Nous avions le 28 août 2018 pub­lié “l’ap­pel pour les avo­cats empris­on­nés” lancé par le “Comité belge pour la lev­ée de l’état d’urgence en Turquie” et appelant à con­stituer par la même une délé­ga­tion qu’y assis­terait au procès.

Ce procès s’est donc déroulé et nous y faisons suite en pub­liant un compte ren­du que nous avons reçu et quelques attendus.


Résumé de l’audience du lundi 10 septembre

Selçuk Koza­ğaçlı, avo­cat et prési­dent de l’Association turque des juristes pro­gres­sistes (ÇHD) empris­on­né depuis 10 mois, prononce l’une des défens­es poli­tiques les plus auda­cieuses de l’histoire.

Selçuk accuse.

Ce lun­di matin, 21 avo­cats pour­suiv­is pour leur pré­ten­due appar­te­nance à une organ­i­sa­tion marx­iste clan­des­tine ont com­paru devant la Cour de Bakırköy à Istanbul.

Au départ, les autorités turques étaient déter­minées à les juger à dis­tance, par visio­con­férence. Finale­ment, au bout du 3e jour de grève de la faim des avo­cats, les juges ont dû pli­er face à leur détermination.

Les 21 avo­cats ont donc pu com­para­ître, une sit­u­a­tion inespérée quand on con­naît le nom­bre d’op­posants poli­tiques qui ont subi un procès expédi­tif par visioconférence.

Des dizaines de sou­tiens ont fait le déplace­ment pour assis­ter au procès par­mi lesquels leurs clients: familles de mineurs de fond morts dans la cat­a­stro­phe minière de Soma (301 morts), familles de man­i­fes­tants tués par­mi lesquels la mère du petit Berkin Elvan abat­tu à 13 ans et mort à 14 ans ou encore Nuriye Gül­men, l’u­ni­ver­si­taire vic­time des purges.

Par­mi les sou­tiens, notons aus­si la présence de plusieurs bâton­niers, de l’As­so­ci­a­tion d’en­traide avec les familles des détenus poli­tiques (TAYAD), de députés du Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples (HDP, gauche pro-kurde) et du Par­ti répub­li­cain du peu­ple (CHP, social-démoc­rate et kémal­iste) ain­si que plusieurs obser­va­teurs représen­tant des asso­ci­a­tions inter­na­tionales de juristes comme l’As­so­ci­a­tion européenne des juristes pour la démoc­ra­tie et les droits de l’homme (EJDH), les Avo­cats européens démoc­rates (AED), l’As­so­ci­a­tion inter­na­tionale des juristes démoc­rates (AIJD) et la Con­fédéra­tion des avo­cats d’Asie et du Paci­fique (COLAP).

Trois avo­cats belges du bar­reau de Liège ont égale­ment fait le déplace­ment et man­i­festé aux portes du tri­bunal avant d’en­tr­er dans la salle d’au­di­ence pleine à craquer.

Ce fut les grandes retrou­vailles entre les avo­cats empris­on­nés et le pub­lic après un an d’ab­sence. L’isole­ment des avo­cats est d’au­tant plus dur qu’il a été ren­for­cé par une mesure de dis­per­sion. Les avo­cats étaient aux qua­tre coins du pays, séparés les uns des autres et séparés de leurs com­pagnons de lutte.

D’en­trée de jeu, Selçuk Koza­ğaçlı a annon­cé la couleur. Il a taxé le sys­tème judi­ci­aire d’im­mense “Vil­lage Potemkine” (du nom de ces fauss­es façades érigées sur demande du min­istre russe Potemkine pour cacher la pau­vreté des vil­lages que devait vis­iter l’im­péra­trice Cather­ine II) et les juges de “pan­neau Potemkine”. “Je n’ai pas l’im­pres­sion de me trou­ver devant un tri­bunal. (…) Les salles d’au­di­ence sont factices.”

Il pour­suit: “L’acte d’ac­cu­sa­tion est bâclé.”

Le sys­tème judi­ci­aire compte 37 cours d’as­sis­es est atteint d’un can­cer. Il est rongé par les métas­tases. Nous voyons l’é­tat de putré­fac­tion, de déliques­cence, de décom­po­si­tion car nous nous trou­vons der­rière le décor.”

Le méti­er d’av­o­cat est un méti­er dan­gereux et sérieux.”

Et d’a­jouter à pro­pos des témoins anonymes: “Ces êtres vils ont été inca­pables d’ex­primer une opin­ion por­tant atteinte à notre dig­nité. Il dis­ent de nous que nous sommes des gens de con­fi­ance pour nos clients, que nous nous bat­tons jusqu’au bout pour nos clients, que nous ne les aban­don­nons pas. Oui, c’est vrai. C’est la façon dont nous con­cevons notre métier”.

