Franz Kaf­ka n’est plus un auteur à la mode, et son livre inachevé, “le procès”, pub­lié mal­gré tout dans les années 1920, ne par­lera sans doute pas à beau­coup d’en­tre vous, sauf de répu­ta­tion. Mais cette plaidoirie de Mehmet Altan, frère de Ahmet Altan, dont la défense est égale­ment disponible aus­si en français sur Kedis­tan,  vaut qu’on prenne un peu de temps pour la lire en entier, même si elle con­stitue un très long réquisi­toire con­tre “l’in­jus­tice organ­isée du régime”.

La “jus­tice” en Turquie, est un décor plan­té là pour laiss­er croire que le droit s’y exerce encore der­rière la procé­dure. Chaque nou­veau procès en témoigne. Chaque “accusé” s’y trou­ve con­fron­té, dans un univers qui tient plus du théâtre d’om­bres absurde que d’un jugement.

Et pour­tant, il peut s’y enten­dre des défens­es qui éclairent les réal­ités de la nuit turque.


Mon­sieur le Prési­dent, messieurs les magistrats

La per­son­ne qui se tient devant vous aujourd’hui est privée de lib­erté depuis le 10 sep­tem­bre 2016 à la faveur d’une machi­na­tion judi­ci­aire basée non sur l’application de la loi mais sur des appré­ci­a­tions sub­jec­tives ; cette audi­ence est le procès de ses idées.

La prin­ci­pale dif­férence entre un état et une asso­ci­a­tion de mal­fai­teurs se trou­ve dans sa dili­gence et son appli­ca­tion à met­tre en œuvre les règles uni­verselles du droit ain­si que les lois qu’il a lui-même promulguées.

Dès l’instant où l’autorité judi­ci­aire se décon­necte de la lég­is­la­tion, s’instaure la loi de la jun­gle. Les puis­sances qui pensent avoir pris la haute main sur l’appareil d’Etat se met­tent à faire ce qu’elles veu­lent, à qui elles veulent.
Le droit s’évapore.

Au lende­main de la ten­ta­tive de coup d’Etat sanglante et bar­bare du 15 juil­let, on pou­vait s’attendre à voir con­damn­er les vrais respon­s­ables du car­nage ; au lieu de cela nous avons vu se rompre le lien qui unit l’autorité judi­ci­aire aux principes du droit.

Cette péri­ode nou­velle, que cer­tains politi­ciens ont qual­i­fiée de « Don de Dieu », est mar­quée par la répres­sion et le bâil­lon­nement de tout indi­vidu, de toute voix discordante.

Je suis l’un de ceux que l’on entend ain­si punir.

Depuis mon arresta­tion à la veille d’une longue péri­ode de fête [l’Aid el Adha, fête du Sac­ri­fice qui s’étend sur près d’une semaine, NdT] sur la base d’accusations mon­tées de toutes pièces qui ne sont même pas con­sti­tu­tives d’une infrac­tion pénale, le chef d’accusation s’est amenuisé ; il est main­tenant ques­tion d’« aide à une organ­i­sa­tion sans en être mem­bre ». Pour autant, je reste en déten­tion, avec tou­jours les mêmes tam­pons sur les mêmes déci­sions de rejet.

La sévérité des accu­sa­tions portées con­tre moi a dimin­ué, mais ma péri­ode de déten­tion s’est allongée et la sanc­tion qu’on entend m’infliger est plus sévère.

Dans le même temps, je suis vic­time d’une machi­na­tion sin­istre qui fait de moi la cible d’accusations déloyales, sans fonde­ment ni élé­ment de preuve, basées sur 10 phras­es d’un « rap­pel au droit et à la démoc­ra­tie ». Une machi­na­tion dans laque­lle des juges ont accep­té sans sour­ciller un chef d’accusation qui n’est même pas con­sti­tu­tif d’une infrac­tion pénale ; dans laque­lle j’ai été arrêté en ver­tu d’une déci­sion qui restera comme un scan­dale dans l’histoire judi­ci­aire. Je suis présen­te­ment sous la men­ace de plusieurs con­damna­tions à la réclu­sion à per­pé­tu­ité sur la base d’interprétations mon­tées de toutes pièces et de con­clu­sions a pri­ori sur mes inten­tions, dépourvues de toute base con­crète, et tous mes recours légaux ont été rejetés sans même avoir été lus.

J’ai été arrêté ini­tiale­ment sur la base d’une allé­ga­tion d’ « appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste islamiste » et mis en exa­m­en de manière expédi­tive, sans la moin­dre base, les autorités comp­tant sur une cam­pagne de manip­u­la­tion mesquine et sournoise pour influ­encer l’opinion.

La « cul­ture de l’objection » est une qual­ité pri­mor­diale pour qui entend don­ner à son écri­t­ure une dimen­sion uni­verselle et men­er une car­rière uni­ver­si­taire qui dépasse l’échelon nation­al – con­traire­ment à une « mar­que de thé d’intérêt local » bien connue.

Pour un tel écrivain, pour un uni­ver­si­taire de cette sorte, il est sim­ple­ment hors de ques­tion d’adhérer à une cul­ture d’ « obéis­sance incon­di­tion­nelle » ou de faire par­tie d’une « chaîne de commandement ».

Nos pro­pres vérités sont notre unique boussole.

Nos efforts ne visent que la recherche de la vérité.

Je ne sais quel est le niveau de con­nais­sance ou d’information du min­istère pub­lic sur le méti­er d’écrivain ou d’universitaire. Je m’exprime ici en tant qu’individu dont la sig­na­ture a été imprimée pour la pre­mière fois il y a 49 ans ; en tant qu’auteur de 40 livres pub­liés, ayant à son act­if un par­cours uni­ver­si­taire de 31 ans dont 24 d’enseignement.

J’aurais appré­cié que l’accusation jette ne serait-ce qu’un œil à cette car­rière et s’abstienne de ces sur­prenantes allé­ga­tions, dépourvues de la moin­dre base légale.

Mal­heureuse­ment nous vivons une époque scan­daleuse, dont je n’ai jamais con­nu d’exemple même au temps des coups d’Etat mil­i­taires ; une époque où le droit est mort, où les procès sont basés sur des inter­pré­ta­tions fab­riquées de toutes pièces, et où le « procès médi­a­tique » est en vogue.

Naguère, « l’autorité mil­i­taire » inven­tait des his­toires pour influ­encer l’opinion dans le cadre de sa cam­pagne de diffama­tion. De nos jours, c’est « l’autorité poli­tique » qui s’en charge.

Dans « Du Con­trat Social » pub­lié en 1763, Jean-Jacques Rousseau écrit :

« Le cas de la dis­so­lu­tion de l’Etat peut arriv­er de deux manières.
Pre­mière­ment, quand le prince n’administre plus l’état selon les lois et qu’il usurpe le pou­voir sou­verain. Alors il se fait un change­ment remar­quable ; c’est que, non pas le gou­verne­ment, mais l’Etat se resserre : je veux dire que le grand état se dis­sout, et qu’il s’en forme un autre dans celui-là, com­posé seule­ment des mem­bres du gou­verne­ment, et qui n’est plus rien au reste du peu­ple que son maître et son tyran. » (Livre III, chap. 10, De l’abus du Gou­verne­ment, et de sa pente à dégénérer).

Si Rousseau, qui a écrit cela il y a 254 ans, avait énon­cé cette opin­ion de nos jours à la télévi­sion turque, il aurait assuré­ment été arrêté sous l’accusation d’avoir « été au courant du putsch », et d’avoir « émis un mes­sage sub­lim­i­nal et créé un ter­rain prop­ice à un putsch  ». Puis il aurait été jeté dans l’un des don­jons de Silivri, et encour­rait aujourd’hui trois con­damna­tions à per­pé­tu­ité con­séc­u­tives sans pos­si­bil­ité de libéra­tion conditionnelle.

La com­préhen­sion du droit par Rousseau et mes inter­ven­tions ne font que réitér­er les mis­es en garde de Rousseau à l’endroit de ceux qui ont « sus­pendu le régime par­lemen­taire » et qui ont affir­mé « il y a une sit­u­a­tion de fait ».

Bien évidem­ment, je n’étais pas au courant d’un pro­jet de putsch du FETÖ, mais je sais très bien ce que veu­lent dire les règles de droit et ce qu’elles ne veu­lent pas dire.

Je sais que je suis ici pour ne pas avoir applau­di au « mas­sacre de la démocratie ».

Si ce n’était pas le cas, par quel tour de passe-passe aurait-on pu sor­tir d’un cha­peau trois peines de per­pé­tu­ité à par­tir d’un pro­gramme de télévi­sion où n’ont été évo­qués que les résul­tats pos­si­bles d’une élec­tion générale prévue deux ans plus tard, et les développe­ments poli­tiques et légaux qui pour­raient avoir lieu dans l’intervalle ?

Ce que je vis depuis le jour de mon arresta­tion, et jusqu’à ce jour, est un acte éhon­té de « pri­va­tion de lib­erté ».

Je suis et je demeure la vic­time d’un crime qui est décrit à l’article 77 du Code pénal turc (TCK).

Lorsque le Code pénal turc a été amendé, je me suis félic­ité qu’enfin le sys­tème prenne en compte la notion de preuve dans son approche du suspect.

Je con­state aujourd’hui que les « démoc­rates hon­nis », les « porte-voix lib­er­taires de la cri­tique », « ceux qui plus que quiconque se sont opposés au régime de l’autorité mil­i­taire », « ceux qui se sont opposés aux coups d’Etat post-mod­ernes comme l’intervention du 28 févri­er 1997 », sont tous réduits au silence.

D’abord par la garde à vue, ensuite par la déten­tion provisoire.

Ensuite seule­ment on s’évertue à chercher des preuves, pour voir si « on peut trou­ver quelque chose ».

Voilà ce qui est en train de se passer.

Puis, une fois qu’apparaît l’absence man­i­feste de tout crime, sur­gis­sent des accu­sa­tions déloyales et des manœu­vres abra­cadabrantes qui ten­tent de créer des preuves à par­tir d’interprétations.

Ce que j’ai vécu de plus acca­blant dans la pré­pa­ra­tion de mon mémoire en défense, c’est la néces­sité de pli­er ma plaidoirie à des thèmes irra­tionnels : par exem­ple, devoir expli­quer que « des accu­sa­tions qui n’ont pas de car­ac­tère crim­inel ne peu­vent pas con­stituer un crime » ou « ce qui n’est pas con­sid­éré comme un élé­ment de preuve ne peut en aucun cas être util­isé comme preuve ».

Le fait que le dossier totalise 247 pages pure­ment et sim­ple­ment recopiées sur un autre dossier, dont deux pages seule­ment me con­cer­nent, alors qu’il a fal­lu 7 mois après mon arresta­tion pour con­stituer led­it dossier, con­stitue la preuve la plus claire et la plus cer­taine de l’acte de « pri­va­tion de lib­erté » qui se pour­suit et qui en est aujourd’hui, jour de ma présen­ta­tion à votre tri­bunal, à son 283è jour.

Les 282 derniers jours ont été pour moi la démon­stra­tion écla­tante qu’il serait absurde et futile d’invoquer la Con­sti­tu­tion ou le Code Pénal turc. Toute­fois, en tant que per­son­ne traduite en juge­ment dans une telle péri­ode, je suis con­va­in­cu que l’injustice et la cru­auté de ce temps doivent être pointées aujourd’hui en vue du jour où le droit sera enfin rétabli.

Je souhaite pren­dre deux exem­ples : l’un sur­venu au début de ma déten­tion et l’autre juste avant ma com­paru­tion au tri­bunal, pour expli­quer que tout cela n’est pas sor­ti du néant.

J’ai été arrêté un same­di matin, deux mois env­i­ron après la sanglante et bar­bare ten­ta­tive de putsch du 15 juil­let, sous l’accusation d’avoir « émis des mes­sages sub­lim­inaux con­no­tant un putsch », sur la base d‘opinions que j’ai exprimées au cours d’une émis­sion de télévi­sion hebdomadaire.
Comme vous le savez tous, un tel crime et une telle accu­sa­tion ne peu­vent pas exis­ter en ver­tu de l’article 38 du Code Pénal turc.
En dépit du fait qu’aucun « mes­sage sub­lim­i­nal con­no­tant un putsch » n’a été émis pen­dant cette émis­sion de télévi­sion, j’ai été arrêté pour « un mes­sage qui n’a jamais été, pour un crime qui n’a jamais été et qui n’aurait jamais pu être ».

Si vous pensez que l’institution judi­ci­aire ne devrait pas laiss­er pass­er une telle aber­ra­tion juridique, vous vous trompez lour­de­ment. En effet, la Cham­bre Crim­inelle de Paix a approu­vé sans réserve l’acte d’accusation, comme un notaire approu­verait un doc­u­ment légal.

Pen­dant neuf mois, plusieurs Cham­bres Crim­inelles de Paix ont rejeté les 20 requêtes que j’ai intro­duites con­tre ma déten­tion pro­vi­soire, sans accorder la moin­dre atten­tion aux douzaines de doc­u­ments et de preuves que je leur ai soumis­es, et prob­a­ble­ment sans les avoir sim­ple­ment lues ni même feuilletées.

L’expression « La nature et la grav­ité de l’allégation con­testée, la présence d’un doute impor­tant » est désor­mais gravée dans ma mémoire.

Ma pri­va­tion con­tin­ue de lib­erté, décidée avec une par­faite dés­in­vol­ture, est dev­enue une sim­ple routine.

