Zehra Doğan : pro­fes­sion, jour­nal­iste. Lieu d’ex­er­ci­ce : la prison d’Amed, où elle est enfer­mée depuis juin 2017. Selon ses pro­pres dires “puisque les jour­nal­istes sont en prison, c’est là que les jour­naux doivent être faits”.

Elle per­siste donc, et fait des inter­views de ses co-détenues, qui ont toutes des témoignages à apporter. Inutile de vous rap­pel­er qu’elle des­sine aus­si, mal­gré toutes les inter­dic­tions. Voici donc une pub­li­ca­tion, précédée du con­texte per­me­t­tant de situer avec pré­ci­sion la per­son­ne interviewée.

Le KJA avait été fer­mé dans le cadre d’une opéra­tion menée le 14 juin 2016, dans plusieurs villes, et qui ciblait des mem­bres et dirigeantEs d’ organ­i­sa­tions ou par­tis. Le KJA (Con­grès des Femmes Libres) était visé tout comme, le DTK (Con­grès pour une société démoc­ra­tique), le DBP (Par­ti Démoc­ra­tique des Régions), le HDK (Con­grès Démoc­ra­tique des Peu­ples). Plusieurs per­son­nes avaient été mis­es en garde-à-vue dont 21 qui furent trans­férées au palais de Jus­tice de Diyarbakir et incar­cérées. Les preuves ver­sées dans le dossier frôlaient le tra­gi-comique. Une de ces otages, dont le dossier con­tient des preuves absur­des et insen­sées, est Zeynep Altınkaynak.

Zeynep Altınkay­nak, activiste du KJA se trou­ve donc dans la la prison de Diyarbakır (Amed), le même lieu d’in­car­céra­tion que celui de Zehra Doğan. Zehra a donc logique­ment effec­tué cette inter­view avec Zeynep depuis leur quartier…

Tu as été mise en garde-à-vue sou­vent et arrêtée. Com­mençons donc par les aspects femmes et geôle…

Dans la sit­u­a­tion actuelle de la Turquie, les geôles sont dev­enues pour celles et ceux qui recherchent la lib­erté et la démoc­ra­tie, qua­si­ment la pre­mier arrêt oblig­a­toire. Dans le pays, pour une feuille qui bouge, les respon­s­ables sont recher­chés, mais l’oura­gan est proche, ils ne s’en ren­dent pas compte. Bien sûr, la geôle est un endroit qui va à l’en­con­tre de la nature humaine. Mais avec une con­cen­tra­tion au-delà des moyens physiques, elle peut devenir aus­si le cen­tre du con­cret, de la com­mu­nal­ité, et du social. L’ami­tié de femme, la cama­raderie des femmes sont par­ti­c­ulières. Dans ce sens, au con­traire d’une exis­tence de femme recher­chée, mutique et aveu­gle, qui ne se ques­tionne pas, les geôles sont dev­enues pour nous, des lieux où les rires, les sen­ti­ments, les idées jail­lis­sent libre­ment. Elles représen­tent une façon d’être ensem­ble, qui ren­force la recherche de la lib­erté, qui appro­fon­dit le sens de la lib­erté des femmes. C’est ma troisième arresta­tion, et je ressens tout cela, chaque fois, d’une façon brûlante.

Pour les femmes kur­des, la geôle représente égale­ment la recherche de leur pro­pre his­toire. Le voy­age con­tin­ue, vers l’au delà des 5 mille ans, vers une autre His­toire, vers l’in­té­gra­tion de celle-ci, et vers le ren­force­ment du présent en s’en inspirant.

Si on revient à ton dossier ; nous y voyons un des exem­ples absur­des du Droit en Turquie. Lors de la crim­i­nal­i­sa­tion du KJA, du fait que lors de tes con­ver­sa­tions télé­phoniques, tu ne dis­es pas “Pour­rais-tu le faire ?” a été util­isé comme une preuve qui te déclare dans une posi­tion très impor­tante dans la struc­ture hiérar­chique de l’or­gan­i­sa­tion. Com­ment con­sid­ères-tu un tel dossier ?

