Beaucoup a déjà été écrit au sujet d’une série turque, diffusée sur Netflix depuis novembre, Bir Başkadır (Ethos), sous-titrée en dix-huit langues. Elle a aussi été très regardée en Turquie, et y a fait également “couler beaucoup d’encre”.
Loin de moi l’idée de paraphraser sur Kedistan d’excellents articles comme celui d’Ariane Bonzon ou celui de Nazlan Ertan , dans un autre registre. Je vous invite donc à les lire, comme je vous invite à vous procurer cette série et à la visionner.
Outre le fait qu’il s’agit d’un superbe exercice cinématographique, dans l’esprit et l’image du meilleur cinéma de Turquie actuel, c’est aussi une occasion de se plonger dans cette Turquie d’aujourd’hui et de tordre le cou à bien des clichés, qu’ils soient orientalistes, misérabilistes ou broyés au noir.
Les deux articles que je viens de citer insistent à raison sur “les fractures identitaires et la difficulté ou la volonté de les surmonter”. Cette série est donc profondément politique, non par un discours qui en serait toile de fond, mais justement parce qu’elle livre des photographies de Turquie. Et si, on le sait, toute photographie dépend de l’oeil du photographe, et des cadrages qu’il choisit, il n’en demeure pas moins qu’elle reflète une réalité, même palpable sous l’artifice.
J’entends d’ici les esprits chagrins qui diront “Oui, mais cette Turquie là, c’est du cinéma !” ou pour d’autres “Aucune misère sociale montrée, aucune dénonciation du fascisme, rien sur l’oppression des Kurdes dans Bir Başkadır”. Je leur concèderait que dans la “palette” de portraits constituée par les différents personnages, spécifiquement aucune “identité” arménienne n’est présente par exemple. Seul le sentiment que cette société là vit sur des refoulés permanents transpire constamment dans le film. Et le génocide n’est-il pas ce refoulé de l’histoire de la république de Turquie ? Etait-il besoin d’un personnage supplémentaire pour incarner le manque ? ChacunE des personnages a construit son “identité” à partir/sur/avec ce manque et ce refoulé. Et l’on voit qu’être officiellement musulman “identifié” dans la Turquie contemporaine, même de façon laïque, n’a pas suffi pour surmonter les fractures et faire société.
Mais cette série se regarde aussi parce que les trajectoires de ses “personnages” qui se croisent font sens, ne sont pas constituées d’écume ou de raccourcis psychologiques. Ils/elles respirent la vie, même dans le quotidien, une vie qui demanderait à atteindre, et bien oui, une forme de bonheur. Et pour comprendre pourquoi cela est sans cesse remis à plus tard, il faut regarder tous les épisodes. Comme pour comprendre la Turquie d’aujourd’hui il faut s’éloigner du pré mâché et creuser un peu.
Reste à répondre à la question “Comment une telle série comme Bir Başkadır peut-elle avoir été tournée, être diffusée, être commentée, sous un tel régime ?”. Le film y répond. Le “tel régime” justement, n’est pas la “nuit nazie”, que par orientalisme teinté d’un racisme soft, on se plaît à dénoncer ici. Si son actualité quotidienne est faite de répression politique, de purges à intervalle régulier, d’exactions et discriminations contre les minorités, ce pouvoir politique n’en est pas arrivé à la terreur et l’absolue domination sociale. D’une part parce que justement cette société mosaïque est complexe, et que par ailleurs, l’idéologie nationaliste et la religiosité, même radicale, ne suffisent pas à unir aveuglément autour d’un pouvoir corrompu. En quelque sorte, cette série qui braque le projecteur sur des éléments de société, sur ses vies côte-à-côte qui se croisent pourtant forcément, interrogées par les mêmes questions, chacunE dans l’identité que l’histoire lui a construite, montre que cette diversité là a encore échappé pour le moment au totalitarisme, même si celui-ci s’en sert pour régner, et l’instrumentalise. Et l’on sait combien sur les deux grandes périodes écoulées, les divisions entretenues servirent aux pouvoirs d’Etat et combien elles firent de victimes. Mais, ‑et ce n’est pas une pirouette- le fait que le monolithisme social ne soit pas installé en Turquie est plutôt gage de solutions d’avenir toujours possibles. Je crois même pouvoir dire sans me tromper, que c’est là la seule raison d’existence du parti HDP, que ce régime veut éradiquer. Et nous pourrions d’ailleurs poser la même question à propos de la persistance du combat des femmes, ou de ceux de la jeunesse étudiante.
Voilà pour moi une nouvelle occasion également de plaider la place de l’Art, non comme vecteur de propagande, mais comme éclairage et sensibilisation, même si toujours, celui-ci pourra être accusé de n’être qu’une fresque dans la caverne de Platon.
Netflix est un réseau commercial, et concurrence les salles classiques, aujourd’hui fermées pour cause de pandémie. C’est une affaire entendue. Mais lorsqu’on y trouve du “cinéma”, il n’y a pas à faire la grimace. Et quand ce cinéma nous laisse un moment comme “sonné” sur le canapé, parce qu’il a touché juste, sans discours, on a envie de partager. Je me souviens que ces dernières années, alors que nous exposions les oeuvres évadées de Zehra Doğan, pour soutenir sa libération, les “visiteurs/ses” avaient d’abord un temps de sidération, touchéEs à vif, puis éprouvaient le besoin de parler, de comprendre… Je n’ai jamais constaté ce même besoin de comprendre devant un slogan propagandiste, fut-il radical. Et savoir qu’en Turquie, des polémiques et des débats naissent et sont nés de cette série me conforte.
Bon, pour celles et ceux qui ne souhaiteraient pas aller lire ce que d’autres ont écrit de façon plus détaillée à propos de Bir Başkadır, voici quelques images et quelques détails utiles.
Bir Başkadır (C’est différent) Titre international : Ethos — Scénario & Réalisation : Berkun Oya — Musique : Cem Yılmazer — Pays d’origine : Turquie Langue originale : turc, kurde — Date de première diffusion : 12 novembre 2020. Avec Öykü Karayel, Fatih Artman, Funda Eryiğit, Defne Kayalar, Tülin Özen, Settar Tanrıöğen, Nazmi Kırık, Nesrin Cavadzade…