Ελληνικά το συναπάντημα | Français | English
Zehra Doğan vient de se voir décerner la première édition du prix Carol Rama, à Milan, comme nous vous en informions. Dans le même temps, elle répondait à une interview à l’initiative d’une journaliste grecque, dont nous nous faisions l’intermédiaire. En voici la version en français.
Traduction de l’article paru en grec, le 17 novembre 2020, sur το συναπάντημα.
Cette interview a été réalisée par la fondatrice de le site web grec sinapantima.gr, Mara Charmanta.
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Fait-on les choses à moitié en étant divisé entre deux qualités, servant la vérité de différentes manières ? Zehra Doğan, du Kurdistan, répond non avec vigueur.
Cette journaliste et peintre primée a été emprisonnée pendant deux ans et dix mois pour avoir peint des drapeaux turcs sur des bâtiments endommagés. Mais, comme elle l’a dit plus tard, qu’elle n’avait fait que reproduire et imaginer sur sa tablette, le gouvernement turc avait causé le reste. Son emprisonnement avait provoqué une réaction mondiale de la part de nombreux artistes, avec des lettres de protestation, des peintures murales, des œuvres d’art.
Comme JINHA, son agence de presse a été fermée en 2016 par les autorités turques (un parmi les nombreux médias a être fermés après le coup d’État manqué), elle a continué sa propre lutte à travers peintures et autres journaux. Est-il facile de renaître des cendres de la guerre, d’imprimer sur du papier des mots et des dessins qui ne ressemblent pas à son horreur? Une conversation passionnante avec une jeune femme pleine de vie et qui croit en l’importance de découvrir notre identité personnelle, pour que nous puissions vivre plus librement…
Un grand merci à Naz Oke et Lucie Bourges pour leur aide précieuse dans la traduction.
• Journaliste et artiste vous vous exprimez par deux métiers, qui vous poussent tous deux à rechercher la liberté et la vérité. Est-il facile d’envoyer un message au monde à travers l’Art ou le journalisme ? Les gens sont-ils prêts à tout entendre et à soutenir ceux qui le disent ?
J’ai appris de toutes les expériences que j’ai vécues jusqu’à aujourd’hui ceci : les gens ont beaucoup de difficultés à réunir ces deux disciplines différentes. Une de mes deux activités est l’art, et l’autre est le journalisme, qui traite de la réalité avec distance et justesse. Lorsqu’on parle de l’art, en général tout le monde pense à un mode d’expression esthétique émis avec des formes aux angles arrondis. Or, pour moi, l’art, au moins le mien, n’est pas comme cela : il est très direct et dur. Mon art préfère une narration, non pas comme on offre quelque parfum, mais directe. Pour cette raison, dans ma création, il y a toujours des traces de journalisme. Comme le journalisme utilise les mots, mes oeuvres s’expriment sans détour. Mon journalisme est politique, il nourrit mon art.
Mais si vous me demandiez si le monde soutient cet approche, selon moi, pas encore. Au contraire je dirais que le fait de mettre la réalité encore devant les regards, cette fois à travers l’art, dérange même. Aujourd’hui, les gens fréquentent les musées, les expositions, pour se cultiver, se détendre, se déstresser, ou encore se récompenser avec une pause agréable qui coupe leur routine professionnelle. Ils veulent alors voir des œuvres douces, décontractantes. Cela me paraît comme une sorte de méditation. Mais mon art est dérangeant, et de nature qui ne se tient pas dans des pots blancs. Il bouleverse l’initiative culturelle des uns, chamboule les vacances culturelles des autres… C’est pour cela qu’il ne trouve pas facilement de soutien. Les gens ne veulent pas être dérangés dans des espaces d’activités culturelles, mais sont dérangés par mes œuvres, car elles éveillent en étant vues, le sentiment de nécessité de passer à l’action. Et ça, c’est certainement quelque chose que beaucoup de personnes fuient.
• L’art transmet un message indirectement, alors que le journalisme doit le transmettre directement et sans émotion. Par lequel de ces deux moyens trouvez-vous qu’il est plus facile de dire certaines choses, et lequel est le plus sûr ?
Je ne suis pas douée pour arrondir les angles, tourner ma langue sept fois avant de parler, ni d’exprimer les choses d’une façon indirecte. Je préfère toujours l’expression directe, comme dans le journalisme. Pour moi, c’est une erreur d’exprimer les choses en prenant des détours. Même s’il s’agit de l’art, c’est une erreur. Moi, je fais des œuvres politiques. Le fait de parler des sujets politiques avec une expression détournée, veut dire esthétiser le sujet et cela est une grande erreur, et hors éthique. Ce type de thématiques doivent être exprimées avec toute leur froideur.