Cepen­dant, j’inclinais encore à voir les Cours sous un autre jour que les Chambres.

Cela a changé lorsque j’ai pris con­nais­sance de l’argumentation de la Haute Cour Crim­inelle qui reje­tait mon dernier recours con­tre mon main­tien en déten­tion au motif que « tous les élé­ments de preuves n’ont pas encore pu être réunis… »

Mais finale­ment, ces élé­ments de preuves si dif­fi­ciles à réu­nir ont fini par l’être dans ce dossier qu’il a fal­lu neuf mois pour pré­par­er. En quoi consistent-ils ?

Deux arti­cles écrits par moi et une déc­la­ra­tion à la télévision.

J’ai com­pris que ce qui est à l’œuvre ici, c’est un réflexe aus­si glaçant qu’horrifiant, qui sup­plante la justice.

Si l’on avait accordé la moin­dre par­celle d’attention au dossier, on aurait pu y trou­ver à tout le moins un développe­ment juridique qui sou­ti­enne l’analyse.

J’ai été placé en garde à vue pen­dant 12 jours dans un com­mis­sari­at de police, soumis à l’interrogatoire des policiers ; immé­di­ate­ment après, j’ai com­paru devant le Pro­cureur — une procé­dure dont j’ai com­pris plus tard qu’il s’agissait d’une pure for­mal­ité — avant d’être déféré au petit matin à la Cour Crim­inelle de Paix.

J’ai été arrêté en ver­tu d’une loi qui se base sur un cer­tain dis­cours poli­tique dont je n’avais jusqu’ici jamais vu, enten­du ou ren­con­tré d’exemple — et ce bien que je fasse par­tie d’une famille dont les mem­bres ont fait l’objet de plus de 400 procès – et placé sous l’inculpation d’ « appar­te­nance à une organ­i­sa­tion terroriste ».

Au bout de neuf longs mois, on a fini par se ren­dre compte que, compte tenu de ma vie sociale, il était impos­si­ble que je sois mem­bre d’une « organ­i­sa­tion islamiste ».

Le dossier pré­cise que je n’ai rien à voir avec l’islamisme mais me con­sid­ère pour­tant coupable de menées visant à créer un ter­rain favor­able à une « ten­ta­tive de putsch vio­lente et sanglante en vue d’établir un Etat théocratique ».

A la page 155 de l’acte d’accusation, il est indiqué que le but du FETÖ/PDY [par­ti de Fethul­lah Gülen, NdT] est « d’établir un Etat théocra­tique dom­iné par la charia ».

Com­ment imag­inez-vous que je puisse vouloir col­la­bor­er à la créa­tion d’un ter­rain favor­able à un putsch qui per­me­t­trait l’instauration d’un Etat théocra­tique par une organ­i­sa­tion ter­ror­iste islamiste, dont toute ma vie sociale prou­ve que je ne peux pas être membre ?

Et tout cela en sachant per­tinem­ment que depuis des années je n’ai cessé de pub­li­er des arti­cles cri­tiques à l’égard de l’Islam politique !

Je voudrais vous lire quelques phras­es extraites de quelques-uns des arti­cles que j’ai écrits au fil des ans.


« La Turquie a enfin com­pris la vraie nature du fas­cisme islamiste poli­tique ».
« La Turquie est arrivée au bout de la poli­tique des mosquées et des casernes. Désor­mais, la poli­tique ne pour­ra plus être menée en instru­men­tal­isant l’islam mil­i­taire ou politique. »
« Les prin­ci­pales dupes de l’Islam poli­tique sont les croy­ants des zones urbaines »
« L’islam poli­tique est devenu le prin­ci­pal obsta­cle à l’avènement de l’Islam culturel. »
« Je me dois de l’affirmer : il est devenu évi­dent que l’Islam poli­tique est une ignominie. »
« La Turquie devait d’abord en finir avec la férule mil­i­taire. Plutôt que de rester éter­nelle­ment figés sous la férule mil­i­taire par crainte de l’Islam poli­tique, il vaut mieux com­mencer par se purg­er de cette férule puis régler son compte à l’Islam poli­tique et men­er la Turquie vers la démoc­ra­tie en sur­mon­tant toutes ses faiblesses. »

Ces accu­sa­tions portées con­tre moi ne vous parais­sent-elles pas très prob­lé­ma­tiques en ter­mes de logique et de cohérence ?

Avant d’aborder la ques­tion du chef d’accusation, qui n’existe pas dans le Code Pénal turc, et qui en out­re est dépourvu de tout fonde­ment sérieux, je voudrais informer la Cour que je ne suis ni politi­cien, ni bureau­crate, ni offici­er de l’armée.

De mes coin­culpés, je n’en con­nais que deux : Ahmet Altan, mon frère, et Nazlı Ilı­cak, un ami de longue date. Je n’ai aucune rela­tion avec aucun des autres accusés.

En plus de 30 ans de vie uni­ver­si­taire, j’ai écrit 40 livres et vu mon nom pub­lié pour la pre­mière fois il y a 49 ans.

En réponse à l’accusation selon laque­lle je serais un élé­ment du bras médi­a­tique du putsch, je tiens à soulign­er que je n’ai pas écrit dans un jour­nal depuis 2012.

Le fond de cette accu­sa­tion ridicule, c’est l’assertion selon laque­lle, en lien avec une organ­i­sa­tion ter­ror­iste dont je ne suis pas « mem­bre », et sans con­naître aucun des officiers de l’armée ni quiconque qui ait joué un rôle dans la ten­ta­tive de putsch, j’aurais été en pos­ses­sion « d’informations préal­ables au sujet du putsch ».

Alors même que mon com­bat con­tre toute sorte d’autoritarisme, qu’il soit civ­il ou mil­i­taire, mon engage­ment en faveur de la démoc­ra­tie et l’Etat de droit, mon iden­tité cor­roborée par ma vie sociale, ma per­son­nal­ité, les écrits que j’ai pro­duits au fil des années, mes livres et mes dis­cours sont tous sur la place publique, pourquoi, com­ment et dans quel but aurais-je pu être des­ti­nataire d’informations préal­ables au sujet du putsch et pour quelle rai­son aurais-je bien pu le soutenir ?

Pourquoi dia­ble col­la­bor­erais-je avec des groupes islamistes ?

Dans quel but, dans quel dessein ?

Le dossier est vide de toute logique rationnelle, pour ne rien dire de l’absence totale du moin­dre com­mence­ment de preuve – qui n’a d’ailleurs aucune chance d’exister.

Cepen­dant, je vois qu’il n’est besoin ni de preuve, ni d’indice, et prob­a­ble­ment pas non plus de fonde­ment légal pour rédi­ger un tel dossier.

En reti­rant la qual­i­fi­ca­tion de « mem­bre d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste » alors qu’au départ j’étais sup­posé en être mem­bre, on a du même coup retiré du dossier tout « fais­ceau d’indices sérieux de nature à sug­gér­er la com­mis­sion d’un crime ».

Mal­heureuse­ment, je suis en déten­tion depuis 283 jours en ver­tu de ces absur­dités et, plus étrange encore, trois peines de per­pé­tu­ité aggravée ont été req­ui­s­es à mon encontre.

La lib­erté d’expression, quand elle ne propage pas la vio­lence ou l’usage de la force, peut-elle être con­sti­tu­tive d’un crime ?

Assuré­ment non.

Mais de toute évi­dence, elle peut tout à fait faire l’objet d’une mon­strueuse cru­auté comme cette accu­sa­tion de com­plic­ité de putsch en lien avec une organ­i­sa­tion ter­ror­iste islamique ; une accu­sa­tion que per­met la manip­u­la­tion des esprits en cette époque de cynisme décom­plexé, une époque qui lais­sera le sou­venir d’une cat­a­stro­phe lorsque le pays revien­dra à la nor­male et que l’Etat de droit sera restauré.

Je voudrais m’arrêter sur cha­cune des allé­ga­tions selon lesquelles j’ai eu la « con­nais­sance préal­able du putsch » — un crime qui n’existe pas dans le Code Pénal turc – allé­ga­tions qui ne sont pas étayées sur l’opinion juridique du min­istère pub­lic mais sur des points de vue personnels.

Qu’il soit bien enten­du que je me déclare inno­cent de toutes ces accu­sa­tions qui ne con­stituent pas un crime.

Aux ter­mes de la loi, pour que les accu­sa­tions portées con­tre moi soient con­sti­tu­tives d’un crime, il faut que soit apportée la preuve d’une action définie par la loi comme criminelle.

Le fait qu’en dépit de ce cela, je sois con­traint de prou­ver mon inno­cence est la démon­stra­tion la plus fla­grante de l’atteinte à mes droits en tant qu’individu.

Le prin­ci­pal ressort de l’accusation est l’affirmation selon laque­lle « j’avais la con­nais­sance préal­able du putsch ».

Je savais que le putsch allait avoir lieu, parce que j’ai émis des mes­sages sub­lim­inaux au sujet du putsch dans le cadre d’une émis­sion de télévi­sion, ce qui sig­ni­fie que je devais être en con­tact avec les con­spir­a­teurs et qu’ils devaient m’avoir dit qu’ils allaient per­pétr­er un putsch.

Com­ment, sinon, pour­rait-on savoir qu’un putsch va avoir lieu ? 
Mais ai-je déclaré qu’il allait y avoir un putsch ? Non.

Ces accu­sa­tions énormes, lour­des de con­séquences, qui font de moi un putschiste, provi­en­nent unique­ment du point de vue per­son­nel d’un individu.

Il s’agit de l’interprétation du min­istère pub­lic, qui a rédigé l’acte d’accusation. Mais cette accu­sa­tion colos­sale sonne creux, parce qu’elle est vide de tout élé­ment de preuve et de toute base légale.

Le dossier accu­mule des cen­taines de pages sur des sujets sans aucun rap­port avec ma per­son­ne, et les quelques pages qui se réfèrent à moi se lim­i­tent à répéter ce seul point de vue.

 I– Sur l’émission de télévision du 14 juillet


Messieurs les magistrats 

Sur la base d’une courte déc­la­ra­tion que j’ai faite pen­dant une allo­cu­tion télévisée, il est affir­mé que j’avais con­nais­sance du putsch avant qu’il n’ait lieu et, pour cette rai­son, trois peines de per­pé­tu­ité et une peine de 15 ans de réclu­sion sont req­ui­s­es à mon encontre.

1. Il s’agit d’un pro­gramme dif­fusé chaque jeu­di, et qui chaque semaine passe en revue les développe­ments de la semaine écoulée.
Il est faux de pré­ten­dre, comme cela a été sug­géré, que cette émis­sion a été dif­fusée délibéré­ment « la veille du putsch ». Elle a été dif­fusée le jeu­di comme chaque semaine, sur son créneau habituel. Le 14 juil­let tombait un jeu­di, et le pro­gramme a été dif­fusé à la date et à l’heure prévue.

2. La chaîne Can Erz­in­can TV émet­tait ce jour-là, comme elle le fait tou­jours, sur le satel­lite TURKSAT qui est con­trôlé par l’Etat. Elle était égale­ment dif­fusée aux abon­nés de la plate-forme D‑Smart sur le canal 220. En résumé, il s’agit d’une sta­tion de télévi­sion offi­cielle, légale et légitime.

3. Les invités de cette émis­sion sont prin­ci­pale­ment des libéraux et des démoc­rates, avec une préférence pour les diplo­mates et les pro­fesseurs d’université.

4. Le jour du 14 juil­let, comme chaque jeu­di, le débat a porté sur une sélec­tion des événe­ments les plus mar­quants de la semaine.
Par­mi les événe­ments de la semaine, ont été sélec­tion­nés le Pro­to­cole de Coopéra­tion pour la Sécu­rité et l’Ordre Pub­lic (EMASYA) ; le con­grès du Par­ti pour un Mou­ve­ment Nation­al­iste (MHP) et les développe­ments qui depuis le début mai rendaient de plus en plus prob­a­ble l’accession de Mer­al Akşen­er à la tête du MHP; enfin, le procès prochain de l’invité Ahmet Altan et la sor­tie prochaine de son livre dont le titre anglais est Dying is Eas­i­er Than Lov­ing. L’essentiel de la dis­cus­sion a porté sur le roman et sur les événe­ments his­toriques qui en sont le cadre.
En con­sid­érant hors de ce con­texte les invités, le con­tenu de l’émission et les déc­la­ra­tions faites pen­dant l’émission, il a été écrit l’assertion suivante :

« Atten­du que par des pro­pos menaçants et insul­tants à l’égard du Prési­dent de la République de Turquie, Son Excel­lence Recep Tayyip Erdoğan, et de mem­bres du gou­verne­ment de la République de Turquie ; par des affir­ma­tions selon lesquelles leurs actions et leurs procédés seraient illé­gaux, crim­inels et feraient le lit d’un putsch mil­i­taire ; selon lesquelles Son Excel­lence le Prési­dent, en prenant à l’heure actuelle des ori­en­ta­tions sem­blables à celles qui ont tou­jours con­duit à des coups d’Etat dans notre pays, ouvri­rait de nou­veau la voie à de tels événe­ments ; selon lesquelles il devrait bien­tôt quit­ter la tête du pays et être traduit en jus­tice – dis­cours qui a été répété un nom­bre incal­cu­la­ble de fois – et en ver­tu de ces déc­la­ra­tions, ils ont affir­mé que le coup d’Etat allait avoir lieu ; atten­du qu’il est impos­si­ble qu’ils aient eu con­nais­sance du coup d’Etat avant qu’il ait lieu sans être asso­ciés à l’organisation ter­ror­iste en pen­sée et en action, et qu’en déclarant cela la veille du coup d’Etat, sous une forme de nature à manip­uler l’opinion publique, et que leur pro­pos était de légitimer le coup d’Etat… »

De nou­veau, l’assertion selon laque­lle « nous étions préal­able­ment infor­més du putsch » se fonde sur un ensem­ble d’hypothèses rel­a­tives à nos inten­tions, et ces hypothès­es sont fausses.

