Français | English

Le 29 mai dernier, la Fon­da­tion Hrant Dink a pub­lié une déc­la­ra­tion de presse afin d’an­non­cer que Rakel Dink, l’épouse du jour­nal­iste Hrant Dink, et les avo­cats de la fon­da­tion avaient reçu des men­aces de mort par cour­riel, les 27 et 28 mai. La fon­da­tion a indiqué qu’elle avait infor­mé de ces men­aces la Direc­tion de la sécu­rité du dis­trict d’İst­anb­ul, ain­si que le Bureau du gouverneur.

La déc­la­ra­tion pré­cise “Le cour­riel con­te­nait la phrase “Nous pou­vons nous présen­ter un soir, quand vous vous y atten­drez le moins”, un slo­gan util­isé avec van­tardise dans cer­tains milieux, et le même slo­gan que nous étions bien habitués à enten­dre avant que Hrant Dink ne soit assas­s­iné publique­ment, et à la con­nais­sance des instances offi­cielles, le 19 jan­vi­er 2007. La mis­sive accuse la Fon­da­tion Hrant Dink de racon­ter des “his­toires de fra­ter­nité”, nous demande de quit­ter le pays et men­ace de mort Rakel Dink et l’av­o­cat de la fondation”.

Süley­man Soy­lu, le min­istre de l’In­térieur, a fait une brève déc­la­ra­tion sur ce sujet sur son compte Twit­ter un jour plus tard, le 30 mai, annonçant que le sus­pect qui avait envoyé les cour­riels de men­ace en ques­tion avait été iden­ti­fié et arrêté. “Nous ne lais­serons pas de provo­ca­tion. Faites con­fi­ance à la police turque”, a‑t-il déclaré. En effet, plus tard dans la journée, il a été annon­cé à l’opin­ion publique, que l’au­teur pré­sumé des men­aces était, H.A. un homme de 25 ans et qu’il avait été placé en déten­tion à Selçuk, dans la province de Konya. Le sus­pect fut ensuite trans­féré à Istan­bul, et arrêté pour “men­aces répéti­tives par let­tres anonymes”.

Hrant Dink

Mais le sujet est loin d’être clos. Aujour­d’hui, Fethiye Çetin, une avo­cate de la Fon­da­tion Hrant Dink, a par­lé à Bianet de men­aces de mort con­tre la fon­da­tion et Rakel Dink. En effet, un autre mes­sage de men­ace a été envoyé à la fon­da­tion, la nuit du 31 mai. Fethiye Çetin a tenu à pré­cis­er que, con­traire­ment aux déc­la­ra­tions des autorités éta­tiques, les mes­sages de men­ace envoyés à la fon­da­tion ne sont pas des inci­dents isolés. Une inten­si­fi­ca­tion des attaques et des men­aces est observée. Quant aux con­tenus des mes­sages envoyés, ils sont sim­i­laires et autant inquié­tants que la péri­ode précé­dant l’as­sas­si­nat de Hrant Dink. Fethiye Çetin met l’ac­cent sur l’am­biance polar­isée actuelle en Turquie : “La con­jec­ture et les con­di­tions dans lesquelles nous vivons sont presque les mêmes qu’a­vant le meurtre” et elle pré­cise les sim­i­lar­ités avec l’époque avant l’as­sas­si­nat, “le jour où l’a­gresseur a été arrêté, alors qu’il n’avait pas encore été trans­féré à İst­anb­ul, lieu de l’en­quête, qu’il n’avait pas été inter­rogé par le pro­cureur et que ses liens n’avaient pas encore été recher­chés, les autorités ont fait une déc­la­ra­tion en annonçant “aucun lien n’avait été iden­ti­fié avec une organ­i­sa­tion”. Cette déc­la­ra­tion est sim­i­laire à celle de Celalet­tin Cer­rah, le directeur de la sécu­rité de l’époque, qui s’est exprimé peu après l’as­sas­si­nat de Hrant Dink et a déclaré “il n’y a pas d’organisation”.

Fethiye Çetin con­tin­ue “ces déc­la­ra­tions ne sig­ni­fient rien d’autre que de servir à la clô­ture de l’en­quête. L’acte du sus­pect n’est pas isolé ou indi­vidu­el”. Cette récente men­ace por­teuse de la for­mu­la­tion “nous pour­rions nous mon­tr­er un soir, quand vous vous y atten­drez le moins”, avait égale­ment été util­isée au moment de l’as­sas­si­nat de Hrant Dink, abat­tu devant son bureau au jour­nal Agos le 19 Jan­vi­er 2007.

Fethiye Çetin attire l’at­ten­tion sur les ten­dances poli­tiques des agresseurs : “lorsque l’on exam­ine de près le lan­gage, pro­pos, styles et objec­tifs des cour­riels, ain­si que les mes­sages sur les médias soci­aux du sus­pect, on trou­ve des choses en com­mun avec un groupe par­ti­c­uli­er. Les slo­gans, sym­bol­es et pseu­do­nymes util­isés par ce groupe sont tou­jours les mêmes. Toute la cor­re­spon­dance et les mes­sages du sus­pect doivent faire l’ob­jet d’une enquête efficace.”

