Atatürk Kültür Merkezi, (Cen­tre Cul­turel Atatürk), famil­ière­ment AKM, est un lieu culte où j’ai suivi de nom­breux con­certs, opéras, spec­ta­cles de danse et du théâtre dans ma jeunesse.

Petite bal­ler­ine, la musique clas­sique ne m’é­tait pas étrangère. Mais ma véri­ta­ble ren­con­tre avec le clas­sique remonte à mes 19 ans. Sur l’in­vi­ta­tion de mon petit ami pianiste, j’ai franchi la porte de ce cen­tre cul­turel pour la pre­mière fois. Au pro­gramme de mon bap­tême : Le Requiem de Mozart. Je me vois encore là, con­fort­able­ment assise, bouche entre ouverte, larmes aux yeux, ne sachant pas où pos­er mon regard, me lais­sant baign­er de tout mon être par la musique, jusqu’à oubli­er que mon petit ami me tenait la main pour la pre­mière fois. Extase….

Avec mon ini­ti­a­teur, qui fut plus tard mon pre­mier mari, j’ai fréquen­té cet endroit jusqu’à ce que je quitte Istan­bul. Con­som­mant mes con­tremar­ques d’abonnée étu­di­ante sans mod­éra­tion, j’é­tais dev­enue une vraie habituée des lieux, je con­nais­sais même les fau­teuils qui prof­i­taient d’une meilleure acoustique.

Ce cen­tre avec ses mul­ti­ples salles, a vu pass­er beau­coup d’artistes, musi­ciens ou fes­ti­vals. Mais ce n’est pas tout, sur­plom­bant la fameuse Place de Tak­sim, il a été le témoin immo­bile d’événe­ments his­toriques et marquants.

En début de car­rière il était la fierté du stam­bouliote moyen et impres­sion­nait artistes et mélo­manes du fait de son équipement tech­nique ultra mod­erne. Con­stru­it en 1969, l’AKM était un de 4 plus grand cen­tres cul­turels du monde.

En Novem­bre 1970, la bâtisse a été détru­ite par un mal­heureux incendie qui s’é­tait déclaré pen­dant la représen­ta­tion de la pièce de théâtre d’Arthur Miller, Les Sor­cières de Salem. On dirait une blague. La cause de l’in­cendie n’a jamais été découverte.

(pho­to de Reha Günay)

L’AKM a été entière­ment recon­stru­it par l’ar­chi­tecte Hay­ati Taban­lıoğlu et réou­vert après de longs travaux inter­minables, 8 ans plus tard, en 1978. Avec ses lignes épurées et détails fonc­tion­nels, il est un des dignes représen­tants de l’ar­chi­tec­ture des années 50.

De 1978 jusqu’aux années 2000, il a été le berceau de l’Art avec sa grande salle de 1307 places, sa salle de con­cert de 502 places, sa salle de théâtre de 296 places, la “Scène d’Aziz Nesin” pour 190 spec­ta­teurs, et son ciné­ma avec 206 sièges. Une grande galerie dans les étages ouvrait ses portes pour des expo­si­tions. Le cen­tre a servi comme scène offi­cielle aux Théâtre Nation­al d’Is­tan­bul, Opéra et Bal­let Nation­al, ain­si qu’à l’Orchestre Sym­phonique Nation­al. Les admin­is­tra­tions de ces insti­tu­tions se trou­vaient égale­ment dans les murs.

 

(pho­tos de Reha Günay — appar­tenant à la Fon­da­tion Tabanlıoğlu)

En 2005 Atti­la Koç, le Min­istre de Cul­ture de l’époque a pro­posé la destruc­tion du cen­tre. Pour lui « l’AKM avait rem­pli son temps économique ». Suite aux réac­tions et com­bats menés par des plate­formes d’Art et d’Architecture, et la lutte d’or­gan­i­sa­tions de société civile, l’AKM a été déclaré par le Con­seil de Pro­tec­tion d’Istanbul, « entité cul­turelle ». Sauvé !

A la veille de couron­nement d’Is­tan­bul “Cap­i­tale Cul­turelle Européenne en 2010”, un pro­jet de restau­ra­tion a été lancé. Un bud­get de 75 mil­lions de livres turques a été réservé à la réha­bil­i­ta­tion du centre.

Depuis ? Rien. Il est là, tou­jours debout mais désert, vit­res cassée, vidé de toute âme.

Je lis aujourd’hui avec hor­reur dans le jour­nal Radikal, que l’AKM n’est pas seule­ment oublié mais qu’il est lit­térale­ment pillé !

Le comé­di­en Orhan Aydın, porte parole de Sanatçılar Gir­işi­mi (col­lec­tif d’artistes) et Üstün Akmen, prési­dent de l’Union des Cri­tiques de Théâtre, deux pro­fes­sion­nels qui suiv­ent de près le des­tin du cen­tre tirent la son­nette d’alarme.