5. Comme cha­cun sait, EMASYA est le nom don­né à une pra­tique qui per­met à l’autorité mil­i­taire d’intervenir, en présence d’une « crise », indépen­dam­ment de l’autorité civile et sans en pren­dre les ordres. Ce sujet a été choisi parce que l’autorité civile actuelle­ment au pou­voir a pris des mesures qui inter­dis­ent de traduire les mil­i­taires en justice.
Dans cette émis­sion, nous avons évo­qué le dan­ger que représente pour l’autorité civile le recours à EMASYA, qui garan­tit l’immunité de la bureau­cratie mil­i­taire et per­met la pro­mo­tion de putschistes en instau­rant des lois qui out­repassent large­ment les tra­di­tions his­toriques de notre Etat, et nous avons émis un juge­ment cri­tique à cet égard.
Com­ment une per­son­ne qui énonce une telle mise en garde pour­rait-elle être un putschiste ?
Met­tre en garde con­tre un putsch, est-ce pré­par­er le ter­rain pour un putsch ?

De fait, dans le procès pré­paré par les ser­vices du Pro­cureur en chef d’Ankara con­tre le FETÖ, il a été établi qu’un pro­jet de loi a été pro­posé par 37 députés pro-gou­verne­men­taux, ten­dant à per­me­t­tre une pro­mo­tion rapi­de des mil­i­taires putschistes sans pass­er par la procé­dure habituelle de pro­mo­tion interne en vigueur au sein de l’armée.
C’est exacte­ment ce que nous avons souligné dans l’émission incriminée.
Nous avons dit que cela con­sti­tu­ait une men­ace majeure pour la démoc­ra­tie, qu’une pra­tique per­me­t­tant à la bureau­cratie mil­i­taire d’intervenir sans autori­sa­tion ni super­vi­sion du gou­verne­ment légal pour­rait con­duire à des ten­ta­tives de prise de pou­voir illégitimes comme on en a con­nu dans le passé de la Turquie, et nous avons cri­tiqué et mis en garde l’autorité civile à ce sujet.

Par exem­ple, dans l’émission, Ahmet Altan a déclaré : “Quand les politi­ciens civils font entr­er les mil­i­taires dans leur jeu, ils ouvrent la voie à un putsch.”
Et en réponse, j’ai don­né l’exemple suiv­ant : 
“C’est ce qu’a fait Mor­si avec Al-Sis­si.”
Comme l’épouse d’Al-Sissi por­tait le hijab, Mor­si a pen­sé pou­voir lui faire con­fi­ance ; il a con­fié le pou­voir poli­tique aux mil­i­taires. Il a nom­mé Al-Sis­si, mais Al-Sis­si a ren­ver­sé Morsi.

Dans cette par­tie de l’émission, nous avons émis à plusieurs repris­es des mis­es en garde con­tre les pièges qui mèn­eraient à un coup d’Etat.

Il faut tout de même un tal­ent bien sin­guli­er pour tir­er de cette prise de posi­tion – mar­quée par la volon­té de met­tre en garde, et de partager les leçons des expéri­ences passées — la con­clu­sion que j’aurais été « préal­able­ment infor­mé de la ten­ta­tive de putsch » — point-clé de l’accusation, qui vise à manip­uler l’opinion sans la moin­dre preuve, sans con­texte et sans fondement.

Tout cela sans tenir le moin­dre compte du fait que, tout au long de l’émission, a été réaf­fir­mée l’ardente oblig­a­tion d’adopter une men­tal­ité civique, démoc­ra­tique et respectueuse des lois.
Nous avons par­lé des élec­tions à venir dans deux ans, du fait que les inten­tions de vote pour le gou­verne­ment étaient en baisse, que peut-être il se pour­rait qu’il ne rem­porte pas les prochaines élec­tions, et du fait que des développe­ments poli­tiques au sein du par­lement pour­raient chang­er la donne.
Exem­ple : 
Ahmet Altan déclare : « Les élec­tions approchent, et per­son­ne ne peut être cer­tain de ce qui va se pass­er aux prochaines élec­tions, dans deux ans. »
En réponse je déclare, me bas­ant sur la pos­si­bil­ité d’un change­ment au sein de l’organe lég­is­latif à la faveur du prochain con­grès du MHP : 
“Non, rien n’est clair sur ce qui peut se pass­er dans ce pays en deux ans.”
En réponse à ce point de vue, Ahmet Altan dit : “Sup­posons que 50 députés AKP dis­ent soudain ‘nous créons un nou­veau par­ti der­rière Akşen­er’ et quit­tent l’AKP : le sys­tème s’effondrerait totale­ment.” 
Imag­inez-vous que si nous avions été au courant du putsch, nous auri­ons par­lé des élec­tions et des développe­ments poli­tiques qui pour­raient se pro­duire au Par­lement dans les deux années à venir ? 
 
Qui plus est, si je regarde en arrière, entre ce jour-là et aujourd’hui, je con­state que la Turquie a bel et bien vécu les développe­ments qui étaient évo­qués dans cette émis­sion. 
 
L’AKP et le MHP ont décidé de faire cause com­mune avant le référen­dum. Mais le résul­tat du référen­dum n’a‑t-il pas démon­tré que les électeurs des deux par­tis n’ont pas fait cause com­mune ? Le résul­tat escomp­té et le résul­tat réel ne coïn­ci­dent pas : pou­vez-vous affirmer le contraire ?

6. De fait, la genèse du putsch du 15 juil­let s’est pro­duite exacte­ment comme si aucune de ces mis­es en garde n’avait été entendue.

Revenons un peu en arrière :

A l’occasion d’une céré­monie d’inauguration de plusieurs infra­struc­tures en mars 2015, le Prési­dent Erdoğan a déclaré: “Le régime par­lemen­taire que dif­férentes forces poli­tiques ont voulu établir à dif­férentes épo­ques a été ren­voyé en « salle d’attente » par notre peu­ple le 10 août dernier, sans pos­si­bil­ité de retour.”


(J’avais lu à l’époque qu’après ce dis­cours, l’avocat et pro­fesseur Hüseyin Dur­du avait déposé plainte auprès du Pro­cureur en Chef de Deni­zli pour vio­la­tion des Arti­cles 309 et 311 du Code Pénal turc).


Dans un autre dis­cours pronon­cé en août 2015, le Prési­dent Erdoğan déclare : “Qu’on le veuille ou non, l’exécutif turc a changé dans ce sens. Ce qu’il reste à faire main­tenant, c’est con­solid­er cette sit­u­a­tion de fait dans un sens constitutionnel.” 

Dans une déc­la­ra­tion faite en juin 2016, le Pre­mier Min­istre Binali Yıldırım déclare : “Le régime prési­den­tiel est mis en œuvre de fait. La con­sti­tu­tion doit être mise en con­for­mité avec cette sit­u­a­tion de fait.” 


Dans un dis­cours pronon­cé le 13 octo­bre 2016 au Con­grès Inter­na­tion­al des Juristes d’Istanbul, le Min­istre de la Jus­tice Bekir Boz­dağ a déclaré : “Il existe en Turquie un régime prési­den­tiel de fait.”


 Le fait qu’il existe un « régime prési­den­tiel de fait » a été publique­ment affir­mé par le prési­dent, le pre­mier min­istre et le min­istre de la jus­tice.
 
Le fait de point­er du doigt les prob­lèmes et les tur­bu­lences aux­quels ceci va nous men­er en ter­mes d’ordre con­sti­tu­tion­nel, fait-il de moi un putschiste ?

Ou cela fait-il de moi un défenseur de l’ordre con­sti­tu­tion­nel et de la supré­matie de la loi, qui met en garde con­tre les développe­ments illégitimes sus­cep­ti­bles de sur­venir en rap­pelant à l’autorité civile qu’elle n’est pas libre d’enfreindre la loi ?

Si je com­prends bien l’acte d’accusation, rap­pel­er les dis­po­si­tions de la Con­sti­tu­tion et défendre la loi et la légitim­ité con­sti­tu­tion­nelle con­stitue un crime.

Arrivé à ce point, je voudrais rap­pel­er les mots de Jean-Jacques Rousseau que j’ai déjà cités : “Le cas de la dis­so­lu­tion de l’Etat peut arriv­er de deux manières. Pre­mière­ment, quand le prince n’administre plus l’état selon les lois et qu’il usurpe le pou­voir souverain.” 


Pour­suiv­ons notre retour en arrière :

Le Vice-Prési­dent du MHP Semih Yalçın a prévenu : “Si la sit­u­a­tion de fait se pour­suit, nous courons le risque d’un nou­veau coup d’Etat.”

Et le 15 octo­bre 2016, le leader du MHP Devlet Bahçeli a déclaré : “Si cette sit­u­a­tion de fait con­tin­u­ait, la Turquie serait plongée dans un cli­mat de crise et de confusion.”

Le Vice-pre­mier Min­istre Türkeş, en jan­vi­er 2017, a lancé un aver­tisse­ment : « Les mots « nous sommes en train de don­ner un cadre légal à une sit­u­a­tion de fait » sont un piège, je le dis ouverte­ment et claire­ment. Ne pronon­cez pas ces mots, ne lais­sez pas d’autre les pronon­cer. Si vous défend­ez cette posi­tion, vous accréditez l’idée que le Prési­dent en exer­ci­ce out­repasse ses pou­voirs et com­met un crime. »

Afin de dis­siper « l’inquiétude soulevée par la crise, le désor­dre et le coup d’Etat engen­drés par la sit­u­a­tion de fait », parce que le pas­sage à un régime prési­den­tiel vio­lait la Con­sti­tu­tion, un change­ment con­sti­tu­tion­nel a été opéré en Turquie

Le 16 avril 2017, un référen­dum a eu lieu et le régime prési­den­tiel de fait a pris fin.

Dès lors que l’affirmation « Il y a en Turquie un régime prési­den­tiel de fait » était de nature à jus­ti­fi­er des pour­suites au titre du Code Pénal turc, comme l’a souligné lui-même le Vice-Pre­mier Min­istre AKP Türkeş, par quelle étrange spé­ci­ficité de notre pays en arrive-t-on à défér­er en juge­ment des per­son­nes qui ont attiré l’attention sur ce point épineux dans « un état de droit démoc­ra­tique et par­lemen­taire » et décrit les dan­gers encou­rus, en les accu­sant d’avoir « été infor­més à l’avance du coup d’Etat » et en requérant à leur encon­tre trois peines de per­pé­tu­ité aggravée ?

Alors que ceux qui vio­lent ouverte­ment la Con­sti­tu­tion affir­ment haut et fort qu’elle est vio­lée, est-ce moi qui suis coupable, moi qui ai passé ma vie entière à com­bat­tre putschs et régimes autori­taires, moi qui ai lancé des mis­es en garde sur le fait qu’enfreindre la loi con­duirait à un effon­drement de la société et de l’Etat ? Est-ce moi le coupable ?

Je main­tiens mes pro­pos, lorsque je ten­tais d’exposer les prob­lèmes mas­sifs que sig­nifi­ait pour l’Etat et pour la société une « sit­u­a­tion de fait » sans change­ment con­sti­tu­tion­nel, avec un régime par­lemen­taire tou­jours en place, mais ren­voyé de force « dans la salle d’attente sans espoir de retour », et je suis prêt à répéter ces pro­pos. Parce qu’ils reflè­tent exacte­ment ma pen­sée ; celle que je tente d’exprimer depuis des années.

J’analyse les coups d’Etat en Turquie depuis plus de trente ans ; j’ai écrit des livres sur ce sujet et c’est en tant que tel que j’ai lancé ces mis­es en garde lors de l’émission de télévi­sion. Voici ce que j’ai dit :

« Qui n’est pas légitime ne peut être vrai­ment puissant »
« Croire que l’on peut con­fis­quer l’appareil d’Etat en se met­tant hors-la-loi… si cet Etat con­tin­ue d’exister, c’est une forme de témérité : au sein de l’Etat turc il y a prob­a­ble­ment une autre struc­ture qui observe et enreg­istre tous ces développe­ments beau­coup plus pré­cisé­ment que le reste du monde. En d’autres ter­mes, on ne sait pas quand ni com­ment cette struc­ture mon­tr­era son visage. »
« Quand vous ten­tez de vous empar­er de l’appareil d’Etat, vous avez besoin de détru­ire son métab­o­lisme. Et ce métab­o­lisme a ses pro­pres réflex­es (de défense). Quels sont les élé­ments qui met­tront en œuvre ces réflex­es ? On ne peut pas les détru­ire. Si on les détru­it, l’Etat et la société seront détru­its. Vous ne pou­vez pas les détru­ire autrement. »

Je vais vous dire qui sont ces obser­va­teurs : le lég­is­latif, l’exécutif, le judi­ci­aire, l’Union Européenne, la Com­mis­sion Européenne, la Com­mis­sion de Venise et la Com­mis­sion des Droits de l’Homme des Nations-Unies.

