Bon ben, on ne vas pas don­ner que des mau­vais­es nou­velles quand même !

dersim-carte-turquieLe rec­torat de l’Université de Tunceli, Der­sim pour les intimes, a décidé à l’unanimité de faire une demande à l’Unesco pour que la val­lée du Mun­zur soit classée pat­ri­moine mon­di­ale de l’Hu­man­ité. Alors on pour­rait un peu s’en tam­pon­ner le coquil­lart de toutes ces organ­i­sa­tions admin­is­tra­tives des Etats bour­geois qui pil­lent la planète, mais il faut savoir qu’à présent, le Min­istère de la Cul­ture et du Tourisme n’a plus le droit de véto, et est chargé de trans­met­tre cette demande à l’Unesco et après l’acceptation de cette demande, il fau­dra désor­mais la sig­na­ture des 195 pays mem­bres pour planter ne serait-ce qu’un clou dans la val­lée ! Fan­tas­tique, non ? 

Mais con­nais­sez-vous la Val­lée de Mun­zur ? Je n’ai jamais eu l’oc­ca­sion de voir cet région féérique, cepen­dant chaque image me fait tourn­er la tête de bon­heur. Chaque pho­togra­phie où le vert et le bleu se caressent avec amour est digne d’une affiche géante que tu poserais sur un pan de mur entier de ton salon, pour t’é­vad­er des hor­reurs quo­ti­di­ennes du monde. Chaque vidéo est une invi­ta­tion à aller te fon­dre dans les bras de la mère Nature.

Mun­zur, ou Mizûr, Mûnzir en kurde, est une riv­ière dans la région de Der­sim en Turquie. Cette riv­ière prend sa source dans le mas­sif de Mun­zur au pied de Mont Ziyaret (3071 m) et se jette aujour­d’hui dans le désor­mais retenue de Bar­rage de Keban (avant la con­struc­tion du bar­rage elle se jetait dans la riv­ière Peri, qui sig­ni­fie en turc “la fée”). Les con­nais­seurs nom­ment cette riv­ière qui jail­lit de plusieurs sources, “l’eau blanche qui coule de 40 yeux”. Entre ciel et terre, les nuages se mélangeant avec les cimes. C’est au fil de cette eau que des his­toires de mon­tagnes, de plantes, d’an­i­maux, et bien sur de femmes et d’hommes voy­a­gent, et ce tout au long des 144 km.  Ces his­toires se con­tent de généra­tion en génération.

En effet, pour com­pren­dre le Mun­zur, il faut bien com­pren­dre que la riv­ière et ses mon­tagnes sont au coeur d’une cul­ture syn­cré­tique mul­ti­mil­lé­naire : l’alévisme. Là, où la pop­u­la­tion est à 90 % zaza alévie — les zazas étant un peu­ple à part dont cer­tains sci­en­tifiques s’ac­cor­dent à dire qu’il ne serait même pas kurde — sont les seuls à ne pas effectuer le culte alévie en Turc mais dans leur langue zaza. C’est ici, surtout, que les dif­férents courants philosophiques et religieux venus de Mésopotamie ou d’I­ran ont ren­con­tré le shaman­isme d’Asie Cen­trale encore très présent dans la façon de pra­ti­quer le culte alévie dans cette région. Cer­tains spé­cial­istes de l’alévisme, comme la très regret­tée Irène Melikoff, ont même mis en évi­dence des strates de croy­ances antiques comme le culte du soleil, per­son­nal­isé au ciné­ma par Coluche dans une scène mémorable du Fou de Guerre de Dino Rizi pour ceux qui l’ont vu. Oui, il y a encore peu, les alévis de la région dis­aient bon­jour au soleil en l’ap­pelant Ali, chaque matin en se lev­ant. Le Der­sim, est enfin, pour l’His­toire, ancré à jamais dans la mémoire col­lec­tive alévie, pour avoir été le théâtre d’un géno­cide sur la pop­u­la­tion alévie, durant les années 1936–1937. La fille d’Atatürk fon­da­teur de la République nation­al­iste, Sabi­ha Gökçen, dont un aéro­port inter­na­tion­al d’Is­tan­bul porte aujour­d’hui le nom, est tris­te­ment célèbre pour avoir été la pre­mière femme pilote de l’His­toire de l’Hu­man­ité en y bom­bar­dant les pop­u­la­tions. Le tout s’é­tant sol­dé par la pendai­son du célèbre Sheikh Seyd Rıza qui menait la révolte, alors âgé de 65 ans, aux côtés de ses com­pagnons et de son fils de 16 ans.

Une par­tie de ce ter­ri­toire a déjà été réper­toriée Parc Nation­al en 1971 par l’Unesco.

