Les mythes et les men­songes abon­dent dans la presse turque et arabe à pro­pos des entre­pris­es régionales de la Turquie, nour­ris­sant des exal­ta­tions et des peurs exagérées.

Nous traduisons pour vous un excel­lent arti­cle signé Fehim Taştekin paru le 1 févr.2021 sur Al-Mon­i­tor en anglais et en turc.


Les entre­pris­es régionales de la Turquie, stim­ulées par la nos­tal­gie ottomane, lui ont valu un front arabe hos­tile dirigé par l’Ara­bie saou­dite, les Émi­rats arabes unis et l’É­gypte. Bien que les ambi­tions de la Turquie ne se soient guère traduites par une réus­site, elles ont ali­men­té une pléthore de mythes et de men­songes dont les Turcs et les Arabes se nourrissent.

Dans ses com­men­taires sur les ques­tions régionales, le prési­dent Recep Tayyip Erdoğan évoque sou­vent les traités qui ont con­duit à la dés­in­té­gra­tion de l’Em­pire ottoman ou évoque l’héritage ottoman en promet­tant, par exem­ple, la citoyen­neté turque aux Turcs libanais ou en par­lant d’ un mil­lion de Turcs de souche en Libye . Pour beau­coup dans le monde arabe, de telles déc­la­ra­tions indiquent que les Turcs ont des pro­jets sur les ter­res arabes et envis­agent un retour. Les cartes d’une “Grande Turquie” dif­fusées par des per­son­nal­ités proches d’Er­doğan n’ont fait qu’al­i­menter les soupçons.

La presse turque con­trôlée par Erdoğan a égale­ment attisé les craintes arabes en com­mer­cial­isant les mou­ve­ments régionaux d’Ankara avec une forte dose d’hy­per­bole et de fan­faron­nades nation­al­istes. Les com­men­ta­teurs pro-gou­verne­men­taux esti­ment que la défense des fron­tières turques com­mence en Méditer­ranée, dans le golfe Per­sique et dans l’océan Indi­en, se van­tant que la Turquie con­stru­it des lignes de défense sur trois con­ti­nents. De nom­breux jour­nal­istes arabes brossent égale­ment un tableau exagéré de la Turquie et de ses capac­ités, mais de manière alarmiste. De l’op­tique des deux côtés, la Turquie ressem­ble à un Léviathan envahissant une vaste région — de la Syrie, l’I­rak, le Liban, la Pales­tine et le Yémen à la Libye, la Soma­lie, Dji­bouti, l’Éthiopie, le Mali et le Séné­gal. En util­isant la même boîte à out­ils, les deux par­ties attisent l’hos­til­ité et trompent leurs publics respectifs.

Il y a plusieurs années, par exem­ple, les organes de presse pro-gou­verne­men­taux turcs ont salué la déci­sion du Soudan de louer son île de Suakin à la Turquie comme un développe­ment qui “change pro­fondé­ment l’équili­bre” en mer Rouge. Bien qu’il n’y ait pas encore de base turque, ils ont relié l’île aux bases turques du Qatar et de la Soma­lie pour célébr­er un “tri­an­gle turc” dans la mer Rouge, le golfe Per­sique et l’océan Indi­en. Les mêmes médias, cepen­dant, ont nég­ligé de don­ner suite à l’his­toire, à savoir com­ment les ambi­tions turques sur Suakin se sont effon­drées après le ren­verse­ment du prési­dent soudanais Omar el-Béchir en 2019. Suite au coup d’É­tat, le chef de la direc­tion mil­i­taire a été rapi­de pour affirmer que Suakin était une “par­tie insé­para­ble” du Soudan.
“Sa valeur ne peut pas être mesurée avec un prix matériel. Son his­toire ne peut être ven­due”, a‑t-il déclaré. Cette déc­la­ra­tion a dû être un soulage­ment pour la presse égyp­ti­enne, qui avait affir­mé que la Turquie utilis­erait Suakin pour ren­vers­er le prési­dent égyp­tien Abdel Fat­tah al-Sis­si, un enne­mi d’Ankara depuis l’évic­tion des Frères musul­mans en 2013.

Un nou­v­el ajout aux mythes, The Arab Week­ly a rap­porté le 26 jan­vi­er que la déci­sion d’Ankara de pro­longer le man­dat des forces navales anti-pira­terie dans le golfe d’Aden, les eaux soma­li­ennes et la mer d’O­man fai­sait par­tie de son “pro­gramme de désta­bil­i­sa­tion” au Yémen. et la Corne de l’Afrique. Selon le jour­nal, la Turquie a cher­ché des posi­tions en Soma­lie et à Dji­bouti dans le but de faire obstruc­tion aux intérêts des pays du Golfe et de con­trôler le traf­ic com­mer­cial dans la corne de l’Afrique en prenant le con­trôle des ports du détroit de Bab al-Man­deb en Soma­lie, au Soma­liland et à Djibouti.