Com­ment mon­trent-ils leur vis­age ? Comme, par exem­ple, la Cour Con­sti­tu­tion­nelle avec la procé­dure en dis­so­lu­tion de l’AKP. Ou comme les organes exé­cu­tifs au moment du mémoran­dum mil­i­taire du 27 Avril, ou la Com­mis­sion de Venise au sujet des décrets sur l’état d’urgence, ou comme la fois où une vidéo mon­trant le meurtre d’une fil­lette par la police à Sarıy­er, que l’on avait pré­ten­du détru­ite par la police, a finale­ment été retrou­vée par le Départe­ment de Crim­i­nolo­gie de la Gendarmerie.

Il n’a pas dans la Con­sti­tu­tion de dis­posi­tif de régu­la­tion d’un régime prési­den­tiel, et il n’y en a pas plus pour réguler un régime prési­den­tiel de fait.

Les mêmes qui se sont mon­trés trop tim­o­rés pour engager des sanc­tions légales con­tre ceux qui annonçaient une « sit­u­a­tion de fait » alors que la Con­sti­tu­tion était tou­jours en place, sans lui apporter ni amende­ment ni amé­nage­ment, les mêmes veu­lent main­tenant con­damn­er à la prison à per­pé­tu­ité ceux qui ont voulu les met­tre en garde en atti­rant leur atten­tion sur l’existence de pou­voirs « lég­is­latif, exé­cu­tif et judiciaire ».

Le con­traste n’est-il pas sai­sis­sant et désolant ?

C’est dans ce con­texte que je com­para­is devant votre cour.

L’Article 2 de la Con­sti­tu­tion définit la République comme un « Etat démoc­ra­tique et laïque régi par la loi et respectueux des droits humains ». Ces adjec­tifs sont, à l’heure actuelle, de l’ordre de la plus totale fiction.

Si la loi était en vigueur, il aurait été hors de ques­tion de m’arrêter pour un crime qui n’existe pas et que je n’ai pas com­mis ; de m’arrêter sans preuve ni fais­ceau de pré­somp­tions, en ver­tu de moti­va­tions ouverte­ment poli­tiques ; de rejeter toutes mes objec­tions sous des pré­textes triv­i­aux, et de me main­tenir en déten­tion préven­tive sans le moin­dre réex­a­m­en, avec une dés­in­vol­ture qui restera en exem­ple pour les généra­tions futures.

Il n’aurait pas été pos­si­ble de fouler aux pieds la lég­is­la­tion tout entière, à com­mencer par la Con­sti­tu­tion, à d’innombrables repris­es. 
  
Il n’aurait pas été pos­si­ble d’écarter d’un revers de main toute ma vie et mes opin­ions pour inven­ter une excuse à mon arrestation.

Par-dessus le marché, je répète depuis des années que dans un Etat digne de ce nom, on ne tolér­erait pas l’existence d’un « réseau religieux » qui opère à l’intérieur de l’Etat hors de tout con­texte légal.
Il y a des années que je cri­tique cet « état parallèle ».

Je vais don­ner des exem­ples de tout cela.

Je regrette qu’on n’ait pris la peine, ne serait-ce que de feuil­leter les quelque 40 livres que j’ai pub­liés, et qu’on ait mis tant d’application pour par­venir à ma déten­tion illégale.

Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui se joue ? Com­ment l’expliquer ?

Avant de réfuter point par point toute l’accusation, je souhaite expos­er ce qui se joue en ce moment.

Au procès du 28 Févri­er, curieuse coïn­ci­dence, les auteurs du coup d’Etat post-mod­erne, les putschistes, ont pro­duit de faux rap­ports d’information sur moi-même et mon frère Ahmet Altan, égale­ment inculpé dans le procès de ce jour. Le car­ac­tère fal­lac­i­eux de ces rap­ports a été établi Nazlı Ilı­cak, qui est lui aus­si au banc des accusés aujourd’hui.

Je voudrais rap­pel­er le but visé par la cam­pagne de faux rap­ports d’information du 28 Févri­er, qui est sen­si­ble­ment le même que la men­tal­ité qui me prend aujourd’hui pour cible :

« Dis­qual­i­fi­er les­dits jour­nal­istes et porter atteinte à leur répu­ta­tion ; retourn­er l’opinion publique con­tre eux pour leur sou­tien indi­rect à l’organisation terroriste. »

Aujourd’hui, nous voyons que les auteurs du coup d’Etat du 28 févri­er sont jugés, mais leur men­tal­ité et leurs pra­tiques de diffama­tion par la pub­li­ca­tion de faux rap­ports per­sis­tent, plus que jamais.

Si pen­dant des années vous avez, comme moi, com­bat­tu les dic­tatures, qu’elles soient civiles ou mil­i­taires ; si vous vous êtes élevé, comme je l’ai fait, à la fois con­tre les coups d’Etat mil­i­taires et con­tre la théocratie ; si toute votre vie, comme je l’ai fait, vous avez appelé de vos vœux la démoc­ra­ti­sa­tion de la République en accord avec les principes uni­versels et dans la per­spec­tive d’une adhé­sion à l’Union Européenne ; si votre engage­ment tout entier, enfin, ne vise que ce but, alors les mil­i­taires putschistes aus­si bien que les dic­tatures civiles pro­duiront des rap­ports fal­si­fiés sur votre compte pour ruin­er votre réputation.

Vous serez accusé dans la presse d’être un putschiste bien que vous ne soyez pas mem­bre d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste, et bien que votre engage­ment con­tre la dic­tature mil­i­taire soit de notoriété publique ; vous serez accusé d’être « lié à une organ­i­sa­tion islamiste » bien que vous ayez écrit des dizaines d’articles en faveur de la « laïc­ité démoc­ra­tique » et en dépit de la con­stance de votre posi­tion et de vos déc­la­ra­tions depuis des années ; vous serez accusé de ter­ror­isme et de « ten­ta­tive de ren­verse­ment du gou­verne­ment par un coup d’Etat » en dépit de votre engage­ment inlass­able pour un ordre démoc­ra­tique con­sti­tu­tion­nel digne de ce nom.

En page 127 du dossier fig­ure un rap­port détail­lé qui affirme que le FETÖ/PDY a soutenu les événe­ments du 28 févri­er.
  
Comme je viens de le dire, pen­dant les événe­ments du 28 févri­er j’ai pré­cisé­ment été la cible de rap­ports mensongers.

Com­ment ai-je pu « pré­par­er le ter­rain pour un coup d’Etat » en dépit de pareilles diver­gences avec cette organisation ?

Et pour couron­ner le tout, un coup d’Etat qui visait à l’établissement d’un « état théocratique ».

Je vais vous don­ner un autre exem­ple de l’incohérence de l’acte d’accusation.

Page 55, il est écrit que l’organisation ter­ror­iste FETÖ/PDY est respon­s­able du meurtre de Hrant Dink.

On m’accuse de sou­tien à un coup d’Etat sur la base d’une affir­ma­tion, une seule, que j’ai pronon­cée dans une émis­sion de télévi­sion ; pour une rai­son que j’ignore, les nom­breux arti­cles que j’ai écrits sur le meurtre de Hrant Dink, tout comme mes autres arti­cles où je dénonçais cette organ­i­sa­tion, sont passés sous silence.

Voici un extrait d’un de ces articles :

 
“Trois années ont passé depuis l’assassinat de Hrant Dink. Cela fait trois ans aujourd’hui.” 


“Les véri­ta­bles meur­tri­ers courent toujours. “

(…) Dans l’affaire de l’assassinat de Hrant Dink, il est urgent de s’intéresser non seule­ment aux tueurs à gages et à ceux qui ont fait de lui une cible au cours des événe­ments qui ont con­duit à son assas­si­nat ; à ceux qui l’ont isolé au sein de la société ; mais aus­si à la place des mem­bres de l’institution judi­ci­aire dans cette cam­pagne et dans ces mêmes événe­ments ; à ceux qui ont facil­ité son assas­si­nat en nég­ligeant leurs devoirs : tout cela doit être appréhendé comme un tout, et les rôles de cha­cun dans l’acte crim­inel, et leurs liens avec l’organisation crim­inelle doivent être étudiés.” 


Com­ment croire que je pour­rais faire par­tie de cette organ­i­sa­tion alors que j’ai exprimé cette opin­ion non seule­ment dans mes arti­cles mais aus­si dans mon livre inti­t­ulé « Nation­al­isme et gangstérisme », pages 164 à 190 ?

Ma per­son­ne, ce que j’ai fait, mes arti­cles, mes dis­cours, mes livres et mes trente ans de car­rière uni­ver­si­taire que l’on a voulu abréger par un décret pris en cati­mi­ni, tout cela est devant vous.

Je n’ai pas besoin d’en dire plus.

Afin d’expliquer pourquoi « les régimes autori­taires, aus­si bien civils que mil­i­taires » ont intérêt à pro­duire con­tre moi des rap­ports men­songers, j’ajoute un pas­sage tiré de mon livre « La Turquie en tenaille entre mosquées et casernes », pub­lié en 2012 :

15 ans après le coup d’Etat « post­mod­erne » du 28 févri­er, il est tou­jours impos­si­ble de dire si nous serons capa­bles de met­tre en place la tran­si­tion du régime du 12 sep­tem­bre vers une démoc­ra­tie selon les normes de l’Union Européenne. Pour les politi­ciens, il est plus intéres­sant de s’emparer du régime du 12 sep­tem­bre que de le détruire.” 

La con­duite de la poli­tique, en Turquie, con­siste à s’appuyer sur le con­glomérat mil­i­taro-religieux, et à jouer leur partition.” 


“Tout cela nous con­damne à revivre sans fin d’autres 28 févri­er et d’autres 27 avril.” 


Instru­it par l’expérience, je suis con­traint aujourd’hui d’ajouter la date du « 15 juil­let ».
  
Ce que j’ai affir­mé dans l’émission de télévi­sion, et ce qui a été présen­té comme pré­texte à trois sen­tences de prison à vie, ce sont ces pen­sées, que je défends depuis des années.
 
Mon livre inti­t­ulé « L’Economie des Coups d’Etat », que j’ai écrit en 1990, énonçait déjà ces idées.

Quand je for­mule l’idée que l’on est en train de trac­er le plus court chemin vers un coup d’Etat, je ne fais que rap­pel­er les posi­tions que j’exprimais il y a 27 ans dans ce livre ; j’y ai partagé mes inquié­tudes et for­mulé mes mis­es en garde.

Per­me­t­tez-moi de vous lire un para­graphe d’une inter­view que j’ai don­née le 3 sep­tem­bre 2010 :


“S’il existe une jus­tice mil­i­taire dans un pays, ce pays ne peut pas être un Etat de droit. S’il existe une struc­ture par­al­lèle au ser­vice de la chaîne de com­man­de­ment mil­i­taire, et si per­son­ne ne soulève la ques­tion, alors vous cessez d’être un Etat où le droit prévaut.” 


“Si dans un état démoc­ra­tique où pré­vaut le droit, une dic­tature civile peut être établie, cela prou­ve que vous n’avez sim­ple­ment pas été capa­ble d’établir un Etat. Si, par exem­ple, un réseau religieux peut s’emparer de l’Etat, cela sig­ni­fie que l’Etat n’en était pas un. Dans une démoc­ra­tie, il y a des réflex­es qui per­me­t­tent au sys­tème de se pro­téger des ten­dances anti-démoc­ra­tiques. L’Etat est une organ­i­sa­tion mas­sive qui ne peut pas être con­fisquée par n’importe qui. Cela ne veut pas dire que l’appareil d’Etat n’a pas été con­fisqué par les régimes mil­i­taires, mais il est con­fisqué aus­si quand l’influence d’une per­son­ne ou d’un groupe sur l’appareil d’Etat aug­mente de façon démesurée. En fait, l’Etat doit rester dans les lim­ites des règles de droit uni­verselles, qui ne per­me­t­tent aucune influence.” 

Quand en 2010 je lançais des mis­es en garde sur l’attachement au droit et à la démoc­ra­tie, sur l’autorité mil­i­taire ou les réseaux religieux qui s’accaparaient l’appareil d’Etat, le pre­mier min­istre de l’époque [Recep Tayyip Erdoğan, NdT] avait publique­ment remer­cié Fethul­lah Gülen, qui est basé aux Etats-Unis. Il avait déclaré : « Je tiens à remerci­er tous mes frères qui, Out­re-Atlan­tique, ont soutenu ce proces­sus. » Le pre­mier min­istre avait ajouté : «  Puisque des mes­sages nous parvi­en­nent depuis l’autre côté de l’Océan, nous devons adress­er une réponse à ceux qui les envoient. »

En 2010, pour la pre­mière fois de l’histoire de la République, les mots « ultra-con­ser­vatisme religieux » ont été retirés du Livre Rouge des men­aces à la sécu­rité nationale lors de la réu­nion du Con­seil Nation­al de Sécu­rité (MGK) et les « réseaux religieux » n’y ont pas été intégrés.

Tou­jours cette volon­té de faire main basse sur le sys­tème plutôt que de le démocratiser…

Dans le numéro su 12 octo­bre 2011 du jour­nal Star, j’ai dressé le même con­stat et lancé un aver­tisse­ment ouvert dans mon arti­cle inti­t­ulé « La tutelle mil­i­taire a‑t-elle disparu ? »

« La tutelle mil­i­taire a‑t-elle disparu ? »

« Si la pro­pa­gande qui l’affirme ne s’accompagne pas de mesures insti­tu­tion­nelles, per­ma­nentes et pro­fondes, les évo­lu­tions pos­i­tives que nous avons con­statées ne pour­ront être que temporaires…
En effet, la néces­sité fon­da­men­tale n’est pas de faire main basse sur tout ce qu’on peut con­fis­quer, mais de démoc­ra­tis­er le régime…
Si cela n’est pas fait, il ne fau­dra pas s’étonner si un retour de bâton par­ti­c­ulière­ment vio­lent survient au moment où l’on s’y attendait le moins.
Je ne sais pas si l’on m’entendra, mais en tant que citoyen et homme d’expérience, je tiens, une fois de plus, à lancer une mise en garde..