• Le prix “Metin Göktepe” — qui vous a été décerné — a plus de valeur que certains autres puisqu’il est nommé par le photo-journaliste qui a été assassiné en garde à vue. Sentez-vous ce prix “lourd” entre vos mains car il signifie aussi que vous devez trouver la force de continuer à lutter au nom de tous les Metin du monde entier ?
La responsabilité et le poids de ce prix sont imposants. Pour moi, tous les prix décernés portent ce sens. Chaque prix ajoute sur vos épaules de nouvelles responsabilités à porter. Pour cette raison, chaque fois que je reçois un prix, mes nuits sont pesantes et remplies de cauchemars, je ne retrouve pas le sommeil, je me sens mal. Parce qu’en effet, c’est une responsabilité à laquelle vous n’avez pas la possibilité d’échapper. Le prix Metin Göktepe en est une. Une fois que vous l’avez, vous devez courir après la réalité, quoi qu’il arrive…
• Vous avez été emprisonnée parce que vous avez dessiné des drapeaux turcs sur des ruines. Y a‑t-il eu un moment où vous avez ressenti des regrets et pensé que vous auriez dû trouver un autre moyen de dire ce que vous vouliez ? Avez-vous eu peur lors de votre arrestation et de votre emprisonnement ?
Je n’ai jamais ressenti de regret. Si je l’avais ressenti, j’aurais pu être libérée un an plus tôt. Déjà, en me condamnant, le juge a ajouté une peine supplémentaire, avec le motif “absence de regrets observée”. Il existait aussi un autre chemin ultérieur pour réduire ma peine. Il suffisait que je rédige une requête depuis la prison, en précisant : “je regrette”. Ainsi, j’aurais pu bénéficier d’une réduction de peine et être libérée. Mais je ne l’ai pas fait et j’ai eu une peine plus importante au tribunal, et je suis restée emprisonnée pendant une année supplémentaire.
Lorsque je fus emprisonnée, j’ai bien sûr eu peur. J’ai pensé que je ne sortirai jamais. Existerait-il un seul être humain qui se trouve en prison et qui ne cauchemarde pas ? Si il existe je douterais de son humanité… Avoir peur, craindre, s’attrister sont des émotions humaines. L’important est, malgré ses ressentis, de ne pas faire de concessions sur soi-même ni de ses luttes.
• Quel a été le jour le plus difficile en prison ? Qu’est-ce qui vous a donné le courage d’aller de l’avant ?
Pour continuer dans la prison, je me suis ressourcée de ma conviction à la lutte pour une société non genrée. Les moments les plus difficiles en prison, étaient les jours et les nuits où les bébés incarcérés avec leur mère tombaient malade, et où nous ne pouvions rien faire.
• En prison, je suppose que vous avez reçu de nombreux messages de personnes qui vous ont encouragée. Te souviens-tu du plus touchant ?
J’avais reçu la carte d’une dame âgée. Elle m’écrivait ceci “Chère Zehra, je suis une femme de 80 ans. J’ai visité ton exposition par hasard, et découvert ce que ton peuple a subi et continue de subir. Je suis atterrée de voir comme ce monde est cruel. Jusqu’à aujourd’hui je n’avais aucune idée sur les Kurdes. Je vous présente des excuses de ne pas vous avoir entendue jusqu’à ce jour.”
• De nombreux artistes du monde entier vous ont témoigné leur solidarité de plusieurs façons. Cela signifie que l’art unit les gens. Y a‑t-il autre chose qui nous unit tous ?
Le fait de voir la force de l’art, m’a étonnée, même moi, qui produis de l’art. C’est pour cette raison que ma colère grandit envers ces marchands d’art qui mettent l’art sous une cloche transparente. L’art n’est pas comme ils ont toujours dit jusqu’à aujourd’hui… Il a une force énorme. Mais ils nous empêchent, car ils ont transformé les artistes en des objets d’investissement. Or l’art et l’artiste ont une place complètement différente. La couleur de l’art et de l’artiste n’est pas blanche, mais noire. Sa place n’est pas sous des cloches, mais underground. Pour moi, les objectifs les plus importants qui nous rassemblent sont l’art et un monde écologique, dénué de genres et d’état-nation.
• Est-il difficile pour une femme en Turquie de se lever, de vivre et de parler librement ?
Oui, c’est difficile. Mais pas seulement en Turquie, c’est difficile partout au monde.
• Dans un monde de crise financière et de coronavirus, comment pouvons-nous être vraiment libres et heureux ?