Deux des policiers qui se trou­vaient dans cette salle m’ont bat­tu pour ten­ter de pren­dre mes empreintes dig­i­tales. J’é­tais pour­tant en pos­ses­sion e ma carte d’i­den­tité et ma carte d’av­o­cat. Était-il néces­saire de prélever une nou­velle fois notre empreinte dig­i­tale? Vous était-il utile de nous faire tabass­er par ces enfants? Non, mais vous leur avez tout de même per­mis de nous frapper.”

Vous ten­tez de tuer le méti­er d’av­o­cat. Si vous nous deman­dez de pren­dre nos dis­tances par rap­port à nos clients pour que nous pas­sions dans votre camp, sachez-le, jamais nous ne l’accepterons.”

Toute honte bue, on dit de moi dans une note que j’ai défendu les mineurs de Soma pour me drap­er d’une cer­taine légitim­ité. Des galeries souter­raines se sont effon­drées (dans les mines de Soma). 301 ouvri­ers ont per­du la vie. Je défendrai leurs droits en toute cir­con­stance. Les familles de mineurs se trou­vent aujour­d’hui dans cette salle et je leur en suis infin­i­ment recon­nais­sant. Nous faisons par­tie de la même famille. Je les défendrais au prix de ma vie.”

De la salle, des slo­gans s’élèvent: “Les pau­vres sont fiers de toi”.

Nous sommes social­istes. Nous sommes des femmes et des hommes qui lut­tons pour le social­isme. Avons-nous des liens avec des organ­i­sa­tions clan­des­tines? Oui, et c’est une oblig­a­tion pour nous. Sans ces liens, com­ment pour­rions-nous exercer notre méti­er d’avocat?”

J’ai enduré des moments dif­fi­ciles dans l’ex­er­ci­ce de ma pro­fes­sion. Plus de 150 de mes clients ont per­du la vie. J’ai assisté à l’au­top­sie de cer­tains d’en­tre eux. Leurs corps étaient à ce point mutilés qu’ils étaient mécon­naiss­ables. Nous ne jouons pas au gauchisme. Nous tra­vail­lons au point de con­tact entre la vio­lence de l’E­tat et la vio­lence révo­lu­tion­naire. Mes clients n’ont jamais recou­ru à une vio­lence visant le peu­ple. Leur com­bat vise le pouvoir.”

Il y a un indi­vidu (de droit com­mun) qui se trou­ve dans la cel­lule voi­sine. Il a tué 50 per­son­nes à lui seul. Con­nais­sez-vous le nom de ses avo­cats? Ils font le même méti­er que moi. Ils écoutent leur client et lui dis­ent: “ ‘Si tu invo­ques tel motif, tu auras telle peine de prison’.”

Les juges de la République ont tous agité le sabre, quel que soit la nature du pou­voir. Juntes mil­i­taires, con­fréries religieuses, nation­al­istes. Tout le monde a mon­tré la lame. Vous n’êtes qu’une copie ratée de cette tradition.”

Le cab­i­net du prési­dent a une influ­ence sur la jus­tice. Les juges craig­nent de pronon­cer un ver­dict qui déplaise au pouvoir.”

Il lance aux juges: “Je n’ai aucune con­fi­ance en vous. Je suis prêt à endur­er tous les châ­ti­ments que vous m’in­fligerez. J’ai for­mé des dizaines de sta­giaires. Ils sont dans cette salle. Notre tra­di­tion n’est pas prête de se tarir. Jamais nous ne nous inclinerons. Jamais nous n’abandonnerons.”

Ner­vosité par­mi les gen­darmes. Ils attaque­nt les avo­cats, brisent les lunettes de l’ac­cusé Süley­man Gök­ten et passent des menottes aux poignets de Selçuk Kozağaçlı.

Aytaç Ünsal prend la parole: “Nous ne sommes pas venus nous bat­tre avec les gen­darmes. Nous sommes venus pour expli­quer nos soucis. Mais nous avons été jetés à terre et roués de coups. L’in­sécu­rité régn­era tant que les gen­darmes se trou­veront dans cette salle. Nous voulons une iden­ti­fi­ca­tion des auteurs de l’agression”.

Les avo­cats des avo­cats inter­vi­en­nent: “Nous deman­dons une enquête sur les gen­darmes qui ont mal­traité nos clients. Ils sont à leur mer­ci. Les gen­darmes ont plus de pou­voir que vous, messieurs les juges.”

L’ac­cusé Ahmet Man­dacı: “La jour­nal­iste Canan Coskun a enquêté sur notre procès. Elle a pris deux ans. Je salue tous les jour­nal­istes qui pra­tiquent leur méti­er avec dig­nité. Nous aus­si sommes en prison car nous faisons notre méti­er avec dignité.”

Il ajoute: “La direc­tion de lutte antiter­ror­iste est dans l’oblig­a­tion de men­er des rafles comme celle qui nous a visées. Les policiers sont en effet mis sous pres­sion par leurs supérieurs qui risquent d’être mutés en cas de baisse du nom­bre d’opérations.”