Je voudrais partager avec vous ces quelques lignes du texte de Hayri Argav, natif du Mun­zur. Il nous présente ses obser­va­tions sur l’é­tat actuel de la Val­lée. En écoutant son témoignage on com­prend encore mieux l’ur­gence de la demande faite auprès de l’Unesco.

Mon enfance s’est passée dans le bas de la Val­lée. J’ai vu cette eau sere­ine et verte, mais aus­si impétueuse, roulant ses allu­vions lors des crues où elle est capa­ble d’ar­racher un rocher et de le trans­porter. Enfants, nous ado­ri­ons ramass­er des “mazik”, rem­plir nos poches de ces cail­loux arrondis pour jouer avec, comme avec des billes. Chaque fois que nous nous trou­vions sur ses rives, ma grand-mère me fai­sait boire de son eau, dans la paume de sa main par trois fois, en me dis­ant “c’est sacré”. Partout où Mun­zur arrose, c’est la croy­ance et cela se pro­longe encore aujour­d’hui. Quelque soit l’é­tat de son eau, claire ou trou­ble, même boueuse, on boit trois fois. Parce que Mun­zur est sacrée. 

Hayri Argav nous racon­te encore sa décou­verte récente des hau­teurs. Nous com­prenons alors com­ment les êtres humains devenus touristes et com­merçants incon­scients ont pu faire d’un véri­ta­ble par­adis un enfer du fric.

En arrivant vers Ovacık, dans les hau­teurs des colonnes de fumée appa­rais­sent, faisant penser à des foy­ers d’in­cendie de forêt, mais non… Ce sont de mul­ti­ples points de gril­lades ! Des bar­be­cues de for­tune, ou des gros feux allumés car­ré­ment sous les arbres, le tout accom­pa­g­né de tas d’im­mondices lais­sées sur place. Tout est lavé dans les eaux du Mun­zur, casseroles, assi­ettes, ali­ments, mains et pieds. Aucune hygiène ni respect de la nature. On se perd dans la fumée, les odeurs de viande et de pois­son, la foule. Puis des voitures, des voitures garées n’im­porte com­ment, qui cherchent une place dans une cir­cu­la­tion anomique…

Ne par­lons même pas de con­science écologique, fig­urez-vous que ces gens dis­ent “j’aime Mun­zur”. Oscar Wilde aurait sans doute vu juste  en dis­ant : “Il est humain de tuer l’être qu’on aime.” 

Hayri affirme qu’il a même un peu honte, et qu’il se demande où est passé le com­porte­ment légendaire civil­isé et respectueux des gens du Dersim ?

La région est comme pil­lée… Plus on remonte vers les sources, plus la pau­vreté est fla­grante. Il n’y a aucune organ­i­sa­tion pour la vis­ite, ce qui fait que chaque cen­timètre car­ré de ter­ri­toire est piét­iné (ce qui rap­pelle le com­porte­ment des touristes au Cap Fréhel que les écol­o­gistes bre­tons doivent bien con­naitre : à force de piétin­er, la végé­ta­tion ne repous­sait plus et il a fal­lu met­tre des lim­ites pour que les gens ne piéti­nent pas la végé­ta­tion naturelle…). Les quelques instal­la­tions exis­tantes sont bricolées sans plan, sans réflex­ion. Et 60 à 70 mille per­son­nes vis­i­tent Mun­zur chaque année. La plu­part des vis­i­teurs vien­nent des grandes villes. Ils ont sans doute la nos­tal­gie de la nature. Com­ment peu­vent-ils agir ain­si tout en sig­nant des péti­tions pour la pro­tec­tion du Munzur ? 

Mais pour Hayri, il y a pire : 

Au coeur des sources, se trou­ve une “cap­ture d’eau”. Une usine bricolée et hideuse. Là, nous sommes devant une autre sorte de pil­lage, cette fois ci organ­isée. Com­ment la Mairie a pu autoris­er une exploita­tion com­mer­ciale dans une région classée ?

munzur-su3Nous apprenons que l’u­sine a été crée par 240 petits entre­pre­neurs locaux avec une investisse­ment de 4 mil­lions de dol­lars. “Comme un pro­jet de respon­s­abil­ité sociale”. Le patron de la petite usine déclarait à la presse économique que d’autres investisse­ments étaient prévus pour les 4 ans à venir, aus­si bien pour élargir l’ac­tiv­ité de l’u­sine que pour met­tre en place : … des activ­ités touristiques !

Hayri fait par­tie de celles et ceux qui pensent que le prob­lème et ses solu­tions ne sont pas directe­ment liés à l’ar­gent mais à la Cul­ture : “Avant de courir après des bud­gets, il faut ren­tr­er dans les têtes l’im­por­tance de la pro­tec­tion des entités naturelles et cul­turelles, d’abord indi­vidu­elle­ment et en tant que société” dit-il.

