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Le bil­let de Hari­ka Peker, pub­lié dans Jin News, le 14 mai 2020, dans la rubrique “Plumes de femmes”.

L’odeur de tes cheveux…

En marchant sur l’herbe, je ressens l’hu­mid­ité appar­tenant aux heures où se dépose la rosée. La nature se réveille tout juste. Je sais que je suis ici pour retrou­ver quelque chose que j’ai per­due, mais je n’ar­rive pas à me rap­pel­er ce que c’est. Puis, le vent com­mence à souf­fler, légère­ment, comme s’il avait peur de déranger les feuilles, et apporte instan­ta­né­ment vers moi, l’odeur de tes cheveux. Et je com­prends… Mon coeur se soulève. Avec l’é­mo­tion de la pos­si­bil­ité des retrou­vailles, j’a­vance vers ton parfum.

Et toi, tu te tiens sous l’a­mandi­er, corps gra­cieux, cheveux tressés comme tou­jours. Je te hèle, tu te retournes et me regardes. Sur ton vis­age, un sourire brûlant de nostalgie…

Quelque chose saigne dans mon coeur, je le sens, si je touche, ma main sera humide. Au moment où je vais effleur­er tes cheveux, une brouil­lard nous enveloppe. J’ai peur, mais je ressens l’odeur jusqu’en mon intérieur. Je décou­vre ta nat­te dans ma main. A cet instant, un éclair tra­verse mon cœur. Je me réveille, je regarde mes mains, le temps frappe ton absence comme les bat­te­ments d’une horloge.

Quand j’ai appris que je ne te rever­rai plus jamais, j’ai caché cette vérité, même à moi-même, pen­dant longtemps. Si je ne prononçais pas la vérité, elle perdrait sa matéri­al­ité, et la pos­si­bil­ité de te revoir, en resterait tou­jours préservée dans la besace de mon cœur. Même si cet instant était incer­tain dans le temps, il allait arriv­er à un moment, un jour, une sai­son… Il allait subvenir.

Mais mes rêves n’y con­sen­tent pas.  J’es­saye de me rap­pel­er quand j’avais remar­qué pour la pre­mière fois, l’odeur de tes cheveux. J’é­tais en geôle. Un matin d’hiv­er, j’ai vu une gra­cieuse sil­hou­ette s’ap­procher de mon lit super­posé. Alors que je n’avais même pas com­pris qui tu étais, tu m’en­laças.  Cet instant fut la pre­mière fois que j’ai humé l’odeur de tes cheveux. Ils sen­taient les nar­ciss­es des mon­tagnes de Botan 1. “Oh ! as-tu dit, Oh, ma cama­rade”… J’ai regardé ton vis­age, je t’ai taquinée “ceux qui te voient vont penser que tu es heureuse de venir dans la geôle”. Tu m’as répon­du “l’en­droit où il y a des cama­rades ne peut être geôle”.

Main­tenant je trie les his­toires que le temps a amassées dans ma mémoire. Les his­toires de tress­es de cheveux.

Les femmes qui per­dent un être aimé enter­rent leurs nattes avec sa dépouille, une tra­di­tion de deuil enrac­inée chez les Kur­des. Celle-ci est encore per­pé­tuée aujour­d’hui, par les femmes yézi­dies. Pour exprimer la douleur qu’elles ressen­tent, elles inhu­ment leurs cheveux con­sid­érés sacrés, avec leurs bien aimés. Nous en fûmes des témoins vivants, lorsque Daesh a attaqué Sin­jar. Les femmes ont accroché leurs nattes sur les stèles des tombeaux, et rejoint la guerre. Et elles ont lais­sé der­rière elles, des cen­taines de réc­its qui atten­dent d’être écrits.

Le lien entre les cheveux et la vie est tou­jours vivant. C’est pour cela qu’en­core aujour­d’hui, nos mères nom­ment la femme en douleur comme “porkur” [cheveux coupés] ou “kezîkur” [nat­te coupée]. Il s’ag­it peut être d’un geste mytologique, ou c’est peut être le deuil éter­nel de douleur et d’amour.

Il arrive par­fois que le mys­tère de l’in­stant paraisse ordi­naire, car voilé dans le ruis­selle­ment de la vie, mais qu’il demeure mal­gré toi dans ton cœur, durant toute une vie.