Par­mi ces rafles, il y a l’opéra­tion qui a visé Nuriye et Semih (enseignants en grève de la faim pour pro­test­er con­tre les purges). Il ne s’agis­sait pas d’une opéra­tion for­tu­ite. Durant notre mise en garde à vue, le min­istre de l’in­térieur Süley­man Soy­lu a fait le déplace­ment. C’est la preuve du car­ac­tère poli­tique de ce procès.”

Tou­jours Ahmet Man­dacı: “Le pou­voir veut façon­ner la police et le monde de la finance selon ses exi­gences. C’est pareil pour les avo­cats. Nous ne ren­trerons pas dans le moule. Nous préférons rem­plir nos respon­s­abil­ités envers le peuple.”

Sous le régime d’é­tat d’ur­gence, 16 grèves ont été inter­dites. 1412 asso­ci­a­tions ont été mis­es sous scel­lés. 969 entre­pris­es ont été mis­es sous tutelle. Leur valeur: 41 mil­liards de dol­lars. Le pou­voir s’est enrichi grâce à l’é­tat d’ur­gence. Tel en était le motif.”

Notre crime est de ne pas croire aux dieux de l’E­tat. (…) “Nous n’at­ten­dons pas de sauveur. Nous sommes les sol­dats de notre pro­pre combat.”

Avocats
Taner Korkmaz, incarcéré à la prison de type F de Van avait envoyé cette caricature à Bianet.
Le Juge : “Qu’y a‑t-il le Greffier ?”
Le Greffier : “Monsieur, les accuséEs sont absentEs”
Le Juge : “Ce n’est pas grave, nous ne les jugerons pas eux-elles, mais le fait qu’ils-elles exercent leur métier…”

Voici les quelques notes Twit­ter de Jen­nifer Hal­ter, avo­cate pénal­iste du bar­reau de Paris présente à l’audience:

Pro­pos lim­i­naire d’Ayşe Acınık­lı, ici en défense de con­frères qui l’ont eux-mêmes défendue, sur les principes de La Havane, con­stam­ment foulés au pied par les juri­dic­tions turques

Rap­pel aus­si de la loi turque: l’au­tori­sa­tion de min­istre de la jus­tice doit être obtenue pour lancer des inves­ti­ga­tions sur un avo­cat, comme tou­jours, une telle autori­sa­tion n’a même pas été sollicitée

Il est demandé de sus­pendre le procès dans l’at­tente de l’au­tori­sa­tion du min­istre. Enorme sus­pense sur la réponse du juge. (…)

La demande de sur­sis à stat­uer dans l’at­tente de l’avis du min­istre a été refusée car les droits applic­a­bles aux avo­cats ne trou­veraient pas à s’ap­pli­quer pour les infrac­tions en lien avec le ter­ror­isme. Donc quand vous risquez de pren­dre cher, vos droits sont inverse­ment proportionnels

(…)
On en est à la prise de parole des accusés et c’est Selçuk qui com­mence. Je n’ai plus de tra­duc­teur attitré m’é­tant incrustée avec les avo­cats de la défense, donc je n’ai pas tout le détail de son discours

Mais sa pas­sion dépasse les prob­lèmes de com­préhen­sion et l’ad­mi­ra­tion de sous ses con­frères qui l’é­coutent religieuse­ment est une leçon en soi. Il par­le de ce qu’est l’avocat.

Nou­velle inter­rup­tion de ser­vice due à ce que l’on appellerait pudique­ment un “inci­dent dans le box”, soit un tabas­sage des accusés par les gen­darmes après un mou­ve­ment d’humeur. Les matraques, les hurlements, le mou­ve­ment de foule et les vis­ages rougis voire tuméfiés

La salle n’a pas été évac­uée pour autant, et devant tous les témoins médusés, le Prési­dent du tri­bunal a recueil­li les plaintes des accusés dont il se fera cer­taine­ment des con­fet­tis ce soir”…


Dans ce compte-ren­du, on peut lire “les avo­cats des avo­cats…” ce qui, porté à cette échelle, devient totale­ment ubuesque. Mer­ci encore pour les déléguéEs observateurs/trices, pour nous avoir livré ces moments forts de “l’in­jus­tice turque” et du délabre­ment de l’institution.

Ce procès signe une sit­u­a­tion totale­ment intolérable et inique.

Il est pour­tant encore des défenseurs “démoc­rates” de la Turquie qui par­lent tou­jours de “démoc­ra­tie en péril” et l’écrivent ici ou là. Ces mêmes “démoc­rates”, por­tant Mustafa Kemal sur un pavois con­tre Erdoğan, devraient se sou­venir que cette sit­u­a­tion date déjà de bien avant le règne du Père du Peu­ple actuel, et pré­cisé­ment des coups d’é­tat suc­ces­sifs, et que si Erdoğan accentue ce “prob­lème turc”, il tire argu­ment de la per­ma­nence de la “turcité” éta­tique pour le faire, tout autant que de sa big­o­terie à coquet­terie ottomane.


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