En réal­ité, rien n’indique qu’Ankara sur­veille les ports de Dji­bouti et du Soma­liland, même si des entre­pris­es turques exploitent l’aéro­port inter­na­tion­al et le port mar­itime de la cap­i­tale soma­li­enne. La Turquie n’a par­lé que de l’étab­lisse­ment d’un cen­tre com­mer­cial à Dji­bouti, où l’Ara­bie saou­dite, la Chine, la France et les États-Unis ont acquis des bases mil­i­taires . Quant au Soma­liland séparatiste , la Turquie y a ouvert un con­sulat en 2014, mais les Émi­rats arabes unis ont été la puis­sance régionale essen­tielle cour­tisant le Soma­liland, avec l’ Égypte apparem­ment en remorque.

L’Arab Week­ly accuse égale­ment la Turquie d’avoir sapé les efforts de sta­bil­i­sa­tion saou­di­ens au Yémen afin d’at­tein­dre ses objec­tifs stratégiques au détri­ment du chaos con­tinu. La Turquie est égale­ment accusée d’é­ten­dre les opéra­tions de ren­seigne­ment au Yémen sous le cou­vert de mis­sions d’aide human­i­taire et d’aider les affil­iés des Frères musul­mans à pren­dre le con­trôle de la province riche en pét­role de Shab­wa et à y con­stru­ire un port mar­itime, le tout pour faire avancer ses pro­pres intérêts.

Des rap­ports antérieurs de The Arab Week­ly affir­maient que les Houthis et la Fra­ter­nité se sont enten­dus pour saisir Bab al-Mandab avec le sou­tien de la Turquie et que la Turquie a fourni des drones et for­mé des élé­ments des Frères musul­mans au Yémen.

Toutes ces affir­ma­tions sem­blent être des réal­i­sa­tions exagérées attribuées à la Turquie. S’ils étaient authen­tiques, Erdoğan n’au­rait guère man­qué l’oc­ca­sion de se van­ter d’eux. Les rivaux régionaux ont sou­vent essayé de se trébuch­er et leurs rival­ités se sont trans­for­mées en inim­i­tié, mais les vic­toires de la Turquie n’ont pas été si grandes.

Pour d’autres, comme l’an­cien diplo­mate égyp­tien Ramzy Ezzeldin Ramzy , la pour­suite de la posi­tion mil­i­taire de la Turquie au Soudan, en Soma­lie, au Qatar et en Libye fait par­tie d’une poli­tique d’encer­clement de l’É­gypte . Beau­coup pensent que les ambi­tions de la Turquie en Libye ne se lim­i­tent pas à ce pays mais s’é­ten­dent à ses voisins et au-delà.

Pour le chroniqueur d’Asharq al-Awsat, Abdul­rah­man Al-Rashed, la Turquie est une men­ace pour pas moins de 15 pays arabes. “Les Turcs en Libye sont la plus grande men­ace pour l’É­gypte depuis les accords de Camp David”, a‑t-il écrit. “La Turquie utilis­era la Libye pour faire chanter les Européens et men­ac­er l’É­gypte, la Tunisie, l’Al­gérie et le Soudan. La prochaine guerre de la Turquie aura lieu au Yémen”.

Le sou­tien d’Ankara aux Frères musul­mans main­tient les ten­sions vivantes. Han­na Saleh, d’Asharq al-Awsat, pense que la Turquie s’ap­puie sur le néo-ottoman­isme pour con­stru­ire “un crois­sant des Frères musul­mans en par­al­lèle du crois­sant per­san”. Pour son col­lègue chroniqueur Saleh al-Qal­lab, Erdoğan “a pra­tique­ment prêté allégeance aux Frères musul­mans”. Sur la base de l’ex­péri­ence, cet auteur rétor­querait que l’al­légeance d’Er­doğan est à ses seuls intérêts. Depuis le print­emps arabe, la Fra­ter­nité est en effet dev­enue un out­il d’in­flu­ence poli­tique pour Erdoğan, mais son prag­ma­tisme sig­ni­fie qu’il pour­rait bien leur mon­tr­er la porte du coin.

Mis à part le règle­ment des comptes sur la Fra­ter­nité, les efforts de la Turquie pour éten­dre son influ­ence à tra­vers des liens économiques, poli­tiques et mil­i­taires peu­vent dif­fi­cile­ment être réduits ou expliqués comme une ani­mosité envers l’É­gypte. Les liens étroits de la Turquie avec le Soudan sous Béchir ou le rap­proche­ment avec l’Éthiopie au milieu de la querelle de partage de l’eau de cette dernière avec l’É­gypte auraient en effet pu ressem­bler à un encer­clement au Caire. Et en effet, l’É­gypte manque d’un véri­ta­ble levi­er dans de nom­breuses régions aux­quelles la Turquie s’est adressée. Pour­tant, l’É­gypte a le dessus pour attein­dre les Arabes dans les régions où les intérêts sont con­flictuels. Encer­cler l’É­gypte dépasse tout sim­ple­ment la capac­ité de la Turquie.