Mais il n’y a pas que le touriste qui est inconscient…

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Un peu partout en Turquie des endroits qui doivent être pro­tégés sont la cible des HES : pro­jets de cen­trales ther­miques en série. [Voir aus­si l’article de Kedis­tan Nuages noirs sur Çanakkale.]. Dont le plus tris­te­ment célèbre est le pro­jet du bar­rage d’Il­lisu à Hasankeyf  dans lequel la Société Générale voulait forte­ment inve­stir. On peut d’ailleurs se pos­er la ques­tion pourquoi les Gou­verne­ments suc­ces­sifs se sont-ils acharnés à provo­quer, d’une façon ou d’une autre, le déplace­ment de pop­u­la­tions dans les régions où vivent bien sou­vent majori­taire­ment des minorités ethniques…

Mun­zur n’échappe donc pas à ce risque. Les habi­tants, organ­i­sa­tions de société civile, col­lec­tifs de pro­fes­sion­nels de divers secteurs, par­tis poli­tiques et per­son­nal­ités ont mené des luttes dans la Val­lée de Mun­zur, comme dans tous les autres endroits.

En effet il avait été ques­tion d’un large pro­jet de HES de 4 cen­trales au coeur de ce lieu par­a­disi­aque. Suite à une procé­dure de jus­tice ouverte par 5 avo­cats et 19 citoyens, soutenue par de nom­breuses man­i­fes­ta­tions, le pro­jet a été annulé par le tri­bunal en deux séances, en juil­let et octo­bre 2014.

Par ailleurs les jour­naux turcs tiraient récem­ment la son­nette d’alarme sur l’in­ten­si­fi­ca­tion des travaux de prospec­tions de divers min­erais (or, cuiv­re) util­isant des métaux lourds, entre autres du cya­nure. effec­tués dans la région. A ce sujet aus­si, habi­tants, experts, pré­fec­ture, min­istères ont sou­vent ren­dez-vous au tribunal.

*

Mais revenons donc à notre bonne nouvelle !

La demande de classe­ment envoyée à l’Unesco est accom­pa­g­née d’un rap­port très détail­lé qui donne les raisons pour lesquelles la Val­lée du Mun­zur doit être pro­tégée et mise enfin à l’abri aus­si bien d’un tourisme anomique et dégradant que du risque de pro­jets de cen­trales thérmiques.

Le rap­port souligne que la région a la par­tic­u­lar­ité d’être un lieu hors normes qui représente de rich­es tra­di­tions cul­turelles et que des ves­tiges des cen­tres cultuels très anciens sont encore présents tout eu long de la val­lée. Par ailleurs, des “göze” (sources) comme celle de Ana Fat­ma, Halvori, sont fréquen­tés comme des lieux sacrés.

Le rap­port attire égale­ment l’at­ten­tion sur les richess­es qui se trou­vent actuelle­ment dans les lim­ites du Parc Nation­al, comme le site archéologique classé de pre­mière impor­tance Şahver­di, et Efkar Tepe­si, ain­si que les pier­res trouées, autels, grottes et troglodytes con­stru­its et util­isés par les habi­tants prim­i­tifs de la région.

Dans les hau­teurs de la Val­lée, à 2.000 — 3.000 mètres, existe plusieurs petits lacs glac­i­ers, et lacs de cratère, comme Karagöl, Şer, Dil­in­cik et Mercan…

La Val­lée du Mun­zur est non seule­ment un berceau de l’hu­man­ité mais aus­si un des points impor­tants de la bio­di­ver­sité mon­di­ale, avec ses écosys­tèmes marins et d’eau douce. Elle con­tient des exem­ples rares de l’évo­lu­tion biologique et écologique des ani­maux et des plantes.  Ours, loups, lynx, blaireaux, renards, loutres, lap­ins, écureuils, chamois, per­drix, tru­ites peu­vent encore con­tin­uer leur exis­tence et parta­gent le ter­ri­toire avec des arbres comme les bouleaux, les chênes, et plusieurs espèces de genévri­ers, noy­ers, saules, peu­pli­ers et peu­pli­ers trem­bles, syco­mores, bour­daines, viornes, sumacs, vignes et d’autres dif­fi­ciles à traduire pour une amoureuse de la nature néo­phyte comme moi… Si je vous dis que dans la val­lée, 1283 plantes sont recen­sées dont 21 endémiques, spé­ci­fiques à la région, vous com­pren­drez que la Val­lée de Mun­zur est aus­si une ZAD : zone à défendre !

Cette région excep­tion­nelle frag­ilisée par un change­ment irréversible doit être absol­u­ment être mise en pro­tec­tion par tous les moyens.


Bonus : Une chan­son de Munzur

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.