Hrant Dink

En Turquie, le nation­al­isme, fab­rique d’en­ne­mis, a tourné avec le règne Erdo­gan, à plein régime… Les médias au ser­vice du pou­voir, ont fait ruis­sel­er la notion d’en­ne­mi de l’in­térieur : les Kur­des, les arméniens, les autres… Le mot “arménien” devenu une insulte qui trempe ses racines dans l’his­toire de la Turquie, est aujour­d’hui usé et il en est abusé pour con­tr­er tout cri­tique de l’E­tat-nation, ou la turcité. Entre aus­si dans le jeu, la con­jonc­ture et l’ac­tu­al­ité inter­na­tionale, qui met l’Ar­ménie et l’Azer­baïd­jan face à face. Les pro-régime en Turquie se posi­tion­nent par big­o­terie et hos­til­ité envers les arméniens, en sou­tien à l’Azer­baid­jan. Entre en jeu alors, le Karabagh…

De plus, si les nou­velles rap­portées dans la presse sont vraies et que cette insis­tance sur une petite amie azer­baïd­janaise n’est pas une ten­ta­tive de tabloïdi­s­a­tion de la ques­tion, elle doit être exam­inée plus en détails, cette petite amie doit être trou­vée et ajoutée à l’en­quête et l’en­quête doit être éten­due” explique l’av­o­cate, “La petite amie azer­baïd­janaise a peut-être influ­encé le sus­pect au sujet du Karabakh, mais qu’est-ce que la Fon­da­tion Hrant Dink, Rakel Dink et les avo­cats peu­vent avoir à voir avec le Karabakh ?”

Elle insiste encore sur la nature non isolée des men­aces et sur l’at­mo­sphère irres­pirable de nationalisme :
“Un nou­veau cour­riel de men­aces a été envoyé à l’adresse élec­tron­ique de la fon­da­tion la nuit dernière. Les agresseurs ont trou­vé ce courage dans les dis­cours de haine de plus en plus polar­isants, mar­gin­al­isants. Mal­heureuse­ment, les déc­la­ra­tions des déten­teurs du pou­voir ont égale­ment ali­men­té ces attaques et ces dis­cours de haine. Ces attaques ne sont que le reflet du lan­gage de la haine util­isé par les politi­ciens. Car ils encour­a­gent les agresseurs et leur don­nent l’im­pres­sion que l’É­tat va les pro­téger, qu’ils vont s’en sor­tir. Le boucli­er de l’im­punité est presque devenu une norme main­tenant”. Cette con­jec­ture et l’en­vi­ron­nement dans lequel nous vivons sont telle­ment rem­plis de racisme et de haine qu’il nous est dif­fi­cile de respirer.

Fethiye Çetin dit encore : “La société turque ne peut pas faire face à ces attaques. Notre his­toire est pleine de grands cha­grins et de crimes. Ce n’est que lorsque nous faisons face à ces cha­grins que nous pou­vons com­mencer à en être libérés, ce n’est qu’alors que nous pou­vons com­mencer à guérir. Ce sera dur, ce sera douloureux, mais si nous ne le faisons pas, nous — en tant que société — serons amenés à nous effondrer.”

Et elle fait un appel aux autorités : “à chang­er leur lan­gage et leur ton, à ouvrir les voies du dia­logue et à aban­don­ner tout com­porte­ment qui encour­agera les agresseurs et l’impunité”.

Nous pen­sons pour­tant que Fethiye Çetin est encore bien au dessous de ce que seraient les con­di­tions pour une sor­tie réelle des cycles de vio­lence et de nation­al­isme que con­nait en per­ma­nence la Turquie. Les bonnes volon­tés ne peu­vent naître de la pour­suite des affron­te­ments, tant en terme d’in­va­sion extérieure, comme en Syrie, de sou­tiens ouverts à des régimes tout autant nation­al­istes, que de désig­na­tion per­pétuelle d’en­ne­mis de l’in­térieur pour sub­sis­ter. Un siè­cle de turcité exclu­sive ne dis­paraî­tra pas en une nuit.

Une République turque qui se glo­ri­fie d’une “unic­ité eth­nique” fan­tas­mée et d’une reli­gion d’E­tat n’est qu’un avatar nation­al­iste au nom duquel se sont com­mis et se com­mette guer­res, et pire des crimes. C’est là l’his­toire et le roman nation­al de la Turquie depuis un siè­cle, bâti de sur­croît sur le refoulé d’un géno­cide, devenu qua­si fon­da­teur. Une telle société et république ne peut être en proie qu’à ces démons là, qui l’empêche d’avancer.


Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
KEDISTAN on EmailKEDISTAN on FacebookKEDISTAN on TwitterKEDISTAN on Youtube
KEDISTAN
Le petit mag­a­zine qui ne se laisse pas caress­er dans le sens du poil.