que le théâtre Max­im Gor­ki de Berlin présente avec d’autres pein­tures et dessins issus de l’emprisonnement de Doğan dans l’ex­po­si­tion “Prison n° 5”, après la réou­ver­ture du Kul­turhäuser, par exem­ple, colle à un fond d’écri­t­ure noire et de sang men­stru­el jau­ni. Une volée entière de plumes pointues, trou­vées par Doğan dans la cour de la prison, jail­lit du dos du per­son­nage. Les piquants bril­lent à tra­vers sa peau, où Doğan a posé ses pro­pres cheveux.

Bien que cette tech­nique du sang soit con­sid­érée comme impure en Turquie, elle n’est pas à l’o­rig­ine de l’ar­resta­tion de Zehra Doğan. En 2017, elle avait mis en ligne un dessin numérique mon­trant des mil­i­taires turcs dans la ville kurde de Nusay­bin, “des dra­peaux turcs sur des bâti­ments détru­its”, ce qui con­sti­tu­ait déjà un délit de pro­pa­gande ter­ror­iste. Il était hors de ques­tion qu’elle ne con­tin­ua pas à tra­vailler artis­tique­ment dans ces con­di­tions car­cérales, même défa­vor­ables, pour Zehra Doğan. Aujour­d’hui, d’autres lui créent des légen­des, comme ce fut le cas lors d’un événe­ment en ligne au théâtre Gorki.

Le jour­nal­iste Can Dün­dar, qui a été interné en Turquie pen­dant 92 jours pour ses reportages cri­tiques, voit dans la créa­tiv­ité de Zehra Doğan une “résis­tance en chair et en os”, un élixir de vie qui offre aux pris­on­nierEs une pro­tec­tion et leur per­met de com­mu­ni­quer et de faire preuve de sol­i­dar­ité. Avec con­vic­tion, et peut-être con­tre son meilleur juge­ment, Can Dün­dar dit : “On ne peut pas sup­primer les esprits créatifs.”

L’art en tant que risque

Actuelle­ment, de nom­breuses preuves impres­sion­nantes du dic­ton de Dün­dar sont en train d’émerg­er ; l’art résis­tant der­rière les bar­reaux, qui désor­mais ne devrait plus être exclu du dis­cours, comme l’écrit le MoMA PS1 à New York. Là, “Mark­ing Time” est le pre­mier spec­ta­cle de groupe avec plus de 35 artistes qui pur­gent actuelle­ment leur peine de prison ou l’ont déjà purgée.

Isolés du pub­lic, une esthé­tique pro­pre s’est dévelop­pée dans les pris­ons — par laque­lle cer­tains, comme l’artiste Hal­im Flow­ers, ont au moins appris quelque chose sur Jean-Michel Basquiat à par­tir de paroles de chan­sons. Comme Zehra Doğan, les pris­on­niers améri­cains util­i­saient leurs for­mu­laires, jour­naux, vête­ments et restes de nour­ri­t­ure pour tra­vailler secrète­ment sur des col­lages, des empreintes de mains ou des dio­ra­mas. Lors de ces expéri­ences, ils ont non seule­ment pris des “risques con­ceptuels”, comme le dit l’un des artistes à pro­pos de sa pra­tique, mais ils ont même volé des planch­es de bois pour étir­er les toiles ou intro­duit clan­des­tine­ment des matéri­aux dans leurs ori­fices. Au plus tard, dit-il, lorsque l’art leur a fourni un exu­toire à leur frus­tra­tion, il a servi à leur réhabilitation.

La per­sé­cu­tion poli­tique des dis­si­dents et des minorités en Turquie et l’in­car­céra­tion dis­pro­por­tion­née et motivée par le prof­it des Noirs améri­cains ne sont pas la même chose, bien sûr.

