Il n’est pas de petites mémoires, ou de petits récits de vie. Il n’y a que leur terrible oubli pour l’histoire. Voici un magnifique témoignage d’une résistance kurde, à échelle d’un sac d’humanité ordinaire.
Par Vecdi Erbay, publié sur Gazete Duvar le 12 août 2018 : Kalo’nun utangaç poşeti
A partir du début des années 90 Yılmaz Yakut a vendu dans les rues de Diyarbakır, le journal Özgür Gündem et ceux qui l’ont suivi. Yakut, qui a été agressé ou mis en garde-à-vue à différentes reprises, a poursuivi ce travail pendant 18 ans. Sa maladie (épilepsie) ayant progressé, il a été embauché à la Mairie de Bağlar, mais il fut un des 225 licenciéEs du mois de mars dernier. Yılmaz Yakut travaille maintenant comme cireur de chaussures, “histoire d’avoir 20 livres dans ma poche…” dit-il.
Le sac plastique de Kalo
Lorsque j’ai rencontré Yılmaz Yakut la première fois, il avait des blessures sur le visage. Je m’étais inquiété en me demandant si quelqu’un ne lui avait pas fait mal. “Je suis tombé” me dît-il. Et c’est Zafer Tüzün, qui nous a fait nous rencontrer, qui m’avait expliqué qu’il était tombé dans la rue, suite à un malaise du à sa maladie. Leur amitié remonte à loin, à l’époque où Yakut distribuait le journal Özgür Gündem dans les rues de Diyarbakır.
Yılmaz Yakut tenait des papiers dispersées, des cahiers abimés. Il m’avait dit “j’ai écrit mes souvenirs”. Il voulait que je lise ce qu’il avait écrit, que je corrige la rédaction, et prépare comme un livre. Il parlait lentement, les mots sortaient de sa bouche difficilement, et déformés. Zafer m’aidait à comprendre Yakut.
Ces papiers et cahiers sont restés un temps en ma possession. Les textes étaient difficilement lisibles. L’expression était laborieuse et il y avait des coupures dans la continuité des événements. J’ai parlé du dossier de Yakut à quelques personnes du monde de l’édition, mais à vrai dire, personne n’avait le temps pour s’en occuper. Yakut est venu me voir encore quelques fois. Finalement, je lui ai rendu son dossier, ne pouvant rien faire.
Une place modeste dans l’Histoire
En fait, j’avais pensé à une solution simple pour le dossier. UnE journaliste expérimentéE et patientE, parlerait avec Yılmaz Yakut de ce qu’il a vécu dans les années 90, ce dont il a été témoin ; puis trouverait d’autres personnes qui distribuaient les journaux avec lui, et discuterait de Yılmaz et de ces années. Et à la fin, il/elle discuterait avec celles et ceux que Yımaz appelle “mes lecteurs/lectrices”. Ainsi, un excellent travail qui étudierait les années 90 et Diyarbakır, sous un angle différent, pourrait voir le jour.
C’était bien sûr la première idée de méthode que j’avais eu, mais d’autres personnes pourraient avoir autres meilleures idées. Mais un long temps s’est écoulé, malheureusement, et rien n’a été fait.
A cette période, Yılmaz Yakut travaillait dans la Mairie de Bağlar. Même si l’’époque des enfants massacrés en pleine rue pour avoir distribué le journal Özgür Gündem n’était pas oubliée, elle était un peu derrière. Mais Yılmaz Yakut ne voulait pas que ce qu’ils avaient vécu, leurs sueurs, leur sang ne soient oubliés. Il voulait que ce que lui et ses camarades avaient vécu, trouve une place modeste dans l’Histoire.
Que peut produire l’épilepsie sur l’humain ?
La Mairie de Bağlar avait donné un poste à Yılmaz Yakut. Le personnel le connaissait, savait sa maladie, ne le fatiguait donc pas trop et le protégeait. Il contribuait avec son salaire à la vie de ses parents âgés, qui se débattaient avec des maladies. Toute sa fratrie était dispersée. Ils/elles étaient partiEs, du fait de mariage ou encore pour le travail. Yakut était resté. Pensant qu’il serait un jour tué parce que distributeur de journal, ou emprisonné pendant longtemps, il ne s’était pas marié. “Je n’ai voulu faire du mal à personne” dit Yakut, “et maintenant l’âge est passé” ajoute-t-il. Et il est né en 1977, Yakut…
Ses mains bougent lentement. Le temps d’atteindre le verre de thé, et de le porter à sa bouche dure une éternité. Comme au ralenti. Seulement, lorsqu’il raconte ce qu’il a vécu dans le passé, il est enthousiaste. Parfois il se lève pour raconter, parfois il attrape mes bras “il m’a attrapé comme ça !” dit-il, en utilisant inconsciemment, toute la force de ses doigts sur mes bras.