Orhan Aydın souligne l’importance de ce cen­tre, en pré­cisant que ce berceau de l’Art, avec les ascenseurs ver­ti­caux et tour­nants de sa scène, ses réserves de cos­tumes et acces­soires et tout son équipement tech­nique feraient envie encore aujourd’hui à beau­coup de cen­tre cul­turels au monde.

Aydın ajoute :

Dans une péri­ode où l’AKM a été trans­for­mé en QG de la Police [pen­dant la Résis­tance Gezi], la bâtisse a été vidée. Nous avons appris que des camions étaient arrivés par der­rière, et que tout le matériel intérieur était démon­té et trans­porté. Nous avons réal­isé plus tard, que ces camions avaient volé le coeur, l’âme du cen­tre. Com­ment ? Nous avons com­mencé à voir assez subite­ment sur le marché, des spots achetés par l’Etat pour le cen­tre. Nous avons vu la vente de ses tables de mix­age son et lumière, le matériel scénique de l’AKM, les rideaux…

Ce n’est pas un pil­lage de petite enver­gure. Nous ne savons pas qui a fait cela, ni qui l’a com­man­dité. Il n’est pas pos­si­ble de met­tre des camions à la porte et vider les lieux sans le direc­tive du Min­istère de Culture.

Ce pil­lage est l’expression même de l’hostilité envers l’Art et la Cul­ture dans notre pays. Dans des pays civil­isés et démoc­ra­tique, ces objets qui sont l’âme de ce genre lieux légendaire sont pro­tégés, restau­rés, exposés. Par ailleurs, com­ment peu­vent-ils les céder sans aucun appel d’offre ?

Sur les respon­s­ables de l’état actuel de l’AKM Orhan Aydın répond :

Les respon­s­ables de l’inactivité du cen­tre sont Tayyip Erdo­gan qui était alors pre­mier min­istre ain­si que le gou­verne­ment et ses min­istres qui mentent sans cesse. Le min­istre de cul­ture de l’époque Ertuğrul Günay a tou­jours dit «on va faire, on fait, on a fait. Ils n’ont jamais eu aucune trans­parence devant l’opin­ion publique.

Üstün Akmen qui se décrit comme quelqu’un qui « passe au peigne fin la trahi­son de l’AKM », nous apprend qu’une par­tie des sièges du cen­tre sont instal­lés dans la salle de l’Opéra et Bal­let de Sam­sun, et que les micro­phones, haut-par­leurs et tables de mix­ages ser­vent égale­ment pour la même salle. Les arma­tures et cor­nich­es de la galerie d’art se trou­vent au Musée de Tech­nolo­gie et Sci­ence islamiques. Une soit dis­ant com­mis­sion a cédé les radi­a­teurs, le matériel de sys­tème de chauffage et d’autres fer­railles, et même le car­bu­rant restant du chauffage, au Mil­li Emlak (Entre­prise immobilier).

Üstün Akmen voudrait bien savoir pourquoi « L’Agence — Istan­bul Cap­i­tale Cul­turelle Européenne 2010 » n’avait pas trans­féré au Min­istère le bud­get de 75 mil­lions de livres turques qui était alloué à la réha­bil­i­ta­tion de l’AKM. Il faudrait enquêter et déclar­er tous les bud­gets obtenus par dif­férentes min­istères, organ­i­sa­tions, insti­tuts, et asso­ci­a­tions pour la réha­bil­i­ta­tion de l’AKM et où et com­ment cette somme a été dépensé.

Un Min­istre de la Cul­ture, devrait nor­male­ment défendre la Cul­ture ! L’article 65‑a du Code de la pro­tec­tion des entités naturelles et cul­turelles, pré­conise pour ceux qui les détru­isent, une peine de prison de 2 à 5 ans. Le fait de laiss­er l’AKM dans cet état est bel et bien une destruc­tion d’en­tité cul­turelle. Il faudrait porter plainte.

Le patron de l’entreprise Taban­lıoğlu Archi­tec­ture, le fils de l’architecte Hay­ati Taban­lıoğlu qui avait conçu le cen­tre, répond la jour­nal­iste qui le ques­tionne au sujet du pil­lage de l’AKM :

Nous n’avons aucune infor­ma­tion, mais nous avons effec­tive­ment enten­du que l’intérieur du cen­tre était entière­ment vidé et désossé.