Dans un cli­mat où tout con­tact poli­tique, com­mer­cial ou human­i­taire est vu comme un mou­ve­ment de con­quête d’un côté et d’in­va­sion par l’autre, le com­bat est devenu inévitable. La par­tie turque est venue chercher une main saou­do-émi­ratie der­rière toute attaque ter­ror­iste ou pira­terie visant les intérêts turcs. En juin, par exem­ple, le quo­ti­di­en Yeni Şafak, un favori d’Er­doğan, a clamé: “Les Emi­rats atta­que­ront la Turquie en Soma­lie.” Selon le jour­nal, “les Emi­rats ont jeté un œil sur la Soma­lie après avoir subi une lourde défaite en Libye. Son objec­tif est de ramen­er [la Soma­lie] dans le chaos après que le pays africain ait atteint la sta­bil­ité avec le sou­tien de la Turquie. Ain­si, il pren­dra égale­ment sa revanche sur la Turquie. Abu Dhabi, qui avait ten­té un coup d’É­tat en Soma­lie en 2018, incite désor­mais au ter­ror­isme via le Soma­liland et le Punt­land autonomes”. Le même jour­nal a affir­mé qu’après Bashir, le Soudan avait col­laboré avec l’ Égypte et Israël pour frein­er la présence turque dans la mer Rouge.

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La notion de néo-ottoman­isme peut être une source de moti­va­tion pour Erdoğan, mais c’est désor­mais un fan­tasme sans fonde­ment. Les mesures d’Er­doğan pour éten­dre l’in­flu­ence turque au Moyen-Ori­ent ne sont guère le pro­duit d’une stratégie glob­ale et bien pen­sée, soutenue par les moyens et capac­ités cor­re­spon­dants, comme le décrivent les médias turcs et arabes. De plus, il est peut-être à court de muni­tions sur ce front, car il s’est récem­ment tourné vers la renais­sance des liens avec l’U­nion européenne .

La Turquie est dans une impasse en Syrie mal­gré son ren­force­ment mil­i­taire là-bas, est inca­pable de garan­tir l’avenir de ses accords de coopéra­tion mil­i­taire et de démar­ca­tion mar­itime avec le gou­verne­ment libyen basé à Tripoli et est de retour à zéro dans ses rela­tions avec le Soudan. L’im­por­tance de sa base au Qatar est appelée à dimin­uer à mesure que Doha répare les clô­tures avec ses voisins, tan­dis que celle de Soma­lie devient un prob­lème de polar­i­sa­tion dans la poli­tique soma­li­enne. Au Yémen, Erdoğan était si pro-saou­di­en au départ qu’il a pré­con­isé l’in­ter­ven­tion, mais les rela­tions bilatérales se sont détéri­orées depuis, le prince héri­ti­er Mohammed ben Salmane étant au cen­tre des retombées. Pour­tant, Erdoğan est resté respectueux envers le roi Salman et a cessé de par­ler du Yémen, une ques­tion sur laque­lle la Turquie n’a pas de poli­tique globale.

Les Saou­di­ens béné­fi­cient d’un vaste réseau en Afrique et ont même un min­istre en charge des rela­tions avec les pays africains. Le roi Salman a par­rainé la paix entre l’Éry­thrée et l’Éthiopie en 2019. L’in­flu­ence saou­di­enne sur les États riverains de la mer Rouge et du golfe d’Aden est incontestable.

Dans son posi­tion­nement en Afrique, la Turquie a prin­ci­pale­ment voulu con­tr­er la France et a sou­vent com­mis des erreurs comme soutenir le con­seil élec­toral con­tro­ver­sé lors des prochaines élec­tions en Soma­lie et se pré­cip­iter pour vis­iter la junte mil­i­taire après le coup d’É­tat au Mali en septembre.

L’am­bi­tion de la Turquie était de devenir un cen­tre économique dynamique entre les con­ti­nents, mais elle a fini par être un port pour les groupes à prob­lèmes, les exilés et les fugi­tifs. Et les bases turques à l’é­tranger sont un cadeau du dés­espoir des pays d’ac­cueil. Ils sont tenus de devenir litigieux à mesure que les raisons du dés­espoir diminuent.

L’é­cart entre les ambi­tions et les capac­ités de la Turquie se creuse, tout comme l’é­cart entre sa rhé­torique et les réal­ités sur le ter­rain. Mal­gré tous les grands dis­cours, le vol­ume du com­merce de la Turquie avec l’Afrique reste à quelque 21 mil­liards de dollars.

 


Fehim TaştekinFehim Taştekin

Journaliste d’investigation et chroniqueur de Turquie, il a écrit pour Radikal et Hürriyet et continue d’écrire pour Al Monitor, Turkey pulse. Il a aimé l’émission “Sınırsız” (sans frontières) sur IMC TV, chaîne de télévision interdite et fermée par le régime. Excellent analyse, il est spécialisé dans la politique étrangère turque et les affaires du Caucase, du Moyen-Orient et de l’UE. Il a écrit plusieurs livres, notamment “Rojava : Kürtlerin Zamanı” (Rojava : Le temps des Kurdes), livre interdit… Il est également fondateur et rédacteur en chef de l’Agence Caucase. Sur Twitter : @fehimtastekin

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