Dans une inter­view que j’ai don­née au mag­a­zine Köprü en 2012, j’avançais un argu­ment similaire :

Mais lorsqu’on con­fisque l’Etat, il cesse d’être un Etat. Parce que l’Etat est un cor­pus de régu­la­tions légales, que l’on ne peut pas con­fis­quer et qui se renou­velle en per­ma­nence. C’est une struc­ture qui pré­pare le chemin du pro­grès et de la trans­for­ma­tion de la société tout en se trans­for­mant elle-même. Quand vous pré­ten­dez avoir con­quis l’appareil d’Etat en prenant le con­trôle des ser­vices de ren­seigne­ment, de l’Etat-Major etc. il se passe quelque chose comme l’affaire d’Uludere [bom­barde­ment d’une colonne de con­tre­bandiers kur­des par l’armée turque en 2012, lais­sant 34 morts civils, NdT]. Ce qui sig­ni­fie que vous n’avez rien con­fisqué du tout.” 

Et je lançais le même aver­tisse­ment dans un autre arti­cle, daté du 27 jan­vi­er 2014 :


« Ankara est un cimetière poli­tique où reposent nom­bre de politi­ciens qui ont cru malin de for­mer des coali­tions avec l’armée.
Pour avoir voulu préserv­er le statu quo mil­i­taire et rêvé de con­solid­er son pou­voir en coopérant avec l’armée, plutôt que de démoc­ra­tis­er le régime, Süley­man Demirel en a payé le prix en se faisant ren­vers­er à plusieurs reprises.
Erbakan aus­si… Son « idée géniale » de lier l’armée au « Deep State » et d’étouffer le scan­dale de Susurluk, qual­i­fié de « broutille », a directe­ment amené le [coup d’Etat du] 28 févri­er 1997.
Tous les pro­jets con­sis­tant à coopér­er avec l’armée pour gou­vern­er le pays ont tou­jours fini par des coups d’Etat. 
Et c’est tou­jours le cas.

Quand on ne respecte pas le droit, quand on intro­duit en poli­tique d’autres pou­voirs que les pou­voirs légitimes, quand on com­met des crimes, alors on détru­it le droit et on con­damne le pays à vivre sous un régime d’illégalité.
Si le pays est dirigé par l’illégalité, si seuls les « puis­sants » ont voix au chapitre et si le droit n’est plus la source de la légitim­ité, alors le pou­voir est entre les mains des « plus puis­sants d’entre les puis­sants ».  
 
Et les plus puis­sants d’entre les puis­sants sont les mil­i­taires, car ils pos­sè­dent les armes de guerre. Quand le droit sera détru­it, quand on aura ouverte toute grande la porte de l’illégitimité, les mil­i­taires seront les pre­miers  à franchir cette porte. Et ils la refer­meront à dou­ble tour sur ceux qui la leur ont ouverte.
Nous avançons dans la mau­vaise direction

Si la troupe quitte les casernes, les « démoc­rates » ne seront pas les seuls à en pâtir, ils vien­dront vous chercher, vous aussi.

Aujourd’hui, notre devoir impérieux est de ramen­er le gou­verne­ment actuel dans le giron de la « légitim­ité », de restau­r­er le droit, pro­téger la démoc­ra­tie, faire ren­tr­er les mil­i­taires dans leurs casernes et d’affirmer avec force qu’un coup d’Etat est un crime. » 


Comme vous le voyez, non seule­ment moi, Mehmet Altan, écrivain, jour­nal­iste, uni­ver­si­taire et pro­fesseur, je suis privé de ma lib­erté mais je dois aus­si con­stater que mes garanties con­sti­tu­tion­nelles et mon droit à vivre dans un pays placé sous l’empire du droit sont bafoués, puisque je suis accusé de com­plic­ité de putsch pour avoir exprimé dans une émis­sion de télévi­sion des opin­ions et des réflex­ions que je sou­tiens depuis des années.

En vio­la­tion de l’article 24 de la Con­sti­tu­tion, je suis accusé et pour­suivi pour mes idées et mes opin­ions, et con­traint de révéler mes pensées.

Cette oppres­sion, depuis des années, s’est recon­sti­tuée sous des formes nou­velles ; les opin­ions qui déplaisent aux ten­ants du pou­voir sont pour­chas­sées et étouffées.


La « cam­pagne diffam­a­toire » à base de rap­ports fal­si­fiés dont j’ai déjà par­lé, se poursuit.

J’ai exprimé mes con­nais­sances, mes pen­sées, en tant qu’écrivain et en tant qu’universitaire.

Mais à la lumière des recherch­es que j’ai pu men­er en vue de ce procès, que je con­sid­ère comme une opéra­tion préméditée de calom­nie, tout se passe comme si tout le monde à part moi savait que ce putsch était en préparation.

J’ai même lu dans l’acte d’accusation pré­paré par les ser­vices du Pro­cureur Pub­lic d’Ankara, daté du 6 juin 2016 et clas­si­fié sous le numéro 2016/24769 (Enquête n° 2014/37666), « La men­ace d’une ten­ta­tive de coup d’Etat par l’organisation FETÖ/PDY est claire et imminente. »

J’ai eu con­nais­sance de cela par la déci­sion de la Cour Con­sti­tu­tion­nelle en date du 4 août 2016. 
 
J’ai con­staté que, bien que l’acte d’accusation des ser­vices du Pro­cureur Pub­lic d’Ankara, daté du 6 juin 2016 et clas­si­fié sous le numéro 2016/24769 (Enquête n° 2014/37666), soit men­tion­né à plusieurs repris­es dans l’acte d’accusation me con­cer­nant, cette phrase pour­tant de la plus haute impor­tance  : « La men­ace d’une ten­ta­tive de coup d’Etat par l’organisation FETÖ/PDY est claire et immi­nente » est, pour une rai­son que j’ignore, passée sous silence.

Cela m’interroge. Cette infor­ma­tion de la plus haute impor­tance aurait-elle été passée sous silence de crainte que l’allégation selon laque­lle « j’étais infor­mé du coup d’Etat au préal­able » ne s’effondre pure­ment et simplement ?

Curieuse­ment, la Jus­tice n’a jusqu’ici entamé aucune pour­suite à l’encontre d’aucun de ceux qui savaient qu’un coup d’Etat était en préparation.

Je con­state que ceux qui n’étaient pas au courant du putsch, mais qui affir­maient des posi­tions et des principes fer­mes, ont fait l’objet d’une cam­pagne de diffama­tion les tax­ant de « putschistes » alors que ceux qui étaient au courant mais qui ne sont pas dans l’opposition, béné­fi­cient d’une pro­tec­tion poli­tique, soit que l’on détourne les yeux, soit que l’on con­sid­ère qu’ils étaient infor­més du fait de leur con­di­tion de journalistes.


Per­me­t­tez que je vous présente les doc­u­ments suivants :

Un arti­cle de Tur­gay Güler pub­lié dans le quo­ti­di­en Akşam le 5 jan­vi­er 2016, inti­t­ulé “Atten­tion : un coup d’Etat se prépare”;

Un arti­cle de Cem Küçük, inti­t­ulé “Atten­tion ! Une struc­ture par­al­lèle cherche à mobilis­er ses mem­bres au sein de l’armée ”, pub­lié dans le quo­ti­di­en Star le 16 mai 2015;

Un arti­cle de mars 2016 par Michael Rubin, inti­t­ulé “Vers un coup d’Etat con­tre Erdoğan en Turquie ?”;

Un arti­cle du 4 avril 2016 par Hüsamet­tin Aslan pub­lié dans le quo­ti­di­en Milat, inti­t­ulé “La CIA pré­pare un coup d’Etat en Turquie”;

Un arti­cle inti­t­ulé “Que se cache-t-il der­rière les rumeurs de coup d’Etat mil­i­taire ?” pub­lié sur le site inter­net d’OdaTV le 2 avril 2016;


Un arti­cle de Fuat Uğur, inti­t­ulé “Le Mou­ve­ment [Gülen] rassem­ble ses imams à Ankara en vue d’un putsch” pub­lié dans le Türkiye Dai­ly le 2 avril 2016;


Un arti­cle de Rasim O. Kütahyalı, pub­lié dans le quo­ti­di­en Sabah le 27 mars 2016, inti­t­ulé “Des opéra­tions visent la Turquie d’Erdoğan”;


Et un arti­cle de Hüseyin Likoğlu, pub­lié dans le quo­ti­di­en Yeni Şafak le 27 juin, inti­t­ulé “L’heure de gloire des officiers-dis­ci­ples” [vous en trou­verez bien d’autres en faisant une sim­ple recherche sur Internet].

Dans tous ces arti­cles, il a été écrit ouverte­ment qu’un coup d’Etat était en pré­pa­ra­tion en Turquie, et cette infor­ma­tion a été partagée avec les lecteurs dans toutes sortes de contextes.

L’Etat-Major a même pub­lié une déc­la­ra­tion en réponse à ces infor­ma­tions le 31 mars 2016, niant toute « allé­ga­tion de coup d’Etat » et promet­tant des « pour­suites à l’encontre de ceux qui pub­lient de telles allé­ga­tions dans les médias ». 
 
Il a été égale­ment révélé par la suite que le con­seiller spé­cial de Pou­tine, [Alexan­der] Dug­in, avait lancé une alerte sur une « mobil­i­sa­tion dans l’armée turque le 14 juillet ».

Mieux encore : (le leader du Par­ti Patri­o­tique) Doğu Per­inçek a révélé que son adjoint est allé prévenir le quo­ti­di­en Yeni Şafak le 14 juil­let, qu’une ten­ta­tive de coup d’Etat allait avoir lieu.

La manchette de Yeni Şafak’s le 14 juil­let 2016 annonce : “18 pashas accusés d’être mem­bres du FETÖ.”

Ce que j’essaie de vous expli­quer, c’est que les rumeurs de coup d’Etat étaient con­nues du pub­lic depuis 2015 ; et qu’elles ont été relayées par les jour­nal­istes et com­men­tées par les politiques.


En ce moment même, il est tou­jours affir­mé publique­ment qu’une nou­velle ten­ta­tive de coup d’Etat doit avoir lieu, infor­ma­tion relayée dans la presse et débattue dans des émis­sions de télévision.

Et de nou­veau, aucune action légale n’est inten­tée con­tre ceux qui ont écrit ou par­lé de cela.

A ce point de mon pro­pos, je voudrais pos­er une ques­tion : com­ment des rumeurs de « coup d’Etat en pré­pa­ra­tion » pour­raient-elles faire la une de la presse pen­dant deux ans dans un Etat démoc­ra­tique et respectueux du droit ?

Tout cela n’est que la con­séquence des man­que­ments au droit.

Tout cela n’est que la démon­stra­tion du métab­o­lisme défail­lant, à bout de souf­fle dont je ne cesse de parler.

Essayez d’imaginer un autre con­texte où l’on emploie aus­si généreuse­ment le mot « infiltration ».

Les mots « ils ont infil­tré… » se retrou­vent partout au long de l’acte d’accusation.

N’y a‑t-il donc pas d’Etat dans ce pays ?

Ses mécan­ismes de con­trôle sont-ils en panne ?

N’est-ce pas le devoir du gou­verne­ment de diriger, gou­vern­er l’Etat ?


L’Etat dys­fonc­tionne, le gou­verne­ment est inex­is­tant, et pen­dant ce temps-là, un groupe islamiste féroce, meur­tri­er, s’infiltre dans chaque recoin de l’Etat.

Peut-on sérieuse­ment baser un acte d’accusation sur de tels présupposés ?

Je me répète encore : tout ce que nous venons de tra­vers­er n’est que le résul­tat d’une poli­tique con­sis­tant à ne pas respecter le droit mais au con­traire à s’en éloign­er, à l’enterrer, à l’étouffer et à le fouler aux pieds.

Tout cela, et aus­si le fait que je sois ici devant vous en tant qu’accusé, jugé pour mes idées…

Dans cette émis­sion de télévi­sion, j’ai dit exacte­ment ce que je dis­ais depuis 40 ans. Je per­siste dans ces idées et aujourd’hui, ici, devant ce tri­bunal, je répète pour ma défense ce que j’ai dit dans cette émis­sion de télévision :

« L’Etat doit être un organ­isme qui ne puisse être acca­paré par aucun pou­voir. Vouloir pren­dre le con­trôle de l‘Etat est pure incon­science : ce qu’il faut faire, c’est démoc­ra­tis­er le sys­tème au moyen de mesures durables et défini­tives – et non chang­er les têtes et con­fis­quer le pou­voir. Si cela n’est pas fait, vous finirez par vous ren­dre compte qu’il n’était pas pos­si­ble de l’accaparer, mais le proces­sus illégitime qui s’enclenche avec la vio­la­tion du droit aura cor­rompu son métab­o­lisme et la société tout entière. 

