Tra­duc­tion d’un arti­cle sur les trans­for­ma­tions du quarti­er mythique de Tak­sim, par Lara Özlen, pub­lié en turc, le 31 mai 2019, sur Taz Gazete


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L’existence LGBTI+, bien enrac­inée à Tak­sim, est affec­tée elle aus­si par la réha­bil­i­ta­tion urbaine et la gen­tri­fi­ca­tion, qui ouvre pour elle de nou­veaux espaces. Des lieux de fête y pren­nent la place des associations.

On peut s’organiser en dansant aussi”

Le print­emps est arrivé à Istan­bul. Le temps con­vient aux blousons de cuir. La marche sur la place de Tak­sim bondée est épuisante et chao­tique. Les gens, prof­i­tant du beau temps, se jet­tent dans les rues. A droite, la con­struc­tion de la mosquée s’élève de plus en plus, et une nou­velle ombre tombe sur la place. Juste en face, après la destruc­tion du Cen­tre Cul­turel d’Atatürk (AKM), il y a un vide qui parait comme une dent extraite. Les tentes de repas de rup­ture de jeûne occu­pent la majorité de la place.

Tak­sim change rad­i­cale­ment depuis 2012, et subit la réha­bil­i­ta­tion urbaine. Cela affecte la vie des per­son­nes LGBTI+ qui vivent dans le quarti­er. Le lien du mou­ve­ment LGBTI+ avec Tak­sim et le parc Gezi remonte en vérité, et bien avant 2013, jusqu’en 1987 où les trans femmes et hommes homo­sex­uels se sont réu­niEs sur les escaliers du parc, et avaient entamé une grève de la faim con­tre la vio­lence de la police. Lorsque l’occupation paci­fique a com­mencé à Gezi, qui est un des lieux favoris de tra­vail des trans femmes et hommes cis et gays, “LGBT Blok” fondé spon­tané­ment par dif­férentes organ­i­sa­tions et activistes avait endossé le rôle de piquet d’occupation du parc.

Beau­coup d’initiatives cul­turelles et artis­tiques ont été sus­pendues par soucis de sécu­rité à Tak­sim, pré­tex­tant les attaques à la bombe de la police, qui ont provo­qué en 2015 et 2016, la mort de plusieurs per­son­nes, dont 2 à Istan­bul, et ont fait de nom­breux blessés dans toute la Turquie, ain­si qu’après la ten­ta­tive de coup d’Etat en 2016. Depuis 2015, la Marche des Fiertés est inter­dite par la Pré­fec­ture d’Istanbul. Nom­bre de vieux immeubles sont murés ou offerts aux pel­leteuses. Mal­gré tout cela, les LGBTI+ ont con­tin­ué, avec per­sévérance, à exis­ter à Tak­sim, à s’amuser et à s’organiser. Le résul­tat de cette per­sévérance fut l’ouverture de nom­breux lieux “LGBTI+ friend­ly” à Taksim.

La vie nocturne des LGBTI+ est bien plus qu’une fête

Üzüm Solak, qui, depuis de longues années, par­ticipe à la fête dans la vie queer noc­turne d’Istanbul, et qui gère Üzüm Teras depuis trois ans, a repris, en début d’été 2018, la ges­tion de Şahi­ka Teras. En enta­mant un proces­sus de tran­si­tion en début 2000, elle est venue à Istan­bul et a com­mencé à fréquenter l’association Lamb­daIs­tan­bul. En nous par­lant de l’importance de la vie noc­turne et de Lamb­daIs­tan­bul, les deux sujets se recoupent. Elle exprime qu’il est nor­mal qu’avec le change­ment de Tak­sim et le mou­ve­ment activiste qui y prend forme, que les lubun­ya [terme en turc, englobant tous les LGBTIQ+] aient un attache­ment fort avec ce quarti­er : “Tak­sim n’appartient à per­son­ne et il est à tout le monde. Pen­dant toutes les péri­odes tra­ver­sées, ce quarti­er fut très mal­mené. Plus le cap­i­tal change de main, plus le nom­bre des espaces qui nous intéressent dimin­ue, la cul­ture change, la généra­tion change… Mais Tak­sim est tou­jours un lieu pluriel, c’est pour cela que je l’aime encore.”

Pho­to : Şen­er Yıl­maz Aslan
Les espaces sécurisés des par­tys organ­isés sur l’avenue Istik­lal ont com­mencé à pren­dre la place des associations.