Que peut produire l’épilepsie sur l’humain ? J’essaye de comprendre en regardant Yakut. Sa parole, ses gestes sont atteints, elle lui a enlevé sa force. Que fait-elle sur le cerveau, il me semble impossible de le voir à l’oeil nu et en si peu de temps. Mais la mémoire de Yakut est indemne, cela est clair. Et la façon dont il revit le passé comme si c’était hier, est impressionnante.
“J’étais malade quand j’étais petit aussi, mais ce n’était pas aussi lourd. C’est la torture qui m’a fait comme ça” dit Yakut. Il en est convaincu. Il utilise des médicaments : “je les prends matin et soir”. Les médicaments l’empêchent de devenir davantage malade, mais a‑t-il essayé d’autres traitements ? Yakut ne veut pas parler de cela. Il veut plutôt raconter son passé.
Le distributeur qui boutonne sa veste.
Yılmaz Yakut, après avoir fini l’école primaire, a vendu des grains de tournesol [consommés comme amuse gueule] dans les rues. Il a travaillé dans un atelier de cuir. Et un jour, il a commencé à distribuer le journal Özgür Gündem. “Tous les matins, en partant de la maison, après moi, ma mère versait de l’eau [geste bienveillant traditionnel, au sens ‘pars et reviens comme l’eau qui coule’]. Ce n’était pas sûr que je revienne le soir. Peut être qu’ils allait me tuer d’un coup de sabre, peut être mettre en garde-à-vue. Personne ne savait”.
Sa mère envoie le fils distribuer le journal, en versant de l’eau. Elle sait ce qu’il risque. Mais elle dit “Tu travailles avec des personnes honorables. Je te confie à des personnes honorables”. Son père gérant d’épicerie, malgré ses inquiétudes, n’a pas dit une seule fois “ne distribue pas le journal”.
“Si mes lecteurs et lectrices n’étaient pas seulEs, je ne leur donnais pas le journal. Je faisais un tour, je revenais, je donnais lorsque je les trouvais seulEs”. En expliquant sa méthode de travail, Yakut souligne que ces précautions étaient pour la sécurité de vie de ses lecteurs et lectrices. Parce qu’à cette époque, les journalistes, les distributeurs n’étaient pas les seuls à se faire tuer, les lecteurs et lectrices étaient aussi dans le collimateur.
“Quand je donnais le journal à mon lecteur/trice, je boutonnais ma veste. Si je ne montrais pas de respect à mes lecteurs/trices, ils/elles ne me respecteraient pas”. A la fois le soucis de sécurité de vie, et une sensibilité comme cela ne pourrait venir que d’une seule personne qui dit “Nous ne travaillions pas pour l’argent, nous étions bénévoles”.
“Les petits généraux d’Apê Musa”
Dans le temps on surnommait les distributeurs de journaux “les petits généraux d’Apê Musa” [Apê : oncle en kurde]. Qui a dit cela le premier, je ne le sais pas. Mais cette appellation fut adoptée, et depuis, les enfants qui distribuaient Gündem dans les années 90, étaient toujours nomméEs “les petits généraux d’Apê Musa”.
Musa Anter était un auteur d’Özgür Gündem. On comprend qu’il se retrouvait de temps à autre avec ces enfants. Yılmaz Yakut dit, “Nous ne le connaissions pas comme Musa Anter. Pour nous, c’était un vieil homme et il était Apê Musa”. Il a compris que cet homme était un sage kurde, seulement quand il fut tué [le 20 septembre 1992 à Diyarbakır par deux balles à la jambe, une au coeur et une à la tête].
Parfois la colère, parfois la tristesse
Yakut, n’est pas le Yakup du poème d’Edip Cansever, [Çağrılmayan Yakup / Yakup, celui qu’on n’appelle jamais] Même s’il me fait penser toujours à ce Yakup, lui, il est appelé sans cesse au commissariat, ou bien il y est emmené. Il compte ses gardes-à-vue, officielles et non officielles. “J’ai été mis en garde-à-vue au moins 300 fois” dit-il.