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Je suis l’ac­tu­al­ité de près, et je lis régulière­ment des choses qui me héris­sent le poil. Des pro­pos comme “La musique clas­sique et le bal­let ne font pas par­tie de notre cul­ture, c’est un truc d’oc­ci­den­tal.” ont trou­vé écho dans la tête des plus con­ser­va­teurs…  A par­tir de là, rien d’é­ton­nant de voir que le con­cert d’une pianiste inter­na­tionale, Idil Biret puisse être per­tur­bé par des tak­bir, que Fazil Say, pianiste com­pos­i­teur de renom­mée inter­na­tionale puisse être con­damné à 10 mois de prison pour blas­phème, après avoir twit­té un poème d’O­mar Khayyam, que les tutus des bal­ler­ines puis­sent paraitre trop courts aux yeux de cer­tains, qu’un directeur de l’Opéra puisse se per­me­t­tre de sur­veiller les artistes par des caméras jusqu’à dans les ate­liers, que la fer­me­ture des Théa­tres Nationaux puisse être pro­gram­mée, que des oeu­vres d’art puis­sent être con­sid­érés comme “mon­stres” et démolies, que LE ciné­ma légendaire Emek, puisse être détru­it pour le prof­it… La liste est longue.

Et quand je croise les dires des “éru­dits islamiques”, les bras m’en tombent :

Nous ne pou­vons pas dire que la musique est haram (religieuse­ment illicite), mais on ne peut pas dire non plus qu’elle est halal. Le con­tenu doit être islamique. Mais la musique qui con­tient la voix fémi­nine n’est pas du tout per­mise. Prof. Dr. Orhan Cek­er. Uni­ver­sité de Selçuk, Fac­ulté de Théolo­gie. Source

Les instru­ments de musique, leur util­i­sa­tion, leur com­mer­cial­i­sa­tion, ou chanter pour gag­n­er de l’ar­gent ne sont sont pas per­mis­es. Les chan­sons qui exci­tent, par exem­ple celles qui par­lent de la qual­ité émo­tion­nelle du vin ou d’une femme ne sont pas autorisées non plus, même chan­tées sans instru­ment. Prof D. Ham­di Döndüren, Uni­ver­sité d’U­ludag, Fac­ulté de Théolo­gie. Source

Une chan­son peut être écoutée si seule­ment elle ne con­tient pas de voix de femme, et que les paroles ne sont pas répréhen­si­bles par l’is­lam. Prof Dr Ekren Bugra Ekin­ci Uni­ver­sité de Mar­mara. Source

Ceux qui met­tent la musique comme matière dans le pro­gramme des écoles, seront inchal­lah, frap­pés par la colère d’Al­lah.  Timur­taş Hoca, l’ad­joint du Mufti d’Is­tan­bul.  Source

Il ne faut pas choisir des musiques répréhen­si­bles par l’Is­lam, comme musique d’at­tente sur les télé­phones des lieux pro­fes­sion­nels. Le père du Maire d’Is­tan­bul, et auteur du livre “Le sexe dans l’Is­lam”. Source

Pour les Hanafit, il est illicite de jouer la musique, ou de l’é­couter. Y com­pris le son d’un bâton frap­pé avec har­monie sur une sur­face. Hayret­tin Kara­man, Pro­fesseur du droit islamique. Source

violon

Vous savez quoi ? Je ne recon­nais plus mon pays. Je ne recon­nais plus mon peu­ple. Ces ter­res for­mant un pont naturel entre les mon­des, qui ont bercé plusieurs civil­i­sa­tions, et ce peu­ple métis­sé depuis la nuit des temps, hos­pi­tal­ier, chaleureux, partageur et tolérant… Quand on con­nait la place qu’oc­cu­pent la musique, la danse, les chants dans l’âme et le coeur turcs depuis des généra­tions, jusqu’à retrou­ver dans la musique rock d’au­jour­d’hui des textes ou des musiques de bal­lades très anciens, on ne peut que se ques­tion­ner. Où sont-ils passés tous ? Divisés, rem­plis de haine de l’autre. Com­ment en est on arrivé là ? Et où allons nous ?

Je ne recon­nais plus mon pays. Je ne recon­nais plus ma ville.

Je ne recon­nais plus la Place Tak­sim. Elle est devenu un désert de béton. Le Parc Gezi résiste tou­jours dans un coin, je ne sais jusqu’à quand. Et l’avenir de l’AKM est incertain.

Il con­tin­ue pour­tant à sur­veiller Tak­sim et enreg­istr­er son his­toire, jour après jour.

Si vous allez à Istan­bul un de ces jours, promet­tez-moi de lever votre tête et de regarder cette sen­tinelle droit dans les yeux. Ne vous moquez pas de son état, ne méprisez pas ses vit­res cassées. S’il est tou­jours là, prof­itez-en et saluez-le, avec respect.

Aux fron­tières de DAECH il y a comme une tache d’huile qui se répand…

 

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.