A l’époque de Gezi, une des choses les plus impor­tantes que Lamb­da a fait, fut d’ini­ti­er la fon­da­tion d’une com­mu­nauté. Les proces­sus d’ouverture, de social­i­sa­tion, de poli­ti­sa­tion… Tout a pris forme dans ces espaces qui s’entrelacent comme des spi­rales. Aupar­a­vant, la vie noc­turne queer se cen­tral­i­sait autour de petits bars. Main­tenant, les LGBTI+ s’étendent dans toute la ville avec des par­tys dif­férents. Une de ces ini­tia­tives con­cerne les activ­ités Pre-Pride de la Semaine des Fiertés qui débute tous les ans en févri­er. Des espaces sécurisés sont créés pour se rassem­bler dans ces par­tys sol­idaires, organ­isés depuis les milieux 2000, pour la dura­bil­ité des col­lec­tifs poli­tiques. Par con­séquent, la vie noc­turne est pour la com­mu­nauté LGBTI+, bien plus que la fête.

Şev­val Kılıç, qui fait de l’activisme trans depuis des années 90, dans toutes sortes d’organisations, qui, dans ces derniers temps, fait trem­bler les canines des DJ, dit qu’actuellement la vie noc­turne est dev­enue pour les queers de Turquie, un béné­fice : “C’est nous qui suiv­ons la musique, qui con­nais­sons la vie noc­turne. Nous écrivons les textes sur les lieux sécurisés, nous nous efforçons de nous faire sen­tir en sécu­rité les unEs et les autres. Nous pro­duisons une cul­ture et cela se fait à tra­vers la vie noc­turne. Il faut que nous con­tinuions à faire pro­gress­er cela.”

En avançant dans les petites rues de Sıra­selvil­er, sans entr­er dans la foule d’Istiklal, nous arrivons à Roxy, lieu du par­ty de ce soir. Dans les pre­mières heures c’est le calme. Plus les heures avan­cent, plus des bas en filet, des chaînes, des col­liers laisse com­men­cent à se mon­tr­er. Ce soir, Roxy est comme un don­jon sous ter­rain : lumières rouges, boules dis­co, et des sculp­tures humaines qui jail­lis­sent des murs, pour scruter les gens qui dansent… Roxy dont les murs sont parés avec des “textes d’espace sécurisé” fraîche­ment imprimés, donne le mes­sage de “zéro tolérance” à l’agression et discrimination.

Les partys à la place des associations

Elif Keskinkılıç, active depuis le début des années 2000, dans des organ­i­sa­tions poli­tiques comme Lamb­daIs­tan­bul et Semaine des Fiertés, dit : “Ce sont les lubun­ya qui prou­vent que Tak­sim n’est pas per­du”. Quant à Umut Rış­van­lı, activiste de la Semaine des Fiertés depuis 4 ans, et organ­isatrice de par­tys, elle est sat­is­faite des espaces sécurisés offerts par les par­tys, mais elle se plaint du fait que dans ces lieux où elle peut exis­ter la nuit, elle ne peut pas se balad­er dans la journée avec le même con­fort : “Avant, en te bal­adant, tu pou­vais voir près d’Odakule, des dra­peaux arc-en-ciel, à Sug­ar, à Haspa…Ces lieux sont tou­jours ouverts mais je ne vois plus de dra­peaux. Nous avons besoin d’endroits où nous pou­vons pren­dre un thé, un café. Nous ne pou­vons pas y accéder dans la journée”.

Elle nous dit qu’il est impor­tant que des per­son­nes qui sont en dehors de la cul­ture de vie noc­turne puis­sent se réu­nir, comme l’artiste de per­for­mance drag king Ece­men de Umut qui était entré dans les milieux LGBTI+  en 2006, par le biais des cock­tails organ­isés par Lam­daIs­tan­bul. Et, elle souligne que depuis un moment, il n’y a plus de groupes qui comblent ce vide. “Ce serait bien que tout le monde ait un cen­tre à accéder quand ça chante, comme est Lamb­da. Faire des par­tys est certes poli­tique mais ce qui est poli­tique en vérité, c’est la plu­ral­ité des activ­ités, des gens et des musiques…” C’est depuis que Lamb­daIs­tan­bul ne pou­vant plus faire face à l’augmentation des loy­ers, et aux ten­sions sur la sécu­rité, a été obligé de quit­ter Tak­sim en 2014. Les par­tys ont com­mencé à rem­plac­er les associations.

Pho­to : Şen­er Yıl­maz Aslan
Pour les femmes il est encore plus dif­fi­cile de socialis­er, sor­tir la nuit et trou­ver des partenaires.