Pour moi, l’être humain peut être heureux dans le mesure où il est lui-même. Une personne qui peut être elle-même, et qui peut dire “non”, peut être heureuse, même en plein milieu de la guerre, parce qu’elle est libre. L’être humain qui peut être lui-même, est naturellement une personne qui peut s’extraire du train train monotone du système. Cette personne est celle qui n’agit pas selon leurs marchés économiques. Elle est celle qui connait très bien les raisons pour lesquelles ils nous poussent dans des situations de faim, de misère… Celle qui est consciente du fait que la pandémie de coronavirus n’est qu’une des conséquences des maudites politiques des états machistes. Et une personne qui en est consciente lutte contre tout cela. Comment peut on penser qu’une personne combative, puisse être malheureuse ou prisonnière ?
• Vous étiez éditrice à JINHA, une organisation féministe d’information au franc-parler. Pensez-vous que les femmes sont maltraitées partout dans le monde ? Est-il facile pour nous d’obtenir la place que nous méritons financièrement et dans le domaine professionnel ?
Je pense que les femmes sont des victimes partout au monde. Mais avec une importante différence : nous sommes des victimes qui ne nous victimisons pas. Voilà pourquoi nous sommes si fortes. Nous subissons le monde machiste, ses rouages, son économie, ses religions radicales, ses ostracismes de genre, et toutes ses guerres. Dans aucun domaine nous sommes à la place que nous devons être. Encore aujourd’hui, nous subissons des sélections dans nos choix de profession, du harcèlement dans notre travail, nous travaillons pour des salaires inéquitables. Et on essaye de nous réduire à des machines couveuses. Lorsque nous mettons des enfants au monde, nos tâches se multiplient. Avec les droits légaux bien limités, ils nous disent en quelque sorte “si tu ne peux supporter, arrête de travailler”. Consciente de ces pressions, lorsque nous continuons avec entêtement, à travailler, à nous battre, petit à petit, nous commençons à leur ressembler. Plus nous nous endurcissons, plus nous nous masculinisons. C’est comme une mutation inconsciente. C’est un sujet compliqué et difficile, et le travail est ardu, tout un long processus. Pour cette raison, il est très important d’être organisées ensemble, structurées. Il est très difficile de marcher seule sur un tel chemin. Nous devons avancer au coude à coude, pour pouvoir relever chacune qui tombe, et l’épauler. Jamais nous ne devons jeter l’éponge ! En luttant sans se plaindre, pour obtenir nos droits, nous ne devons jamais oublier que nous sommes celles qui essayent de créer un nouveau monde, bien différent.
• Vous êtes une très jeune femme avec des espoirs et des rêves. Parlez-m’en.
Oui, c’est vrai, je suis une personne qui a des espoirs. Mais je ne sais pas pourquoi, chaque fois qu’on prononce le mot “espoir”, apparaît devant mes yeux, l’image du visage souriant de Polyanna… Peut être qu’il faudrait trouver une nouvelle description, un nouveau mot, pour décrire la volonté de malgré tout rester debout, de celles et ceux, qui comme moi, ressortent des zones de guerre. Mais, appelons donc ça pour le moment, “la conviction”… Moi personnellement, je ne veux pas être une idiote remplie d’espérance qui, quoi qu’il lui arrive, attend et espère, et qui n’arrive même pas à se lever de son fauteuil pour changer les choses. L’espoir pour moi, est un sentiment qui apparaît lorsqu’on se bat pour quelque chose. Et celles et ceux qui réalisent leur rêves sont toujours les battant-e‑s. Ah, que ça soit clair, je ne parle pas bien sûr des bobards des bestsellers absurdes états-uniens, genre “focalisez sur votre objectif et battez-vous, vous réussirez”. Je parle du fait d’être soi-même et de la conviction réelle, qui fait partie de la vie réelle, et qui nous anime. Vous savez, le système patriarcal et machiste n’aime pas les personnes qui sont elle-mêmes… Pour revenir à l’espoir ; je fais partie des personnes, qui se battent pour être elles-mêmes et dont le cœur est rempli “d’espoir”.
• Quelle est la première chose que vous allez enseigner à vos enfants ?
J’ai toujours évité “d’apprendre à l’autre”. Je n’aime pas enseigner, ou être celle qui enseigne, même s’il s’agissait de mon enfant… Je ne veux pas d’enfant, mais parlons d’un enfant hypothétique. Je pense que sur ce chemin de recherche de soi, j’essaierais d’éviter d’être une mère ayant l’air d’une éducatrice bête, qui lui impose et infuse des facilités trouvées sur son propre chemin de recherche de soi.
• Zehra Doğan : Quand les gens entendent votre nom, que voulez-vous qu’ils pensent ?
Je ne sais pas. Je n’ai jamais pensé à cela.
Illustration: Zehra Doğan by Hoshin Issa