Zehra Doğan et Can Dün­dar se con­sid­èrent comme inno­cents, alors que les artistes de l’ex­po­si­tion du MoMA s’en tien­nent à leurs actes, dont beau­coup ont été com­mis à l’âge de 16 ou 17 ans. Ils ne font que cri­ti­quer la peine et les con­di­tions de déten­tion, en pointant du doigt les fac­teurs psy­chologiques ou économiques de leur délin­quance. Chez les artistes, néan­moins, les deux sys­tèmes judi­ci­aires, turc et améri­cain, sont par­fois com­parés à l’esclavage. Ici, avec Fou­cault, c’est con­tre les mesures dis­ci­plinaires d’un gou­verne­ment Erdoğan autori­taire, là con­tre un rétribuisme aveu­gle qui n’est d’au­cune util­ité à la société améri­caine. “Même sans prison, les gens pour­raient être tenus respon­s­ables”, dit Hal­im Flowers.

Tout le monde a‑t-il le droit de faire de l’art en prison ?

D’ailleurs, tous les crim­inels ne peu­vent pas se compter au courant de l’art car­céral. Depuis que le mag­a­zine améri­cain “Poet­ry” a don­né une tri­bune aux poètes empris­on­nés dans son numéro de févri­er et a ain­si égale­ment pub­lié le poème d’un pro­fesseur con­damné pour pos­ses­sion de pornogra­phie enfan­tine, la rédac­tion a dû s’ex­pli­quer et se jus­ti­fi­er à plusieurs repris­es. Le lit­téraire Johannes Franzen a écrit dans le “FAZ” que toute l’ac­tion de la devise témoignait d’une exagéra­tion de la poésie et de sa publication.

L’écrivain Aslı Erdoğan, qui a été détenu en Turquie en 2016 et a été invité par le theâtre Gor­ki, serait peut-être d’ac­cord avec lui. En tout cas, elle ne recon­naît pas dans ses textes lit­téraires la même per­for­mance d’adap­ta­tion que celle que Can Dün­dar loue avec tant d’ef­fu­sion. “Est-ce ain­si qu’il faut par­ler de la tor­ture ?” demande-t-elle d’un ton aut­o­cri­tique. “Peut-être que la meilleure par­tie de nous meurt en prison, aussi.”

Zehra Doğan et Aslı Erdoğan préfèrent s’ab­stenir à l’avenir de ces expo­si­tions de groupe ou de ces édi­tions com­mer­ciales. Doğan avait presque “per­du sa foi dans l’art”, dit-elle — ironique­ment — pas pen­dant son empris­on­nement, mais après. Ce n’é­tait plus son tra­vail qui était com­mer­cial­isé, mais son nom de la “manière la plus zélée pos­si­ble”, dit-elle. “Ils se con­tentent de men­tion­ner les points forts de votre biogra­phie, puis de clore l’événe­ment”, dit-elle, “il n’y a rien d’in­tel­lectuel dans tout cela”. L’écrivaine plaisante sur le fait d’être con­nue en Alle­magne comme jour­nal­iste à cause de son arresta­tion sans jamais avoir fait de tra­vail jour­nal­is­tique : “J’e­spère que les vrais jour­nal­istes ne m’en veu­lent pas”.

Bien que le Théâtre Gor­ki ait égale­ment réu­ni les deux femmes plus Can Dün­dar sous le label “exil poli­tique” et ait égale­ment appelé Erdoğan “une jour­nal­iste”, entre autres choses, Zehra Doğan a néan­moins fait l’éloge du théâtre comme une “mai­son trans­par­ente” qui leur a per­mis de dépass­er enfin ces définitions.

Vidéo en anglais. Pour la ver­sion en turc cliquez ici.


Image à la Une : Col­lec­tion of Ellen Driscoll, Tame­ca Cole “Locked in a Dark Calm”, 2016, en vue à l’ex­po­si­tion “Mark­ing Time – Art in the Age of Mass Incar­cer­a­tion”, MoMA PS1, New York

Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
KEDISTAN on EmailKEDISTAN on FacebookKEDISTAN on TwitterKEDISTAN on Youtube
KEDISTAN
Le petit mag­a­zine qui ne se laisse pas caress­er dans le sens du poil.