Elif Keskinkılıç reprend la parole, et par­le des nou­veaux par­tys de Dudak­ların Cen­gi qui ont ouvert une place dans la vie noc­turne, aux cul­tures de drag et de bal, et lors desquels, lip-sync pop est savouré à fond. “C’est très beau de voir com­ment les gens se trans­for­ment en un ou deux ans. Dès qu’un nou­v­el espace s’ouvre, une nou­velle cul­ture, un nou­veau monde com­men­cent à naitre. Les gens, après avoir regardé deux ou trois fois, se jet­tent sur la scène. Et la scène devient un lieu d’ouverture”. Elle nous racon­te com­ment, dans ces nuits de drag per­for­mance rassem­blant des foules, les gens dans la sol­i­dar­ité, appren­nent à coudre, parta­gent leurs cos­tumes. Bien qu’Ecemen pense que ces par­tys don­nent de l’espoir, se mon­tre cri­tique sur la nature clas­siale de la vie noc­turne : “Pour les femmes il est encore plus dif­fi­cile de se socialis­er, sor­tir la nuit et trou­ver des parte­naires. Trou­ver une autonomie économique est très dif­fi­cile. “L’invisibilité des les­bi­ennes” existe encore. Les gays pren­nent leur portable et trou­vent des parte­naires très rapi­de­ment. Mais cela n’est pas pareil pour les trans hommes et les les­bi­ennes”. Et lorsqu’on par­le de vie noc­turne, entrent en jeu les frais d’entrée aux lieux, et le prix des bois­sons alcoolisées qui ne cessent d’augmenter. Cela est égale­ment dif­fi­cile pour cer­tainEs LGBTI+.

Nous avons marché, vous marcherez aussi”

Quant à Üzüm, elle est con­tente que la social­i­sa­tion soit légère et dansante. Elle dit que les gens qui vien­nent la pre­mière fois à Şahi­ka, sont très sur­pris, et remer­cient : “Ce qu’ils dis­ent ne pas avoir vu avant, c’est le con­tact”. Les par­tys devi­en­nent des lieux où des per­son­nes de dif­férentes class­es et groupes soci­aux, dansent aux rythme de bass­es qui font trem­bler l’atmosphère. Et ce con­tact est une moti­va­tion pour beau­coup de per­son­nes, pour être actives dans la vie de nuit.

Photo :  Şener Yılmaz Aslan

Pho­to :  Şen­er Yıl­maz Aslan
“Nous pro­duisons une cul­ture, à tra­vers la vie nocturne”

Le queer pales­tini­enNe que nous voulons pho­togra­phi­er, offre son dos à la caméra, avec un sourire invi­tant. Ille dit aux activistes présentEs, “Nous avons marché, vous marcherez aus­si. La lutte con­tin­ue !”. Les nuits de par­ty sont ornées de ce genre d’instants d’espoir. “Lorsque Lamb­da était plus active, le chemin pour se sen­tir en sécu­rité, pas­sait par l’activisme asso­ci­atif. Main­tenant, tu t’intégres par d’autres moyens. Les clubs des écoles, les groupes de per­son­nes qui créent…” dit Elif. Şev­val, avec un éclat de rire, cite un slo­gan pop­u­laire : “Si l’amour est s’organiser, on peut aus­si s’organiser en dansant”. Elle par­le du fait que dans ces par­tys, les gens dévelop­pent leur lien avec le mou­ve­ment. Des partages plus pro­fonds que ceux de la vie diurne sont pos­si­bles. Umut, mem­bre du comité d’organisation de la Semaine des Fiertés ajoute : “Il y a une autre sorte d’énergie, et l’atmosphère de la fête peut se trans­former en un instant en toute autre chose. Tu com­mences d’un coup, à scan­der des slo­gans. Ce gaz  est la même chose que le lacry­mo des protes­ta­tions, tu t’élèves”.

Dehors, des bruits s’étendent. Chaque voiture qui passe dans la rue de Roxy, pour attein­dre le boule­vard, est bom­bardée par le slo­gan mythique des march­es de fiertés, “Où est tu, mon amour?”, et regrette d’être entréee dans la rue. Rien que ce moment est suff­isant pour voir le lien entre la vie noc­turne et une poli­tique de vis­i­bil­ité. Tak­sim, avec son bagage d’activisme depuis des années, est un lieu qui bouil­lonne sans cesse, prêt à don­ner nais­sance à toutes sortes de change­ment. Et il sem­ble qu’il va con­tin­uer à exis­ter ainsi.


Image à la une : Roxy. Pho­to : Şen­er Yıl­maz Aslan

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