Pour cette rai­son, les démoc­ra­ties se dotent de réflex­es de défense du sys­tème con­tre les ten­dances anti-démoc­ra­tiques. Ce que j’entends par « réflex­es », c’est un ensem­ble de dis­posi­tifs qui blo­quent la ten­dance des pou­voirs en place à enfrein­dre l’ordre con­sti­tu­tion­nel et la loi. Ils sont là pour prévenir toute ten­ta­tive des insti­tu­tions d’Etat pour s’affranchir de l’ordre con­sti­tu­tion­nel et légal, pour détecter et répon­dre à ces ten­ta­tives en con­for­mité avec les lois, en ren­forçant le droit par là-même.

Si, par exem­ple, un mou­ve­ment peut pren­dre le con­trôle de l’Etat, alors cet Etat n’est pas un Etat.

Si le pays est dirigé par l’illégalité, si seuls les « puis­sants » ont voix au chapitre et si le droit n’est plus la source de la légitim­ité, alors le pou­voir sera con­fisqué au prof­it des « plus puis­sants d’entre les puis­sants ».  
 
Et les plus puis­sants d’entre les puis­sants ne sont autres que les mil­i­taires, car ils pos­sè­dent les armes de guerre. Quand le droit sera détru­it, quand on aura ouverte toute grande la porte de l’illégitimité, les mil­i­taires seront les pre­miers  à franchir cette porte. Et ils la refer­meront à dou­ble tour sur ceux qui la leur ont ouverte. »

Par con­séquent, pour une société saine, il est indis­pens­able de faire pré­val­oir au sein de l’Etat les règles de droit uni­verselles que nul ne peut contester.

Inviter l’autorité qui a intro­duit un sys­tème prési­den­tial­iste à revenir dans le giron de la légitim­ité con­sti­tu­tion­nelle, en la met­tant en garde con­tre les risques que soulève cette sit­u­a­tion, à restau­r­er le droit, à défendre la démoc­ra­tie et à tenir les mil­i­taires à l’écart de la vie poli­tique, ne peut en aucun cas être con­sid­éré comme la preuve que « j’avais con­nais­sance du coup d’Etat à l’avance ». Je nie caté­gorique­ment cette accusation.

Bien au con­traire, attir­er l’attention sur le fait qu’en défi­ant l’ordre con­sti­tu­tion­nel, on ouvre la voie à des développe­ments illégitimes, c’est pré­cisé­ment de « l’anti-putschisme » dans sa plus pure expression.
Ces mis­es en garde, que je lance depuis des années dans mes écrits et mes dis­cours, ont été dédaignées, et au bout du compte, une ten­ta­tive de coup d’Etat s’est produite.

La déviance vis-à-vis du droit a cor­rompu la société et son métab­o­lisme s’est déréglé.
Aujourd’hui encore, la rumeur enfle sur une nou­velle ten­ta­tive de coup d’Etat à venir. Le métab­o­lisme est encore affec­té par la maladie.

Autre preuve que le métab­o­lisme est déréglé, le fait que je sois ici aujourd’hui en tant que prévenu, que ma lib­erté et mes droits con­sti­tu­tion­nels en tant que citoyen de ce pays m’aient été retirés. En vio­la­tion de l’article 25 de la Con­sti­tu­tion, ma lib­erté de pen­sée et d’opinion m’a été retirée et je suis mis en accu­sa­tion en rai­son de mes pen­sées et de mes opinions.

Oui, le métab­o­lisme est cor­rompu ; les sys­tèmes judi­ci­aire et légal sont en péril. Près de 5000 mem­bres de l’administration judi­ci­aire ont été limogés ; des juges qui empris­on­nent d’autres juges sont à leur tour empris­on­nés par d’autres juges. 
 
Des prési­dents de tri­bunaux sont sus­pendus du jour au lende­main en rai­son d’un ver­dict. Le principe de sûreté juridique est con­fron­té à une attaque massive.

Per­son­ne ne peut, ou même ne doit dire que ce qui se passe aujourd’hui est une chose nor­male dans un Etat de droit.

II- Revenons à l’acte d’accusation

Pour étay­er la qual­i­fi­ca­tion de « putschiste », il est affir­mé, sur la base de l’allégation selon laque­lle « j’étais préal­able­ment infor­mé du coup d’Etat », que je fais par­tie du « bras médi­a­tique de la ten­ta­tive de putsch.

J’ai été l’éditorialiste en chef du jour­nal Star jusqu’en 2012, date à laque­lle j’ai été licen­cié. Après cette date, je n’ai plus écrit pour aucun jour­nal. Tant qu’à faire par­tie du « bras médi­a­tique », ne vaudrait-il pas mieux que j’écrive dans un journal ?

Mais je n’ai pas néces­saire­ment besoin d’écrire pour un jour­nal pour faire par­tie du « bras médi­a­tique » ; mes con­ver­sa­tions télé­phoniques depuis 2008 peu­vent être citées à l’appui de l’accusation, n’est-ce pas ?

L’acte d’accusation affirme la chose suiv­ante, qu’il présente comme un élé­ment de preuve : “Nuret­tin Veren, ancien leader de l’organisation qui, après l’avoir quit­tée, a fourni des témoignages sur les mem­bres et activ­ités de cette organ­i­sa­tion, a déclaré dans sa dépo­si­tion au bureau du Pro­cureur en Chef le 24.10.2016 qu’Alaeddin KAYA était le piv­ot de la branche médias de cette organ­i­sa­tion dans la péri­ode qui a suivi son départ ; et qu’il était chargé de main­tenir les con­tacts entre Fethul­lah GÜLEN et des mem­bres des médias en activ­ité dans notre pays ; à ce titre il avait des rela­tions avec des jour­nal­istes comme Ahmet ALTAN, Mehmet ALTAN et Nazlı ILICAK qui ren­con­traient fréquem­ment Alaed­din KAYA.”
La per­son­ne dont la dépo­si­tion est citée dans l’acte d’accusation est un infor­ma­teur de police.

Il a fait des déc­la­ra­tions men­songères qui n’ont rien à voir avec les faits, et qui sont totale­ment dépourvues de sens, non seule­ment à mon sujet, mais à l’encontre de nom­breuses autres per­son­nes. Invité à une émis­sion de télévi­sion par Didem Arslan sur CNN Turquie, il a passé des heures à align­er men­songe sur men­songe de la façon la plus éhon­tée, sans bouger un sourcil.

L’affirmation selon laque­lle je ren­con­trais « fréquem­ment Alaed­din Kaya » n’est que l’une de ces allé­ga­tions mon­tées de toutes pièces. D’ailleurs dans le dossier, dans le relevé de mes com­mu­ni­ca­tions télé­phoniques en page 212, il est révélé que j’ai eu en tout et pour tout une con­ver­sa­tion télé­phonique avec cette per­son­ne, le 26 sep­tem­bre 2008.

L’allégation d’un infor­ma­teur de police, qui est citée comme élé­ment de preuve dans le dossier, est con­tred­ite par le dossier lui-même. Elle est donc nulle et non avenue.

Ladite con­ver­sa­tion remonte à 2008. Sur quelle base est-elle sup­posée criminelle ?

A l’époque, j’étais encore édi­to­ri­al­iste en chef du Star, et cette per­son­ne gérait les affaires finan­cières du jour­nal. 
Voilà ce qu’il faut enten­dre par “ren­con­tres fréquentes”…

Les affir­ma­tions de cette per­son­ne, dont la crédi­bil­ité et l’objectivité en tant que témoin sont haute­ment con­testa­bles, sont fausses.

Sur quelle base légale s’appuie-t-on pour remon­ter à 2008 et présen­ter une con­ver­sa­tion télé­phonique isolée de cette année-là comme un élé­ment de preuve per­me­t­tant d’imputer un crime ? Quelle loi autorise cela ?

A ce sujet, je voudrais men­tion­ner les rap­ports de His­tor­i­cal Traf­fic Search (HTS) à mon sujet, qui ne pré­cisent ni le nom­bre ni le con­tenu des conversations.

En page 243 du dossier, le pro­cureur affirme que mon « his­torique de com­mu­ni­ca­tions fait appa­raître des per­son­nes qui ont dans leur his­torique de com­mu­ni­ca­tions des per­son­nes dont il est dit qu’elles sont impliquées dans la ten­ta­tive de coup d’Etat », et qu’en con­séquence je suis « en con­tact avec des per­son­nes à l’origine de la ten­ta­tive de coup d’Etat ».

Une telle allé­ga­tion revient à piétin­er tous mes droits de citoyen, garan­tis con­sti­tu­tion­nelle­ment dans un Etat de droit.

Pour dire les choses d’une autre façon :

Si vous avez par­lé au télé­phone avec des per­son­nes qui ont par­lé au télé­phone avec le beau-frère ou la belle-sœur d’une per­son­ne sus­pec­tée de meurtre, cela fait-il de vous un sus­pect de meurtre ?

Quelle lec­ture du droit est-ce là, quelle philoso­phie, quelles règles sont-ce là ?

Par­mi les per­son­nes citées dans le dossier, il y a des gens que je ne con­nais pas. Cer­taines per­son­nes citées dans les list­ings HTS avec lesquels j’ai eu des com­mu­ni­ca­tions télé­phoniques entre 2007 et 2014, ne sont pas con­nues en tant que criminels.

Ne peut-on pas s’interroger sur la date du crime selon cet acte d’accusation, sachant qu’il liste des relevés HTS qui remon­tent à 10 ans ?

Est-il ques­tion du doc­u­ment de 2004 du Con­seil Nation­al de Sécu­rité (MGK)?

Est-ce entre le 17 et le 25 décem­bre 2013, comme l’indique avec insis­tance le gouvernement ?

Ou s’agit-il de la déci­sion de la Haute Cour Crim­inelle d’Erzincan datée du 16 juin 2016, comme le souligne l’acte d’accusation ?

De la même façon, pourquoi le dossier n’indique-t-il nulle part la date du crime, alors qu’il prend en compte mes com­mu­ni­ca­tions télé­phoniques avec neuf per­son­nes il y a 10 ans ?

Si le fait d’avoir eu des con­ver­sa­tions télé­phoniques avec ces per­son­nes il y a 10 ans s’avérait être un crime, avec qui d’autre ces per­son­nes ont-elles été en communication ?

Si tous ceux qui ont eu des con­ver­sa­tions télé­phoniques avec ces gens sont cen­sés être en con­tact avec les com­plo­teurs putschistes, alors ne faut-il pas arrêter toutes les per­son­nes qui ont eu un jour une com­mu­ni­ca­tion télé­phonique avec ces gens ?

Pour autant que je sache, tous ceux qui sont listés dans les relevés HTS et avec qui le fait d’avoir eu une com­mu­ni­ca­tion est présen­té comme une preuve de crime, sont des dirigeants de médias qui fonc­tion­naient alors en toute légal­ité et sous la super­vi­sion de l’Etat. Cer­tains ont été les con­seillers de mem­bres du gouvernement.

Cela ne peut pas être une coïn­ci­dence : on crim­i­nalise le fait d’avoir eu des échanges télé­phoniques avec d’autres per­son­nes – nonob­stant le fait qu’il s’agit d’un droit fon­da­men­tal et d’une lib­erté garantie par la Con­sti­tu­tion – et l’on arrête une per­son­ne deux mois après la ten­ta­tive de coup d’Etat du 15 juil­let, sur la base de qual­i­fi­ca­tions aus­si peu plau­si­bles que « putschiste, ter­ror­iste, sym­pa­thisant d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste islamiste », juste au moment où toute voix dis­cor­dante dans ce pays a été réduite au silence, où le droit a cessé de fonc­tion­ner et où le régime a changé de nature.

Et dans cette atmo­sphère étouf­fante et ultra-poli­tisée, les accu­sa­tions ne découlent pas des pre­scrip­tions impéra­tives du droit, mais de manip­u­la­tions propagées par les média pro-gou­verne­men­taux et le min­istère pub­lic. L’exercice de toutes les lib­ertés garanties par la Con­sti­tu­tion est présen­té, de la manière la plus éhon­tée, comme un élé­ment de cul­pa­bil­ité et con­sid­éré « sans preuve ni élé­ment con­cret » comme des offens­es puniss­ables de peines de per­pé­tu­ité aggravées.

Chose extrême­ment impor­tante, toutes les actions ici qual­i­fiées de « crimes » ou présen­tées comme des « preuves de crimes » font par­tie des lib­ertés indi­vidu­elles que garan­tit la Constitution.

Nous assis­tons ici à une manip­u­la­tion sans la moin­dre preuve – peut-être parce qu’il n’y a tout sim­ple­ment aucune preuve. C’est un scan­dale juridique.

En 2006, alors que j’étais édi­to­ri­al­iste depuis déjà 20 ans, j’ai quit­té le quo­ti­di­en Sabah pour devenir édi­to­ri­al­iste en chef du Star. Je suis resté à ce poste jusqu’en 2012.
J’ai à de nom­breuses repris­es reçu des appels télé­phoniques du prési­dent, du pre­mier min­istre, des min­istres, des députés et hauts fonc­tion­naires de l’époque, et je les ai accom­pa­g­nés en tant qu’invité lors de nom­breux voy­ages officiels.

Les élus munic­i­paux, égale­ment, étaient par­mi mes con­tacts les plus réguliers.

J’avais un réseau rela­tion­nel dont fai­saient par­tie des représen­tants du monde uni­ver­si­taire, des per­son­nal­ités des média, des artistes, des auteurs, des gens de let­tres.
Je suis écrivain depuis 49 ans et uni­ver­si­taire depuis 30 ; en tant que tel, dans mes relevés de com­mu­ni­ca­tions des 10 dernières années, il ne manque per­son­ne. En fait, si l’on lis­tait l’ensemble de mes relevés de com­mu­ni­ca­tions, on pour­rait se faire une idée de l’ampleur de mon réseau.