Un sou­venir revenant des années 90 me tra­verse l’e­sprit. A cette époque, même si ce qui se pas­sait était sim­i­laire à aujour­d’hui, chaque vil­lage brûlé avait sa pro­pre his­toire. Des réc­its se prom­enant d’une bouche à l’autre, et ain­si sub­limés, devenus par­fois, extraordinaires…

Dans un des vil­lages de mon­tagne, les tyrans avaient rassem­blé les habi­tants sur la place du vil­lage, pour brûler les maisons…

Mais une femme résis­tait pour ne pas quit­ter sa mai­son. Elle ne voulait pas lâch­er la mai­son qu’elle avait con­stru­it de ses pro­pres mains, avec maints sac­ri­fices. Le chef des tyrans attra­pa la femme par sa nat­te, et la traî­na sur la place. Il la tira avec une telle hargne, que la nat­te res­ta dans ses mains. Les maisons furent incendiées et la nat­te de cheveux jetée dans les flammes. A cet instant, un cri reten­tit. Il venait de la tresse en feu. Effrayés, les tyrans déguer­pirent. En con­tant cette his­toire, les vil­la­geois­Es ajoutent, avec une sorte de con­so­la­tion mys­tique, “C’é­tait la voix des péchés des tyrans, ain­si la  per­sé­cu­tion s’est envolée vers les cieux”.

L’époque et l’en­droit ont beau être dif­férents, la cru­auté ne change pas” dis­ent nos mères qui ne se révoltent pas pour rien. C’é­tait le pre­mier jour de la lev­ée du cou­vre-feu à Cizre. Tout le monde était dans les rues, et se prom­e­nait comme si cha­cunE cher­chait quelqu’unE, avec hâte et crain­tive. Per­son­ne ne voy­ait rien, comme si les yeux étaient mar­qués cautérisés. En arrivant devant la porte détru­ite du sous-sol brûlé, j’ai vu sur les pier­res, une nat­te démêlée. Lorsque les gens la voy­aient, ils s’ar­rê­taient comme devant un sanc­tu­aire, telle une pèleri­nage autour d’un objet sacré. C’é­tait comme si on l’ef­fleu­rait, qu’elle aurait trou­vé la parole, et que peut être elle incar­n­erait le vis­age de sa pro­prié­taire et racon­terait ce qu’elle avait vécu. Tout le monde con­nais­sait sa réal­ité, mais n’o­sait pas se la dire, même pas à soi-même ; elle était brûlée, réduite en cen­dres. Une per­son­ne qui par­lait toute seule, a mur­muré “que Raphaël souf­fle dans une trompe main­tenant et que ce soit le Juge­ment Dernier”. Nous avons atten­du en silence. Mais la fin du monde n’est pas arrivée.

Et jamais nous n’avons su à qui apparte­nait cette tresse.

Si le Temps avait une langue pour exprimer com­ment nous avons égaré de tant de beautés, com­ment nous avons vécu des instants inou­bli­ables et que nous les avons poussés dans les pro­fondeurs de nos mémoires… Main­tenant, en restant en tête-à-tête avec nous-mêmes, revi­en­nent en essaims, dans notre esprit, ces sou­venirs que nous avons voulu oubli­er, que nous voudri­ons revivre aujour­d’hui, mais dont les sen­sa­tions ne revien­dront jamais.

Dans le chaos de la vie, pro­jetés dans tous les sens, nous pen­sons que nous ne per­drons jamais nos cama­rades de route. Par la suite, en nous heur­tant à la réal­ité, telle à une mon­tagne de glace, nous com­prenons qu’en vérité nous préser­vons nos espoirs dans leurs sourires. Et que chaque instant est si important…

Aujour­d’hui, en tra­ver­sant cette crise de la perte du monde, comme dis­ait une amie, “il faut prof­iter de cette péri­ode pour que cha­cunE retrou­ve son soi-même”. Loin de l’in­di­vid­u­al­isme, les retrou­vailles avec notre pro­pre réal­ité. Ain­si, nous com­pren­drons peut être, que la cama­raderie est le cadeau le plus pré­cieux qui nous est offert.

Même séparéEs par des falais­es, nous n’ou­blions pas le par­fum des cheveux de l’amiE, son sourire, ses con­vic­tions, son inno­cence limpi­de, ni l’ardeur de son cœur.

Je vois presque que tu me dis, avec une colère mali­cieuse sur ton vis­age “tu es dev­enue si sen­ti­men­tale”. Ah ! ma cama­rade, nous embras­sons tous les sen­ti­ments, comme les qua­tre saisons de Farid Far­jad2.

Je sais que tu revien­dras dans mes rêves, avec tes regards qui trans­fig­urent la tristesse en sourires, jusqu’à ce que je retrou­ve ta nat­te que tu as lais­sée der­rière toi, et que je respire pro­fondé­ment son par­fum, avant de la laiss­er aller dans les eaux du Tigre.

Hari­ka Peker


Image à la Une : La nat­te d’une femme yézi­die qui a rejoint le com­bat, après la mort de son fiancé.

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