Pour mon dossier, c’est un peu la sit­u­a­tion qui fait dire “faut-il en rire ou en pleur­er?”. Le jour où j’ai été placée en garde-à-vue, je savais que celle qui était ciblée n’é­tait pas ma per­son­ne, mais bien la lutte des femmes. Notre asso­ci­a­tion, crée et ouverte con­for­mé­ment aux lois de ce pays, après des entre­tiens avec le Gou­verneur, et pos­sé­dant tout le néces­saire, statuts, con­seil d’ad­min­is­tra­tion, est con­sid­érée aujour­d’hui comme une “organ­i­sa­tion crim­inelle”. Plusieurs asso­ci­a­tions, fon­da­tions dont KJA ont été fer­mées, non pas suite à des enquêtes, mais par décret. Pour con­tin­uer les dossiers ils se com­por­tent comme s’ils décou­vraient tout juste l’Amérique… La présence des femmes dans l’e­space pub­lic, l’élar­gisse­ment de leur sur­face dans la vie poli­tique sont des con­quêtes obtenues… Nous savons que tout cela empêche cer­taines per­son­nes de dormir. Ces som­meils con­tin­ueront à être per­tur­bés. La lutte des femmes pour la lib­erté et les droits n’a pas com­mencé par une seule asso­ci­a­tion, et ne s’ar­rêtera pas avec la fer­me­ture de celle-ci. La Turquie, bafoue actuelle­ment, les con­ven­tions dont elle fut par­tie prenante.

Un tel organ­i­gramme d’or­gan­i­sa­tion est dess­iné, c’est à mourir de rire…

Les détails des dossiers, sont minables… Chaque con­ver­sa­tion est une com­mu­ni­ca­tion codée, chaque prière, demande de ser­vice, est con­sid­érée comme un “ordre”. C’est bien con­nu, nous les Kur­des, nous ne com­posons pas les phras­es inter­rog­a­tives comme il faut. Nous appor­tons l’in­ter­ro­ga­tion par l’in­to­na­tion. C’est cela qui est util­isé sous état d’ur­gence. “Elle est telle­ment d’au­torité [hiérar­chique­ment par­lant] qu’elle peut don­ner des ordres” dis­ent-t-ils. S’ils avaient dit “elle n’est pas polie” ce serait plus juste. Un tel organ­i­gramme d’or­gan­i­sa­tion a été fait, c’est c’est à mourir de rire. Tout en haut, il y a mon nom. Mais aus­si, tout en bas, c’est à dire au plus bas de la hiérar­chie, mon nom fig­ure égale­ment. C’est à dire que j’au­rais fondé l’or­gan­i­sa­tion, je l’au­rais dirigée et j’en serais mem­bre de base. Si tout en haut, il s’ag­it bien de moi, qui est celle qui se trou­ve tout en bas ? Ou vice-ver­sa… Je sup­pose que le con­seil des juges apportera une réponse à cette ques­tion, le 6 décembre…

Chaque ville où tu as mis le pied, est con­sid­érée comme “zone d’ac­tiv­ité organ­i­sa­tion­nelle”. Qu’en dis-tu ?

Je suis devant un dossier très exagéré. C’est à dire que le Pro­cureur, en pré­parant l’acte d’ac­cu­sa­tion, m’a tout de même un peu sures­timée. Il m’an­nonce par exem­ple, comme la respon­s­able à la fois d’Is­tan­bul et de Diyarbakır. Nous avons donc appris à l’oc­ca­sion, que la cir­cu­la­tion à l’in­térieur de la Turquie se ferait sur demande d’au­tori­sa­tion. Le KJA, bien que son siège se trou­ve à Diyarbakır, est une asso­ci­a­tion qui est active à tra­vers ses mem­bres de con­seil d’ad­min­is­tra­tion, et ses mem­bres dans toute la Turquie. Eh bien, nous n’avions pas dis­simulé cela à l’opin­ion publique, mais ils le “déclar­ent” encore une fois dans l’acte d’accusation.