Une fois, pour éviter de se faire arrêter, il s’est réfugié dans une maison. Il a explique la situation à la femme qui se trouvait dans la maison. La femme lui a dit “Dengê xwe meke berxê min, kes nikari te ji ba min bibe” (Ne dis rien mon agneau, personne ne peut te prendre de moi et t’emmener). Ainsi elle accueille Yakut chez elle, le nourrit, le garde jusqu’au soir. Il ne part que lorsque le calme revient. Il parle de cette femme avec affection et reconnaissance.
Une autre fois, en fuyant, il y a eu des tirs dans son dos. La nouvelle s’étend “le distributeur de journaux s’est fait descendre”. Or Yakut fut placé en garde-à-vue. Mais tous les commissariats ont répondu aux personnes qui leur demandaient “Nous n’avons personne de ce nom”. Et comme ses amiEs ne le trouvaient pas dans les hôpitaux non plus, ils ont commencé à penser qu’il avait été vraiment tué. A la fin, il a trouvé le moyen de prévenir ses camarades “Je ne suis pas mort, mais je peux l’être à tout moment”.
Yılmaz Yakut reste étroitement attaché à ces souvenirs. Parce que ceux-ci représentent les périodes qui font le plus sens dans sa vie. Parfois, pendant son récit, il se met en colère, parfois il est triste, ou il sourit. Mais on saisit une envie de raconter indispensable, dans ses yeux, dans sa voix.
Les souvenirs de Yılmaz Yakut
“Un type se met devant moi et me dit ‘donne moi un Özgür Gündem’. J’avais attaché les journaux autour de ma taille. Alors que j’en retirais un, il m’a attrapé par le bras, et un autre m’a poignardé dans le dos. Ils ont dit le takbir [Allahu Akbar]. A l’hôpital, le médecin m’a demandé ‘comment as-tu pensé à mettre les journaux comme ça?’ Si les journaux n’avait pas empêché le couteau d’aller plus au profond, je serai mort. C’est le médecin qui l’a dit. C’est les journaux qui m’ont sauvé la vie.”
“A Suriçi [Intromuros de Sur, quartier historique de Diyarbakır], ils ont jeté de l’essence sur moi. Les journaux étaient entre mes mains. L’essence à atteint les journaux, et pas mon visage. Après, ils ont mis le feu. J’ai jeté les journaux, mais mes vêtements ont pris feu. Des gens autour, m’ont entouré de leur vêtements. C’est comme ça que j’ai été sauvé. Ils m’ont enlevé mes habits. Je suis resté avec mes sous vêtements. La police est arrivée, m’a fait attendre là-bas pendant des heures. Il y a un commissaire qui m’a montré à la foule, ‘vous allez tous être comme ça’ il a dit”.
“Il y avait un commissaire chauve. Il m’a pris la main et il s’est baissé. J’ai cru qu’il allait embrasser ma main, je l’ai retirée en disant ‘‘Estağfurullah’ [mot de politesse, en réponse à un remerciement, je vous en prie]. Il a recommencé, et je ne l’ai encore pas laissé embrasser ma main. Il a encore recommencé, alors j’ai laissé faire, et j’ai embrassé sa tête chauve. Avec nous, il y avait un policier, il m’a insulté et il m’a dit ‘tu te prends pour qui ?’. J’ai répondu ‘c’est une tradition chez nous, on embrasse la tête ce celui/celle qui embrasse la main’. Le policier a dit alors ‘il y a eu une protestation. Le commissaire vérifie les mains qui sentent l’essence.’”
Ils nous voient comme des ennemis
Au mois de mars dernier, 255 personnes ont été licenciées de la Mairie de Bağlar. L’un d’entre eux/elles était Yılmaz Yakut. Les employéEs ne connaissaient pas le motif de leur licenciement. Ils ont fait un sit-in dans le jardin de la mairie, pendant quelques jours. Il y avait l’état d’urgence, le pays était dirigé par décrets. La résistance est restée sans suite, et s’est terminée sans que personne n’ait su pourquoi il/elle était licenciéE.