On s’apercevrait aus­si que de nom­breux mem­bres de l’actuel gou­verne­ment (y com­pris le Pre­mier Min­istre, plusieurs Vice-pre­miers min­istres et min­istres) font égale­ment par­tie de la liste de per­son­nes avec lesquelles j’ai eu des con­ver­sa­tions téléphoniques.

Il est évi­dent que toutes les ten­ta­tives faites pour inven­ter des allé­ga­tions crim­inelles sur la base de com­mu­ni­ca­tions pro­fes­sion­nelles et, à l’époque, par­faite­ment légitimes avec 9 ou 10 per­son­nes, en écar­tant totale­ment le reste de ma vie sociale, relèvent d’une con­tor­sion majeure qui n’a rien à voir avec les règles de droit et de procédure.

Il y a là un exem­ple sup­plé­men­taire de ce métab­o­lisme en déclin que j’ai décrit tout à l’heure.

Toutes les con­ver­sa­tions télé­phoniques avec les 9 per­son­nes citées au dossier se jus­ti­fi­aient par le fait que nous fai­sions par­tie du même réseau pro­fes­sion­nel et, par exten­sion, de ce même réseau social que j’ai décrit plus haut.

En regar­dant les relevés du HTS, je m’aperçois qu’ils inclu­ent même les mes­sages de vœux envoyés pour le Nouvel-An !

Les mots me man­quent pour décrire cet acharne­ment à créer des preuves à l’appui de cette accu­sa­tion de « putschisme » à par­tir de mes­sages envoyés à l’occasion du Nou­v­el-An ou d’autres fêtes.

Mais regar­dons de plus près ces neuf personnes :
Önder Aytaç (chargé de cours et Vice-Doyen de l’Académie de Police)
Hidayet Kara­ca (cadre dirigeant de la télévi­sion qui, on le sait, est en prison depuis 2014 ; dernière com­mu­ni­ca­tion con­nue en 2009)
Harun Tokak (Prési­dent de la Fon­da­tion des Jour­nal­istes et Ecrivains)
Alaed­din Kaya (Respon­s­able financier du quo­ti­di­en Star ; une seule con­ver­sa­tion télé­phonique en 2008)
Halit Esendir (reporter au jour­nal Zaman ; deux SMS en 2009)
Mustafa Yeşil (Prési­dent de la Fon­da­tion des Jour­nal­istes et Ecrivains)
Ali Bayram (Homme d’affaires ; une con­ver­sa­tion en 2010)
Cemal Uşak (Cadre dirigeant de la Fon­da­tion des Jour­nal­istes et Ecrivains, mem­bre à l’époque du con­seil des sages de l’AKP; une con­ver­sa­tion en 2010)
Mustafa Muham­met Günay (Cadre dirigeant du syn­di­cat patronal TUSKON que je ne con­nais pas; une con­ver­sa­tion recen­sée en 2010)

La péri­ode où ont lieu ces con­ver­sa­tions coïn­cide avec l’époque où mon télé­phone était mis sur écoute par le MİT (agence de ren­seigne­ments nationale) sous un faux nom et par ordre d’un juge. Les con­ver­sa­tions ont été enreg­istrées et rien n’y a été trou­vé qui puisse con­stituer une infraction.

J’ai déposé plainte con­tre les juges qui ont autorisé ces écoutes, mais le Con­seil Suprême des Juges et des Pro­cureurs (HSYK) les a cou­verts. Cepen­dant ces juges, qui avaient ordon­né ces écoutes illé­gales, ont été par la suite pour­suiv­is et con­damnés pour leurs liens avec le FETÖ/PDY.

Sans par­ler de l’acte illé­gal que con­stitue la ten­ta­tive de crim­i­nalis­er rétroac­tive­ment cer­taines actions, au mépris des règles con­sti­tu­tion­nelles, il faut assuré­ment un tal­ent con­sid­érable pour inven­ter une infrac­tion et requérir des peines de per­pé­tu­ité aggravées à par­tir de quelques con­ver­sa­tions télé­phoniques que j’ai eues il y a des années avec des gens qui étaient en con­tact avec les con­spir­a­teurs. Un tal­ent qui, s’il n’a rien de légal, est à tout le moins remar­quable en cette intéres­sante époque que nous vivons.

III- Sur l’affaire des billets d’un dollar

“Un total de six (6) billets d’un dollar ont été trouvés à l’occasion d’une perquisition au domicile du suspect ; cinq de ces billets ont été trouvés dans le tiroir de son bureau, avec d’autres coupures de monnaies étrangères, et un billet d’un dollar de la série F a été trouvé dans une commode placée dans un couloir du domicile du suspect, et ce billet était disposé dans un endroit spécial, séparé, dans un portefeuille rouge.” 

Cer­tains des bil­lets sont dans une boîte de mon­naie étrangère, et l’un des bil­lets est dans une com­mode dans l’entrée, dans un endroit spé­cial, séparé.

Un endroit spé­cial, séparé : le ves­ti­aire de l’entrée !

Un vieux bil­let d’un dol­lar, à moitié déchiré, oublié dans un vieux porte­feuille rouge de femme, dans le ves­ti­aire de l’entrée.

Cela fait de moi un putschiste, vraiment ?

La ten­ta­tive de putsch a eu lieu le 15 juil­let. La date de mon arresta­tion est le 10 sep­tem­bre. Presque deux mois plus tard.

Le soir du putsch, je mangeais des fruits sur mon bal­con en com­pag­nie d’Ahmet Altan.

Et le matin du 10 sep­tem­bre, quand j’ai été arrêté à la veille de l’Aid, j’étais égale­ment chez moi.

Pen­dant ces deux mois, il y a eu un battage médi­a­tique incroy­able sur cette his­toire des bil­lets d’un dol­lar, et sur le fait que la police avait trou­vé des bil­lets d’un dol­lar à mon domicile.

S’ils revi­en­nent aujourd’hui, ils les trou­veront encore.

Je ne suis pas un crim­inel ; je con­sid­èr­erais indigne de moi de les détruire.

Page 48 du dossier, je lis, con­cer­nant le fait de con­serv­er ce que l’on con­sid­ère comme « pièces à con­vic­tion », que le Pro­cureur cite une jurispru­dence de la Cour d’appel (ren­due au sujet d’une autre affaire) qui con­clut « Il n’a pas été con­sid­éré con­forme à l’ordre habituel des choses que (le sus­pect) con­serve à son domi­cile ladite clé USB, dans un tiroir vide qui pou­vait être très facile­ment remar­qué et trou­vé, alors même qu’il savait que les domi­ciles de plusieurs per­son­nes avaient été perqui­si­tion­nés dans le cadre de l’enquête déclenchée … années plus tôt et que beau­coup d’entre eux avaient été arrêtés. »

Qu’y a‑t-il dès lors de dif­férent dans l’affaire du bil­let d’un dol­lar qui a été trou­vé à mon domi­cile et présen­té comme pré­texte à mon arresta­tion deux mois après la ten­ta­tive de putsch ?

Je remar­que aus­si qu’en page 16, le dossier men­tionne, à juste titre, la « pré­somp­tion d’innocence » et le « secret de l’instruction ».

Mon arresta­tion a été util­isée immé­di­ate­ment pour me dis­créditer publique­ment, comme cela avait été le cas pen­dant la cam­pagne de « diffamation ».

Sitôt que j’ai été placé en garde à vue, la presse a été infor­mée que l’on avait trou­vé chez moi un bil­let d’un dol­lar et que j’étais mem­bre du FETÖ, alors que l’enquête était en cours et de ce fait cou­verte par le secret de l’instruction.

Que sont devenus le principe de pré­somp­tion d’innocence, le droit d’être pro­tégé con­tre la diffama­tion et le secret de l’instruction ?

J’aimerais vous pos­er la même ques­tion, messieurs les magistrats.

Les dis­po­si­tions et les principes du droit exis­tent, mais pour qui ?

Il y avait aus­si un autre principe, « l’égalité », ce principe qui se trou­ve être un droit garan­ti par la Con­sti­tu­tion, n’est-ce pas ?

L’acte d’accusation affirme que ces bil­lets d’un dol­lar sont remis aux « mem­bres de l’organisation (ter­ror­iste) », y com­pris aux nou­velles recrues que l’on appelle les « étudiants ».

Selon le même acte d’accusation, je ne suis pas « mem­bre de l’organisation ».

Dans la mesure où, compte tenu de mes 40 ans de car­rière uni­ver­si­taire, je peux dif­fi­cile­ment être qual­i­fié d’ « étu­di­ant », je pense utile que nous lais­sions de côté ce dossier truf­fé de con­tra­dic­tions et que nous nous atta­chions aux faits.

Je détiens à mon domi­cile des coupures de mon­naie de 40 pays dif­férents, pas seule­ment des dollars.

J’ai par­cou­ru à peu près tous les recoins du monde pour par­ticiper à des con­férences et à toutes sortes d’événements aux­quels j’ai été invité.

Il ne reste pra­tique­ment plus de place dans mon passe­port pour y appos­er de nou­veaux tampons.

Ces pré­somp­tions insuff­isantes, et même comique­ment grotesques, sont si creuses qu’elles ne pour­raient être admis­es comme élé­ments de preuve, même s’il y avait un crime.

-IV Sur l’allégation concernant la Fondation AKABE

Des officiers de police con­sid­érés comme mem­bres de l’organisation ter­ror­iste ont con­duit des inves­ti­ga­tions sur des dirigeants de la Fon­da­tion AKABE dans le cadre de l’enquête Selam-Tevhid, mais je n’ai fait l’objet d’aucune inves­ti­ga­tion, même si j’ai assisté en tant qu’invité à une con­férence organ­isée par cette Fondation.

Par con­séquent, je suis un putschiste…

Croyez-moi, il aurait été beau­coup plus raisonnable de me dire « Vos opin­ions nous déplaisent, nous vous avons fait vir­er et inter­dire de tra­vailler dans la presse mais comme nous voyons que ça ne marche pas, nous vous bouclons en prison ».

La Fon­da­tion AKABE est une insti­tu­tion légale et je suis un intel­lectuel : écrivain, jour­nal­iste et professeur.

J’ai la répu­ta­tion d’être un intel­lectuel indépen­dant et je suis con­nu pour mes opin­ions laïques, démoc­ra­tiques et libérales.

Il est par con­séquent tout à fait nor­mal que je reçoive des invi­ta­tions de gens de tous bords.

La con­férence à la Fon­da­tion AKABE est l’une des cen­taines de con­férences aux­quelles j’ai été invité et aux­quelles j’ai par­ticipé. Rien de plus.

Oublions l’inanité même de l’allégation : porter une telle accu­sa­tion con­tre moi, c’est me faire endoss­er un cos­tume qui n’est pas à mes mesures.

Les juges qui ont ordon­né l’enquête Selam-Tevhid et qui ont été ensuite incar­cérés pour avoir libéré des sus­pects dans une autre affaire et accusés d’appartenance au FETÖ, sont les mêmes juges qui avaient autorisés les écoutes illé­gales de mon télé­phone, sous un faux nom.

Com­ment pour­rait-il y avoir un lien entre eux et moi ?

Page 21, le dossier établit d’ailleurs le fait que les juges Mustafa Başer et Metin Özçe­lik, qui ont ordon­né la mise sur écoute illé­gale de mon télé­phone, sont directe­ment en lien avec des mem­bres du FETÖ/PDY.

Il est de notoriété publique que ces juges sont actuelle­ment en prison.

Ain­si, des juges ordon­nent la mise sur écoute de mon télé­phone, sous un faux nom, en vio­la­tion des lois et procé­dures en vigueur ; j’intente un recours à leur encon­tre auprès du HSYK lorsque l’affaire éclate – et en dépit des pro­tec­tions dont jouis­sent ces juges, je n’abandonne pas le com­bat légal et je per­siste à dépos­er plainte à leur encon­tre — ; et au bout du compte je fini­rais du même bord que ces sus­pects du FETÖ.

Pourquoi ? Pour quoi faire, et dans quel but ?

Il n’y a pas d’explication. Et com­ment pour­rait-il y en avoir une ?

Comme pour tout le reste de la sec­tion du dossier qui me con­cerne, il n’y a pas infrac­tion mais il y a inculpation.

Il n’y a aucun élé­ment de preuve sinon les opin­ions bien con­nues du Parquet.

V– Sur un autre mythe

Mon édi­to­r­i­al inti­t­ulé « Ce que sig­ni­fie l’opération Sledge­ham­mer », qui a été pub­lié dans le quo­ti­di­en pro-gou­verne­men­tal Star le 17 décem­bre 2010, à l’époque où j’en étais édi­to­ri­al­iste en chef.

Je n’ai jamais fait l’objet d’une enquête crim­inelle pour mes édi­to­ri­aux ; pas plus pour celui-ci que pour les autres.

Revenir six ans en arrière et s’efforcer d’inventer une infrac­tion rétroac­tive­ment, au mépris de toutes les règles de droit, y com­pris la Loi sur la Presse qui établit que toute pour­suite rel­a­tive à un délit de presse doit être engagée dans les qua­tre mois de la pub­li­ca­tion, voilà qui con­stitue un scan­dale juridique.