Le partage que tu avais fait [sur les réseaux soci­aux] “Va te faire voir dom­i­nant mas­culin” est ajouté dans ton dossier, comme preuve de crime. Tu ne pense pas qu’ils ont tout de même un brin rai­son, et que ce partage mon­tre du doigt, directe­ment l’Etat ?

Je pense que ce partage a un peu dérangé les dom­i­nants mas­culins… Mais il n’y a aucune indi­ca­tion qui révèle pour quelle “organ­i­sa­tion” cette “pro­pa­gande” est faite. Nous sommes jugéEs pour avoir pronon­cé une vérité. Qui que soit celui qui est vexé, cette phrase est con­juguée exacte­ment pour lui.

Tes images de Face­book sont égale­ment dans le dossier, comme preuves. Que pens­es-tu sur le fait que les pho­tos de por­traits per­son­nelles soient con­sid­érées comme preuves ?

Bien sûr, mes pho­tos de por­trait sur Face­book sont aus­si des preuves… Nous sommes face à une sit­u­a­tion intéres­sante. Si encore ces pho­tos étaient accom­pa­g­nées d’une inter­pré­ta­tion qui présente celles-ci comme une action “organ­i­sa­tion­nelle”, j’au­rais trou­vé cela absurde mais je pour­rais encore com­pren­dre. Mais voici l’in­ter­pré­ta­tion “Il a été con­staté que l’in­di­vidu se com­porte sans dis­sim­u­la­tion, jusqu’à utilis­er des pho­tos de pro­fil avec son iden­tité claire” . Si j’avais util­isé un pseu­do, ils aurait dit que j’u­til­i­sais un “nom de code”. Dans ce pays, ils veu­lent désor­mais décider ce que nous devons dire, com­ment nous devons nous com­porter, com­ment nous devons rire ou pleur­er, et com­ment nous devons nous poser.

Dernières paroles…

Bien évidem­ment, il ne s’ag­it pas là, d’une sit­u­a­tion per­son­nelle. Par l’in­ter­mé­di­aire de mil­liers dossiers sim­i­laires, des mil­liers de femmes kur­des sont aujour­d’hui empris­on­nées, ou sont jugées. Mais en tant que femmes, nous con­tin­uerons à lut­ter, et à être les défenseures de droits et de lib­ertés. Nous tra­ver­sons des jours, des mois, des années dif­fi­ciles et pénibles. Il y a une expres­sion que j’aime beau­coup, que je peux me per­me­t­tre de répéter : “La vie d’une chute ne dure que le temps d’un cri”

Auteure invitée
Zehra Doğan

Ajout du 6 décem­bre :  Après audi­ence, Zeynep a été libérée sous sur­veil­lance, en attente d’un procès reporté.


Jin News
Türkçe: Zeynep Altınkay­nak ile ‘içeri­den’: Bir ‘çığın’ ömrü, bir çığlık kadardır
Kur­dî: Ji hundir bi Zeynep Altinkay­nakê re
Eng­lish: Zeynep Altınkay­nak: ‘The life of an ‘avalanche’ is like the life of a cry’

Traductions & rédaction par Kedistan. Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Kedistan’ın tüm yayınlarını, yazar ve çevirmenlerin emeğine saygı göstererek, kaynak ve link vererek paylaşabilirisiniz. Teşekkürler.
Kerema xwe dema hun nivîsên Kedistanê parve dikin, ji bo rêzgirtina maf û keda nivîskar û wergêr, lînk û navê malperê wek çavkanî diyar bikin. Spas.
Translation & writing by Kedistan. You may use and share Kedistan’s articles and translations, specifying the source and adding a link in order to respect the writer(s) and translator(s) work. Thank you.
Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…