Yılmaz Yakut, n’est pas allé voir le maire, pour demander sa réintégration. Il n’a sonné la porte de personne qui représenterait l’Etat. Contrairement à certaines personnes licenciées qui demandaient avec étonnement “pourquoi moi ?”, il n’était pas surpris. Yakut dit, “Ils nous voient comme des ennemis. C’est pour ça qu’ils nous ont licenciéEs. Pourquoi j’irais les voir ?”
Le sac en plastique tout honteux
Le père de Yılmaz Yakut est retraité. La moitié de sa retraite va au loyer. Bien sûr, ses frères et soeurs qui ont du travail l’aident, mais Yakut ressent qu’il doit travailler. Sa maladie a avancé et ne lui permet plus de retourner à la distribution. “Avant, quand la police se mettait à mes trousses, je pouvais courir. Mais maintenant, il m’est même difficile de marcher. Si j’entre dans un commissariat, je ne pourrais pas en sortir vivant” dit-il.
Un sac en plastique relativement grand, se tient près des pieds de Yakut. Et à côté, une paire de savates. Je ne sais pas si c’est le sac, ou si c’est moi, qui suis honteux. Je n’arrive pas à lui demander ce qu’il y a dedans. Je sais que Yakut, après avoir été licencié, travaille comme cireur de chaussures. C’était encore Zafer qui me l’avait dit “Kalo, fait le cireur de chaussures Abê [grand frère]”… En kurde, “kalo” veut dire “grand-père”. Comme Yakut est l’ainé des enfants distributeurs de journaux, ses camarades l’ont surnommé “Kalo”. Maintenant il est davantage appelé “Kalo” que par son prénom Yılmaz.
Aucun travail n’est honteux bien sûr. Le sac plastique, près des pieds de Yılmaz n’est pas honteux. C’est plutôt moi qui le suis, en pensant que Kalo ne devrait pas être obligé de survivre en cirant des chaussures.
“Histoire d’avoir 20 liras dans ma poche”
“Je cire des chaussures, dans des cafés à Bağlar” dit Yılmaz Yakut. Au début de ce travail, il fut timide et gêné. Ensuite, il s’est habitué et s’est détendu. La seule chose qui le chagrine, ce sont les regards tristes de certainEs de ses anciens lecteurs et lectrices lorsqu’ils/elles le voient avec le sac en plastique, ces regards qui disent “toi…cirer des chaussures”.
Une autre personne qui le met mal à l’aise est un enfant cireur de chaussure. “Cet enfant a 8, peut être 9 ans. Ses habits sont très sales. Quand il vient, je ramasse mon matériel de cirage et je m’en vais. Je veux qu’il travaille, lui. Il faudrait qu’il soit à l’école mais il cire des chaussures. S’il n’avait pas besoin, cirerait-il des chaussures ?”
Il gagne entre 10 à 20 livres turques par jour. Je lui demande “n’est-ce pas très peu ?”. “Ça me suffit” répond-il, “histoire d’avoir 20 livres dans ma poche”.
La douleur d’être oublié
“Je suis allé avec ma mère à un mariage. La salle des fêtes était tout près du terrain où on jouait au foot. Quand je suis allé là-bas, je me suis rappelé l’équipe d’Özgür Gündem. Tout le monde s’amusait, je suis sorti. J’ai regardé le terrain, j’ai pleuré”. Il cite les prénoms de ses équipiers, ses yeux se remplissent de larmes, en disant “ils sont tous partis”.
Peu après, son téléphone sonne. Il s’en saisit. Il prend le sac et les savates près de ses pieds. “As tu une demande abê ?” dit-il. Les mots sortent de sa bouche lentement, mais ne perdent jamais leur politesse.
Yılmaz Yakut s’en va, en me laissant dans un étrange sentiment de solitude. Je murmure comme s’il était toujours en face de moi “Qu’avons-nous fait pour mériter d’être oubliés ?”.
Vecdi Erbay
Vecdi Erbay est né en 1965 à Mardin, dans la commune Dirbêsiyê (ville séparé en deux par la frontière).
Il n’a pas pu terminer ses études. Ses articles, poèmes et nouvelles ont été publiés dans différents magazines. Pendant près de 10 ans, il fut éditeur culturel du journal Özgür Gündem. Il a également travaillé dans différentes maisons d’éditions. Il est auteur de plusieurs livres.
Image à la une : Montage Kedistan