Je suis jour­nal­iste, et cet arti­cle est une con­fir­ma­tion sup­plé­men­taire de mon engage­ment con­stant en faveur de la démoc­ra­tie, du droit et des droits de l’Homme con­tre les dic­tatures mil­i­taires ou civiles ; il est une preuve sup­plé­men­taire de mes posi­tions de principe inébranlables.

En 2010, l’opération Sledge­ham­mer [ten­ta­tive de coup d’Etat mil­i­taire, NdT] a été le sujet le plus débat­tu, le plus suivi dans notre pays.

Aurais-je dû, moi l’éditorialiste en chef d’un jour­nal nation­al, m’abstenir de com­menter cette affaire alors que l’ensemble des médias la suiv­aient et que le pre­mier min­istre de l’époque [Recep Tayyip Erdoğan, NdT] s’était érigé en pro­cureur, tan­dis que le chef de l’opposition s’était présen­té comme l’avocat des accusés ?

Je vais vous mon­tr­er quelques-unes des manchettes des jour­naux le jour où j’ai écrit cet arti­cle. Regardez :

17 décem­bre 2010, Yeni Şafak: “L’Assemblée Sledgehammer ”
17 décem­bre 2010, Sabah: “30 généraux au procès Sledge­ham­mer. Prière de m’excuser, je suis à (la prison de) Silivri”
17 décem­bre 2010, Hür­riyet: “Sledge­ham­mer, la file d’attente”
17 décem­bre 2010, Star: “L’Assemblée Sledgehammer”
17 décem­bre 2010, Güneş: “Je me serais tiré une balle dans la tête”
L’affaire a con­tin­ué de faire la une des jour­naux pen­dant les années suivantes :
22 sep­tem­bre 2012, Sabah: “Pour la pre­mière fois en Turquie, des con­spir­a­teurs devant les tri­bunaux civils. Vive la démocratie ”
23 sep­tem­bre 2012, Sabah: “Je ne peux pas dire que le procès Sledge­ham­mer est inique” [Hil­mi Özkök, ancien chef d’Etat-Major]
22 sep­tem­bre 2012, Star: “Pour la pre­mière fois la Turquie juge les auteurs d’un putsch en un procès civ­il. Le coup d’Etat est condamné ”
22 sep­tem­bre 2010, Yeni Akit: “Ils ont pris un coup de Sledgehammer”
23 sep­tem­bre 2012, Yeni Şafak: “La démoc­ra­tie a vaincu”

Mon édi­to­r­i­al du 17 décem­bre 2010 com­mence par la phrase “pour la pre­mière fois en Turquie, les auteurs d’une ten­ta­tive de putsch seront traduits en justice.”

J’insistais sur ce que sig­nifi­ait un tel événe­ment en ter­mes de « respect du droit » pour un pays où [les inter­ven­tions mil­i­taires de] 1960, 1971, 1980, du 28 févri­er [1997] et du 27 avril [2007] n’ont pu faire l’objet d’une procé­dure pénale et où l’Etat de droit est bafoué.”

L’accusation, de son côté, cherche à présen­ter cela comme une « man­i­fes­ta­tion de l’idéologie secrète et de la stratégie de l’organisation terroriste ».

Nous voici con­fron­tés une fois de plus à l’opinion notoire­ment con­nue du Parquet.

Mais ce que dit cet arti­cle, c’est que « tout se passe comme si nous appre­nions pour la pre­mière fois qu’un coup d’Etat est un crime et que les officiers de l’Armée peu­vent être traduits en jus­tice s’ils s’engagent dans des affaires crim­inelles », et j’y exprime le regret que « en trente ans nous ne soyons pas par­venus à nous défaire du régime du [coup d’Etat du] 12 sep­tem­bre 1980 ».

Je me répète : je suis jour­nal­iste et écrivain.

Comme l’indique la jurispru­dence de la Cour Con­sti­tu­tion­nelle, « deman­der aux jour­nal­istes de se com­porter en pro­cureurs, et d’apporter la preuve de la valid­ité de leurs affir­ma­tions, leur imposerait de manière exces­sive la charge de la preuve ».

Aujourd’hui, on nous dit que l’affaire est une « conspiration ».

Si con­spir­a­tion il y a, ceux qui doivent en être tenus respon­s­ables sont le Pre­mier Min­istre, le Min­istre de la Jus­tice et le Min­istre de la Défense de l’époque. Pas Mehmet Altan, qui toute sa vie a œuvré pour pro­mou­voir une démoc­ra­tie authen­tique et qui se voit aujourd’hui soumis à ce procès inique et privé de sa lib­erté et de ses droits con­sti­tu­tion­nels pour cette raison.

De plus, l’affaire Sledge­ham­mer n’est pas close.

Le dossier indique, en page 51, qu’un appel est en cours. Quel est donc le prob­lème ?
Le Pre­mier Min­istre Binali Yıldırım, dans une déc­la­ra­tion datée du 9 octo­bre 2016, affir­mait que « les affaires Ergenekon et Sledge­ham­mer sont vraies de A à Z. »
 Une procé­dure judi­ci­aire tou­jours ouverte et un arti­cle écrit il y a plusieurs années.

Une activ­ité journalistique.

Aucun élé­ment d’infraction pénale.

Que reste-t-il alors ?

Tou­jours cette même, fameuse opin­ion sub­jec­tive dépourvue de toute base légale.

La volon­té de m’associer au coup d’Etat du 15 juil­let à tra­vers cet empresse­ment, cette ardeur à inven­ter un crime.

Tout se passe comme si la loi requérait la présence d’un « lien infrac­tion / opin­ion du pro­cureur » au lieu d’un « lien infrac­tion / preuve ».

VI– Sur mon article “Turbulence” publié sur mon site internet personnel le 20 juillet

Selon l’acte d’accusation, j’ai écrit cet arti­cle pour me dédouan­er après l’échec de la ten­ta­tive de putsch.

Messieurs les Juges, je suis le fils de Çetin Altan.

Mon père nous a fait mémoris­er cet adage : « Ce que vous dites tout bas doit pou­voir être dit sur la place Tak­sim ».

Je suis dans mon bon droit ; je n’ai com­mis aucun crime.

Je n’ai rien à cacher, rien à craindre.

Je n’ai jamais écrit que ce que je voulais écrire.

Quand les gens lisaient mes arti­cles, ils com­pre­naient pré­cisé­ment ce que je voulais dire.

La seule excep­tion à ce jour est celle du Min­istère Pub­lic qui a lu les deux arti­cles cités dans l’acte d’accusation.
Le Min­istère Pub­lic, sur la base d’impressions sub­jec­tives, a délibéré­ment choisi de tir­er de ces textes des sig­ni­fi­ca­tions qui n’existent pas, au lieu de com­pren­dre ce que don­nent à com­pren­dre mes écrits et mes com­men­taires verbaux.

Ce n’est pas pour rien…
Si je suis jugé ici aujourd’hui, et men­acé de trois peines de per­pé­tu­ité aggravées, c’est parce que je n’ai pas peur ; parce que je ne me laisse pas intimider, parce que je com­bats les idées toutes faites, parce que je ne suis pas une plume à ven­dre, parce que je n’ai jamais faib­li dans mon com­bat pour la lib­erté, la démoc­ra­tie et le droit ; parce qu’enfin je me suis tou­jours dressé con­tre toutes sortes d’autoritarisme et de dictature.

Ce dont je par­lais dans mon arti­cle “Tur­bu­lence” est encore la réal­ité de la Turquie ; il con­tient des points de vue en par­fait accord avec ceux que j’ai tou­jours exprimés.

Voici ce que j’écrivais :
 “Naturelle­ment, le sujet qui déchaîne le plus de curiosité et de com­men­taires est ce qui se passe à l’intérieur des Forces Armées Turques. Les gens essaient de com­pren­dre ce qui se passe. 
Le gou­verne­ment a immé­di­ate­ment imputé aux putschistes « FETÖistes » la respon­s­abil­ité des vio­lences de ven­dre­di dernier, mais le panora­ma qui s’est révélé depuis lors était si large, si vaste et pos­sé­dait des con­nex­ions si haut placées que tout le monde en est resté abasourdi. »

Date de l’article : 20 juil­let 2016.

Le 7 mars 2017, un édi­to­ri­al­iste écrit ceci : “Mal­heureuse­ment, une large frange de hauts respon­s­ables a par­ticipé au 15 juil­let. Ces putschistes non-FETÖistes ont rejoint le coup d’Etat mil­i­taire par ani­mosité à l’égard de Recep Tayyip Erdoğan, et aus­si en par­tie à cause de la désas­treuse men­tal­ité putschiste qui per­siste depuis le 27 May [1960] et jusqu’à nos jours. Bien sûr ce sont aus­si des traîtres, comme tous les putschistes. ”

Vous le voyez : le con­tenu est le même, mais je suis en prison, accusé du même crime que les putschistes qui ont bom­bardé le Parlement…

Revenons au jour présent : nous décou­vrons main­tenant des infor­ma­tions dans les média sur un Com­man­dant iden­ti­fié sous les ini­tiales O.K. qui s’est présen­té au quarti­er général du MİT le 15 juil­let pour prévenir du coup d’Etat en pré­pa­ra­tion ; sa dépo­si­tion au Pro­cureur, et les films des caméras de télé­sur­veil­lance, qui ont fait sur­face tout récemment.

Des arti­cles et des infor­ma­tions sur ce sujet sor­tent de façon qua­si quotidienne.

Les gens par­lent, écrivent pen­dant des jours sur ces événe­ments, n’est-ce pas ?

Ne cher­chons-nous pas tous à com­pren­dre ce qui s’est passé ?

C’est exacte­ment ce que j’écrivais : les développe­ments au sein des Forces Armées Turques que nous ne com­prenons pas ; le panora­ma si large, si vaste et les con­nex­ions si haut placées…

Et voici quelle était la con­clu­sion de mon article :

Chaque pas qui nous éloigne de la démoc­ra­tie et de l’Etat de droit ne fera qu’aggraver l’agitation et les dan­gers qui men­a­cent la Turquie. 

La seule solu­tion pour apporter à la Turquie paix et sécu­rité est de met­tre en œuvre la démoc­ra­tie et l’Etat de droit. J’espère que les décideurs poli­tiques finiront par s’en ren­dre compte.

C’est le seul fait qui vaille, la seule vérité.

Je n’ai jamais faib­li dans mon com­bat pour la démoc­ra­tie et l’Etat de droit ; je ne faib­lis pas et ne le ferai jamais.

Qu’il soit mil­i­taire ou civ­il, je me suis tou­jours dressé con­tre toute sorte de coup d’Etat ou de pou­voir autoritaire.

Ce com­bat est toute ma vie.

Je n’ai aucune inten­tion de capit­uler et d’abandonner ma vie et mon com­bat face à l’oppression, à l’illégalité et à l’intimidation.

Votre Hon­neur, messieurs les Magistrats, 

Je suis jugé et j’ai été main­tenu en déten­tion pen­dant plus de neuf mois pour mes opin­ions dans mon pro­pre pays, où la lib­erté de pen­sée et d’expression est cen­sée être garantie.

L’acte d’accusation présente « l’intime con­vic­tion » du Par­quet que je suis un putschiste, mais non les élé­ments de preuve, qui sont req­uis mais qu’apparemment il n’a pas été pos­si­ble de trouver.

Je déclare : « Non. Je ne suis pas un putschiste et ne pour­rai l’être en aucune circonstance ».

J’entends que cesse cette hon­teuse accu­sa­tion, cette scan­daleuse cru­auté qui con­siste à m’accuser d’être un putschiste lié à une « organ­i­sa­tion ter­ror­iste islamiste » en se bas­ant sur « l’opinion du Min­istère pub­lic et la fab­ri­ca­tion de l’opinion » plutôt que sur le droit, et j’entends que me soient ren­dus mes droits con­sti­tu­tion­nels d’individu.

Votre Hon­neur, Messieurs les Magistrats, 

Ce pays a une longue his­toire de per­sé­cu­tion à l’endroit des écrivains, des intel­lectuels, des poètes, des artistes, des peintres.

A Silivri, je suis tombé sur le livre de Necip Fazıl [poète et dra­maturge turc, NdT], “Müdafaalarım” [Mes plaidoiries], pub­lié aux édi­tions Büyük Doğu en 1969.

Voici ce qu’il dit des accu­sa­tions portées con­tre lui :


“Le men­songe allié à l’absurdité, la ran­cune et le préjugé alliés à l’ineptie, la dis­tor­sion alliée au délire ; quel pro­cureur au monde a reçu tous ces dons à la fois ? (Page 180) 

Et voici ce qu’il dit de son acte d’accusation:

Ils ne savent pas que les plus extra­or­di­naires d’entre les pro­cureurs les plus extra­or­di­naires des cours extra­or­di­naires des épo­ques les plus oppres­sives de l’Histoire poussent le déshon­neur jusqu’à fab­ri­quer des doc­u­ments si néces­saire, et la pusil­la­nim­ité jusqu’à fab­ri­quer leurs lois et leur logique.” (Page 191)

Necip Fazıl écrivait cela au sujet de l’affaire de Malatya en 1953, l’année de ma naissance.

64 années ont passé.

Main­tenant, ceux qui s’honorent d’être ses élèves sont au pouvoir.

Et l’oppression est tou­jours là.

Il sem­ble que cette oppres­sion soit la seule don­née qui soit restée inchangée après toutes ces années…

Je vous remer­cie de votre patience.


Mehmet Hasan ALTAN

Texte pub­lié en anglais sur le site de P24 et traduit de l’anglais par Diane Gastel­lu pour Kedistan


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